Production de subjectivité

Impureté de la politique

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Entretien avec Bernard Aspe et Muriel CombesALICE – Comment pourrait-on définir Act Up : comme une organisation, un mouvement, ou autre chose ?

PHILIPPE MANGEOT – Ça dépend de ce que tu entends par mouvement ; un mouvement, ça suppose forcément quelque chose d’un peu massif, non ? Quelque chose qui engage beaucoup plus de monde qu’il n’y a de gens effectivement à Act Up. Act Up, à son apogée – en termes de recrutement et non en termes d’efficacité –, c’était 250 personnes en réunion chaque semaine, ce qui supposait environ 350 membres. Aujourd’hui, il y a 100 personnes en réunion chaque semaine, parce qu’il y a une crise de recrutement dans toutes les associations de lutte contre le sida et a fortiori dans Act Up, pour des raisons dont on pourra parler un peu plus tard. Statutairement, Act Up est une association… Le mouvement, c’est toujours séduisant pour ce que ça raconte, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse se définir comme un mouvement.

ALICE – Quand on dit mouvement, c’est au sens de lutte, si tu préfères…

P.M. – Dans ces conditions, oui, effectivement, on est un mouvement. Mais par mouvement, j’entends quand même plutôt une lutte ponctuelle et plus massive. Par mouvement, je peux entendre le mouvement des sans-papiers ; là, il y a quelque chose qui est de l’ordre du mouvement. Mais s’il est vrai qu’Act Up croise le mouvement des sans-papiers, le rencontre, l’accompagne, s’y retrouve, en est, Act Up n’est pas un mouvement au sens où il y a un mouvement des sans-papiers ou au sens où il y a un mouvement des chômeurs.

ALICE – Un des points que nous voulions aborder concerne justement cette manière qu’a Act Up de partir d’une problématique qui est localisée et d’essayer toujours de s’ouvrir à des mouvements qui naissent, non pas par le biais de la solidarité, mais de l’intérieur.

P.M. – Je suis entièrement d’accord, et en même temps je récuse les termes « partir » et « s’ouvrir ». Pour comprendre cela, il faut donner un peu le cadre du travail qu’on fait à Act Up. On part effectivement du sida. On part du sida et on y est en plein. En 1989, un certain nombre de données s’installent qui permettent de comprendre où on est dans le champ politique aujourd’hui. La première, c’est qu’on fait de la politique à la première personne : on ne fait pas de la politique pour les malades du sida, on fait de la politique comme malade du sida, en tant que malade du sida. Nous sommes des malades du sida et même ceux d’entre nous qui ne sont pas séropositifs, qui ne sont pas malades du sida, auront sur le sida un point de vue de séropositif ou un point de vue de malade du sida. Il s’agit d’élaborer un discours de malade sur la politique en oeuvre dans le cadre de la lutte contre le sida. Ça, c’est vraiment quelque chose de fondateur. Il s’agit d’abord de se montrer. Ça paraît aller de soi aujourd’hui, mais en 1989, les seuls malades qui se montrent, par exemple à la télévision, apparaissent masqués, la voix maquillée, parce que le sida, pour des raisons qui sont liées aux modes de contamination, aux populations les plus touchées, etc., est considéré comme une maladie honteuse. En ce sens, d’ailleurs, il y a une sorte de parenté réelle avec un mouvement comme celui des sans-papiers par exemple, où brusquement des gens qui sont censés se cacher se montrent, ou bien un mouvement comme celui des chômeurs, car même si pour eux il ne s’agit pas de clandestinité, chômeur ça n’est pas un statut revendicable. Brusquement, ils se montrent et ils disent : nous avons un discours à tenir sur quelque chose qui nous concerne au premier chef. Il y a donc là une parenté liée à une certaine façon de faire de la politique : faire de la politique à la première personne. Ce point de vue de malade du sida, c’est exactement en même temps un point de vue d’homosexuel, un point de vue de pédé. D’abord parce qu’Act Up naît fabriqué par des pédés : l’acte fondateur d’Act Up, c’est le moment où, à la Gay Pride, en 1989, une vingtaine de personnes décident à l’intérieur de la manif de l’arrêter et de faire ce qu’on appelle un die-in, c’est-à-dire quelque chose d’aussi efficace que le sit-in en termes de blocage, d’occupation d’un lieu, mais qui est un geste symbolique qui consiste à s’allonger par terre et à faire le mort. Si c’est des pédés qui le font, c’est lié d’abord à une parenté américaine (puisque Act Up est né dans la population homosexuelle aux États-Unis), mais c’est lié aussi au fait que dès lors qu’on a un point de vue sur le sida à la première personne, en tant que malade du sida, on a aussi un point de vue un peu plus large que celui du sida qui est que si cette épidémie avait immédiatement touché tout le monde, les politiques mises en oeuvre pour l’empêcher auraient été différentes ou plus rapides. S’il a fallu attendre sept ans entre l’apparition du premier cas de sida en France et l’autorisation de la publicité pour le préservatif, c’est parce que quand un pédé meurt, quand un toxico meurt, ça ne fait pas de vagues. De fait, le moment où les pouvoirs publics commencent à s’intéresser au sida, c’est le moment où il devient obligatoire d’admettre que le sida concerne beaucoup plus de monde qu’il n’en a concerné auparavant. Bref, avoir un point de vue à la première personne sur le sida, c’est aussi avoir un point de vue homosexuel, toxicomane, prostitué sur le sida. Alors, même si la population de départ est une population très homosexuelle (ce qui est beaucoup moins le cas aujourd’hui), puisqu’on est tous des malades du sida à Act Up même si on ne l’est pas, on est tous dans un devenir-pédé à Act Up même si on ne l’est pas. Ce n’est pas uniquement symbolique, c’est aussi une question de devenir. Mais dès lors qu’on a posé comme principe que lutter contre le sida c’est lutter du point de vue des populations les plus touchées, il est évident qu’on va s’intéresser à ce qui se passe par exemple chez les toxicos, alors qu’il n’y a pas beaucoup de toxicos à Act Up au départ. Mais s’intéresser à ce qui se passe chez les toxicos, c’est voir aussi quelle est la vie d’un toxico, qu’est-ce que ça veut dire que de prendre soin de soi et de se protéger, quand on est poursuivi par les flics parce que l’usage des drogues est considéré comme condamnable ; même, parce qu’on a des souvenirs de ça, qu’est-.ce que ça veut dire d’aller chercher ses seringues dans un bus de distribution de seringues au moment où c’est enfin autorisé, quand il y a les flics à la sortie du bus qui font des contrôles d’identité et qui vérifient qu’on n’a pas de dope sur soi. Bref : dans quelle mesure la prévention, l’accès aux soins, l’accès aux traitements depuis qu’il y en a, est possible pour une population clandestinisée et réprimée… Ce qui nous invite, dans notre logique, à commencer à réfléchir sur les politiques en oeuvre sur la question de la toxicomanie. Mais dès lors qu’on s’intéresse à ça, et dès lors qu’on sait qu’il y a beaucoup de malades du sida dans la population toxicomane puisqu’on estime – les chiffres ne sont jamais exacts – qu’il y a entre un tiers et 45 % des toxicomanes par voie intraveineuse qui sont contaminés par le VIH et un peu plus qui sont contaminés par le VHC (virus de l’hépatite C), on est invités à aller voir ce qui se passe dans les prisons, tout simplement parce que dans les prisons il y a plein de petits dealers, de gros dealers aussi, et parmi eux beaucoup de gens qui sont contaminés effectivement. Dès lors qu’on se pose cette question, on est invités à voir comment sont dispensés les soins dans les prisons. C’est là un exemple type du fait que depuis la lutte contre le sida, qui est notre définition, on va être amenés à formuler des politiques alternatives sur la toxicomanie et des politiques alternatives sur le système des prisons, le système des soins, sur l’incarcération, etc. C’est par là qu’on arrive à la question des étrangers, avec la fameuse question de la double peine. C’est par l’alliance avec le Comité national de lutte contre la double peine, le CNDP, qu’on a commencé à travailler sur le fait qu’un certain nombre de malades du sida étaient expulsés dans des pays où on ne pouvait pas les soigner, où ils ne pouvaient pas avoir accès à des soins non disponibles dans ces pays. Il y a donc un élargissement, mais cet élargissement est toujours parfaitement lié à la question qui est la nôtre. Effectivement, il ne s’agit jamais d’être solidaires d’un mouvement, quand bien même on a des sympathies réelles avec ce mouvement; il s’agit d’essayer de voir comment nous nous inscrivons dans ce mouvement en tant que malades du sida. Et c’est exactement ce qui s’est passé, par exemple, avec le mouvement des chômeurs. Quand on dit « Évidemment nous en sommes », ce n’est pas seulement par sympathie ou par solidarité, c’est parce que nous savons que la précarité est un facteur de risque dans la contamination, dans l’accès aux soins et dans l’accès aux traitements. Quand on sait ce que sont, aujourd’hui, les traitements que l’on se bat pour obtenir, où il s’agit de prendre entre 25 et 45 pilules par jour à des heures extrêmement régulières parce que dès lors qu’on ne les prend pas à des heures régulières on crée des résistances, on imagine mal qu’on puisse correctement se soigner quand on a peu de blé, pas de lieu où se loger, etc. Donc, ce n’est pas à partir du sida, c’est dans le sida qu’on est d’autres mouvements que ce qui nous occupe a priori. D’où que notre travail, c’est aussi de faire en sorte d’amener la question de la santé, la question des politiques de santé dans ces mouvements-là.

ALICE – Foucault disait qu’à partir du moment où le pouvoir investit la vie même à travers la gestion des populations, la gestion de l’hygiène, etc., les mouvements qui vont se construire pour résister à ce pouvoir vont justement devoir partir de la vie même. Cela semble être quelque chose de très présent dans Act Up. Vous partez en partie de Foucault, de son travail théorique, mais aussi de son travail de militant, et on pourrait voir dans le travail d’Act Up une proposition active pour articuler ce que Foucault travaillait d’abord concernant le rapport savoir/pouvoir (un de vos mots d’ordre c’est savoir = pouvoir), et ce qu’il a travaillé ensuite lorsqu’il a fait émerger la notion de biopouvoir, ou de biopolitique, qui indique notamment que désormais, ce qui est exposé au pouvoir, c’est la vie même des populations, les hommes dans leur vie biologique. Et là, ce qu’Act Up propose, ça semble être aussi une réappropriation de la vie qui, au moment même où elle est exposée comme vie biologique se manifeste comme vie informée, comme vie d’emblée politique.

P.M. – C’est drôle que ça soit votre deuxième question, parce que tout le travail d’Act Up s’est inscrit entre cette ouverture, ce travail dans une politique générale et l’obsession de la transmission d’un savoir médical extraordinairement technique. À Act Up, ce à quoi on a travaillé dès le début, et ce à quoi on continue de travailler – et maintenant on est arrivé à un seuil qui nous pose des problèmes et sur lequel il faudra revenir –, c’est : comment faire en sorte que dans toutes les discussions, que ce soit celles, individuelles, de chaque malade avec son médecin, ou celles, institutionnelles, des associations de malades avec les laboratoires pharmaceutiques, les institutions de recherche, la direction générale de la santé, l’agence des médicaments, etc., nous puissions avoir un savoir techniquement équivalent à celui du médecin et existentiellement différent de celui du médecin. C’est-à-dire formuler des exigences de malade sur son propre corps, sur sa propre vie, mais pouvoir contester aussi la façon dont certains essais thérapeutiques sont formulés, pouvoir les contester statistiquement, les contester en termes de temps, de contester par exemple la légitimité de certains « bras placebo ». Les « bras placebo », c’est quand on fait des essais sur un médicament ; on fait ce qu’on appelle des essais « en double aveugle » c’est-à-dire qu’on donne de vrais médicaments à 50 % de la population et on donne du placebo à 50 %, on mélange le tout et puis on voit… Ce qui pose des problèmes éthiques évidents. Il s’agit pour nous de participer à une réflexion sur des alternatives à ce type d’essais, par exemple. Enfin ça, c’était tout au début, parce qu’on a réussi à imposer le fait qu’il n’y ait plus de « bras placebo » en France. Mais il a fallu que les malades soient là pour l’imposer et pour imposer leurs exigences. Donc, il y a tout un travail de formation médicale extrêmement important à Act Up ; et dans les réunions d’Act Up, il y a quelque chose de très bizarre, à savoir que d’un côté, on se demande comment on va investir des lieux comme le ministère de l’Éducation nationale, de l’autre on parle d’aller se marier, enfin de faire en sorte que deux pédés publient leurs bans et voient ce qu’il se passe, et du troisième, il y a une information sur la façon dont le 3TC agit sur les cellules infectées et à quel moment elles réagissent, etc. Drôle de mélange… Il y a vraiment cette idée qu’effectivement, l’information est un pouvoir à tous les niveaux de la négociation et que nous avons une responsabilité qui est de transmettre cette information autant que possible à tous les séropositifs et à tous les malades afin, par exemple, qu’ils décident d’eux-mêmes des stratégies thérapeutiques qui vont s’appliquer à eux.

ALICE – On pourrait revenir sur cette opposition que tu fais entre technique et existentiel, sur cette idée d’un savoir techniquement équivalent et existentiellement différent de celui des médecins ; ça veut dire qu’il s’agit de contester certaines formes de l’autorité scientifique qui, au nom de ce qu’elle est en tant que science va dire : « voilà comment il faut agir », et va produire des normes…

P.M. – Mais nous aussi on est des producteurs de normes. Il ne faut pas se leurrer : on est dans un système de négociation et il est évident qu’à un moment – c’est quelque chose qui a travaillé Act Up ces derniers mois –, on est amenés à se demander si on doit participer à des institutions qui font des recommandations thérapeutiques. Il y a la tentation de dire : faisons des recommandations thérapeutiques. Et on est invités à y participer ; il y a un intérêt très particulier à y participer, parce que notre exigence est toujours que les malades soient représentés à tous les niveaux de la décision. Mais il y a aussi une inquiétude, surtout dans un contexte aussi complexe, parce que depuis l’arrivée des trithérapies il y a à peu près un an et demi, on est rentrés dans un contexte thérapeutique plus complexe qu’il ne l’a jamais été : deux, trois médicaments, ça allait ; mais quand il y en a vingt et qu’il faut les combiner, c’est beaucoup plus compliqué. Quand on sait par ailleurs qu’un peu moins d’un tiers des personnes traitées sous trithérapie arrivent dans une impasse thérapeutique (c’est-à-dire qu’elles arrivent à un moment où les traitements ne sont plus efficaces) ; quand on ignore totalement la façon dont ces chiffres vont évoluer dans le temps (l’administration de multithérapies est malgré tout très récente), on peut se demander si on doit participer à ces recommandations au même titre que les médecins. Or on y est invités, même si ça tire un peu. Doit-on être producteur de normes ? Je pense parfois qu’on peut prendre ce risque. Et je pense que c’est la vocation d’une association, à un moment ou à un autre, de s’institutionnaliser pour être remplacée par d’autres. Tout ce que j’espère, c’est que ça va créer un vide et que d’autres groupes vont venir contester même notre légitimité à produire de la norme. Mais la grande inquiétude, aujourd’hui, elle est là. Elle est : qu’est-ce qu’on fait du savoir qu’on a accumulé et de l’expertise, de cette expertise très étrange parce qu’elle n’existait pas auparavant. C’est-à-dire qu’on a créé une forme d’expertise, techniquement équivalente à celle du médecin, à celle du statisticien, etc., qui n’est pas la même néanmoins, mais qui au moment où elle est reconnue rentre forcément dans le jeu institutionnel de l’expertise. Tant qu’on n’était pas dans la machine institutionnelle, on avait un pouvoir de contestation de l’extérieur. On réclamait de l’information, on exigeait des choses, mais de l’extérieur. Aujourd’hui, on en est à un point où on a des informations beaucoup plus vite que tout le monde, et en particulier beaucoup plus vite que beaucoup de médecins, parce que l’information circule mal et que beaucoup de médecins généralistes qui ont des malades du sida à traiter sont en quête de recommandations qui viennent d’en haut, mais ne vont pas participer à toutes les conférences. Nous, on va à toutes les conférences. C’est comme ça que l’on a appris, dans des conférences, qu’il y a deux séries de travaux qui examinent l’hypothèse selon laquelle l’AZT (le plus ancien médicament anti-rétroviral pour le sida) en première intention, c’est-à-dire lors d’un premier traitement, en monothérapie (distribué seul) ou en bithérapie (distribué à deux) induirait des résistances pour les traitements à venir. Or, il semblerait que l’AZT induise des résistances, que ce n’est pas une bonne stratégie thérapeutique que de donner de l’AZT en première intention et que l’intérêt serait sans doute de donner de l’AZT au dernier moment, quand il n’y a plus d’alternative thérapeutique. Ces études sont absolument partielles : locales, limitées en termes statistiques, pour une part très largement faites in vitro, pas vraiment in vivo, mais la question se pose. Et puis par ailleurs parce que d’autres études similaires n’ont pas été faites sur les autres anti-rétrovirus disponibles. Mais il y a un doute. Il y a un silence de mort qui se tient dans la communauté médicale sur cette question-là, parce que c’est grave, l’AZT étant encore le médicament le plus prescrit. La question, pour nous, c’est de savoir ce qu’on fait. Dans l’attente d’avoir plus d’informations, est-ce qu’on doit prendre position en informant les gens et en disant : étant donné qu’il y a un doute, un principe de précaution s’impose, dans la mesure où il y a une alternative, même si on ne sait pas si cette alternative est moins dangereuse, choisissez plutôt cette alternative… Quitte à provoquer une forme de panique parce qu’il y a énormément de gens qui sont traités sous AZT ou qui l’ont été en première intention : tous les malades du sida ont été traités à l’AZT en première intention, parce que c’était le seul truc disponible. Ou bien, est-ce qu’on fait ce que font tous les experts diplômés, c’est-à-dire se taire ? Le simple fait qu’on se soit posé cette question montre que désormais, on est passé du côté de l’expertise certifiée (pas diplômée, mais certifiée). Quand on est des experts, quand on a un savoir, on se pose systématiquement la question de savoir si cette information dont on dispose est une bombe ou non… et il arrive qu’on la cache dans un placard. On connaît mille histoires de gens qui étaient au courant et qui ont décidé, pour éviter des effets de panique, de ne pas alerter la population. Il se trouve qu’au bout d’une demi-heure de discussion angoissée (d’autant plus angoissée qu’elle touchait beaucoup d’entre nous) on décide d’acheter un encart dans Libération et de publier un article extrêmement précautionneux dans son texte (tant qu’il y a un doute, on s’abstient, en attendant des résultats plus détaillés) et on décide néanmoins, à la manière d’Act Up, de faire un titre en forme de bombe : « Séropos, refusez l’AZT en première intention ! ». Dans la petite communauté médicale et dans la communauté des malades, ça fait des remous. Il y a ceux des médecins qui disent : oui, Act Up a raison, il y a un doute, il y a ceux qui disent qu’Act Up délire complètement, etc. Même si la majorité des gens disent « Act Up délire », même si deux mois après, à la conférence de Chicago, il semblait qu’Act Up délirait un peu, même si quatre mois après, la première version d’un rapport avec des recommandations thérapeutiques qui est en train de se constituer reprend ce que nous disions nous-mêmes dans l’encart, bref : même si ça bouge beaucoup, nous avons gagné à partir du moment où il y a eu un débat. C’est-à-dire à partir du moment où chacun a été convoqué à prendre la parole. Peu importe qu’on ait eu raison ou tort. On avait une information, et on décide que cette information, même si elle est dangereuse, on la balance, on prend nos responsabilités, précisément parce que c’est une position de malaise pour nous d’être devenus des experts. C’est-à-dire qu’on a travaillé à le devenir et maintenant on est dans une sorte de malaise et il faut à chaque fois, au cas par cas, essayer de voir là où nous avons intérêt à être des experts et là où par ailleurs nous n’avons pas intérêt à reproduire les vieilles logiques de l’expertise qui sont des logiques de rétention de l’information. C’est quelque chose que les gens ont en général du mal à comprendre, cette espèce de pragmatisme permanent d’Act Up qui fait que la donne se redistribue systématiquement. On a eu un gros conflit avec les Communistes contre le sida, organisation qui a été créée par quelqu’un qui venait d’Act Up et qui est parti en claquant la porte parce qu’il nous trouvait extrêmement tolérants, et même compromis, avec les laboratoires pharmaceutiques. Il y a encore plein de gens qui nous disent : « vous faites le jeu des laboratoires ». Oui, on fait tellement le jeu des laboratoires que chaque fois qu’on va occuper leurs usines pour rendre disponibles des médicaments et les mettre sur le marché (ce qu’on a fait : bloquer trois jours une usine, ce qui coûte assez cher au laboratoire lui-même) on fait de la publicité pour le médicament, on lui accorde une importance énorme, on favorise sa mise sur le marché, bref on favorise la logique même du laboratoire. Je me fous pas mal que les laboratoires fassent du blé, mais il y a un moment où la première chose qui compte pour moi, c’est qu’on ait les médicaments. Ce qui fait que le combat d’Act Up est forcément un combat impur, où il arrive que, s’affrontant aux laboratoires, il arrive que l’on fasse le jeu des laboratoires, mais on le sait, parce qu’on fait notre jeu aussi. C’est un combat bizarre où sur un point précis on peut s’affronter à tel médecin – Rosenbaum par exemple – et en même temps, sur un autre dossier, on travaillera avec ce même médecin qui signera avec nous un truc. À chaque fois les fronts, sur chaque dossier, sur chaque terrain, se redistribuent. C’est aussi ça qui me passionne d’ailleurs à Act Up : on est vraiment dans une sorte de systématisation de l’impureté politique.

ALICE – C’est aussi pour cela que tu disais qu’il était dans la logique d’une organisation de s’institutionnaliser à un moment, pour préserver des acquis immédiats, concrets, qui vont avoir des effets…

P.M. – C’est la logique de s’institutionnaliser, et puis aussi pour faire en sorte que d’autres naissent ailleurs. Moi je ne rêve que d’une chose, c’est d’être « débordé » sur ma gauche. Qu’ils viennent maintenant, je les rejoindrai peut-être. Il y a un autre truc, c’est une vieille obsession à moi mais à Act Up aussi – j’ai des idées fixes comme ça, et certains d’entre nous en ont – qui est : en même temps qu’on s’institutionnalise, nous devons par ailleurs radicaliser d’autres positions. Plus on s’institutionnalise dans le domaine médical, plus on doit avoir des exigences imprenables sur d’autres sujets. Par exemple notre position sur la drogue : en ce moment, on a un combat local sur le L 630, qui est l’article de la loi sur la toxicomanie, la loi de 1970, qui interdit de présenter la drogue sous un jour favorable. C’est une loi totalement autobloquante, puisqu’elle contient dans son intitulé l’interdiction même de la contester. On peut dire « je suis un toxicomane » si on assortit cette déclaration du repentir et de la contrition d’usage. On ne peut pas dire « je suis un toxicomane parce que c’est un plaisir ». On lutte contre ça, d’abord parce que j’ai un procès au cul, et qu’il n’y aura un véritable débat sur la drogue que lorsque le L 630 aura sauté. Et par ailleurs on a une position extrêmement forte sur la légalisation, non pas médicalement contrôlée, mais réglementée. Il y a là un combat auquel ne souscrivent pas un certain nombre de nos interlocuteurs institutionnels. Tout le travail, c’est d’être à la fois des gens incontournables et infréquentables. Je voudrais que l’on soit toujours obligé de me serrer la main, et qu’on n’en ait pas très envie. C’est une position instable qui est intéressante, être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, à la fois dans l’institution et dans la contestation de ce que l’institution produit. J’espère que vous ne verrez pas de cynisme dans ce que je dis là. Sur la question des drogues, c’est intéressant: le débat prend, ou plutôt il couve depuis un certain temps, mais il couve sur deux points: soit sur la question des drogues par voie intraveineuse, pour des raisons qui sont liées à la contamination du VHC et du VIH, soit sur la question des drogues dites « douces » comme le cannabis, qui est moins addictif que le tabac, l’alcool, etc. Sur ces débats, la légitimité d’Act Up vient d’abord de ce que nous ne faisons pas la distinction entre certaines drogues et d’autres drogues parce que chaque drogue demande des informations spécifiques, a des usages spécifiques et qu’il n’y a pas drogue « dure » d’un côté, drogue « douce » de l’autre. Par ailleurs, on oppose à une politique qui est globale sur les drogues un point de vue global qui est un point de vue de santé publique. Il faut voir à ce sujet l’extraordinaire légitimité que confère la maladie. Il n’y a pas de cynisme quand je dis ça ; mais il faut voir par exemple qu’on a obtenu – sur le plan légal du moins, et même si ça ne marche pas toujours dans les faits – que les étrangers atteints de maladie grave soient réputés inexpulsables. Le combat n’est pas gagné pour autant, car une fois qu’ils sont réputés inexpulsables, ils n’ont pas encore l’accès à la santé, aux soins, etc. Mais néanmoins on a obtenu ça. C’était un combat très facile à obtenir : un malade, c’est toujours aimé, et puis un malade, on ne peut pas lui taper dessus. Quand on se met à hurler devant des caméras parce que des flics se mettent à nous taper dessus : frapper un malade, ça évoque des souvenirs un peu sinistres. On a de ce fait toujours bénéficié d’une extraordinaire tolérance de la part de la police ; on peut aller beaucoup plus loin qu’un certain nombre de groupes en prenant moins de risques. Et d’autre part, ce que la maladie nous donne, c’est une légitimité de parole. Ce qui fait que le malade est intouchable, et légitime, d’emblée.

ALICE – En ce qui concerne la nécessaire impureté du combat politique, il me semble que ce que tu expliques au niveau des laboratoires, on le retrouve sur le versant médiatique, puisque effectivement Act Up se sert beaucoup des médias (encarts dans Libération, présence des caméras, mais aussi : site Internet). On a l’impression que là aussi vous êtes sur une ligne très étroite, et qu’il s’agit toujours de produire une contre-information, produire des modes de visibilité.

P.M. – C’est vrai. Au départ, même s’il y a toujours eu des gens à Act Up qui ont été réticents à l’égard des médias, on a choisi de faire leur jeu, pour trois raisons. Premièrement parce que les médias, ça protège : on fait des actions hors la loi en permanence, et devant les caméras, on est protégés. Deuxièmement, au début, il n’y avait pas d’images sur le sida, donc il fallait fournir des images de malades. Puisque la première stratégie était celle de la visibilité, la médiatisation était importante. Troisièmement, c’était une stratégie de la sursaturation : alors que le sida était traité exclusivement dans les rubriques médicales, on a voulu faire en sorte que le sida soit traité dans les rubriques « société », « politique », « culture », etc. Tous les champs possibles et imaginables. Si on fait la revue de presse de tout ce qu’il y a eu à Act Up, on a été dans toutes les rubriques possibles, et on a ainsi sorti le sida de son traitement médiatique classique. Néanmoins, faire venir les médias suppose une stratégie spectaculaire. Le problème d’une telle stratégie est que ce qui passe, c’est avant tout le spectaculaire et pas le discours. Il y a mille moments où on s’est fait piéger. Mais ce piège, on l’accepte, d’abord parce que ce n’est jamais très grave, ce n’est jamais plus grave que ça, on essaiera de rattraper les choses par ailleurs. Mais d’autre part parce qu’Act Up est un média à lui tout seul. Act Up produit de l’image, de l’information, Act Up produit du texte de façon hystérique: il suffit d’aller à une réunion pour voir qu’il y a cinquante pages produites, de façon provisoire, qui vont donner lieu à un livre, à des publications (deux publications par mois de quarante pages) ; et puis il y a effectivement le site sur Internet. Il fallait être nous-mêmes un média, une sorte d’agence de presse. Il n’y a jamais eu de parano vis-à-vis des médias, ou s’il y a une parano, elle est très détachée : oui, bien sûr, les médias nous instrumentalisent, et alors ? Nous aussi d’ailleurs. On n’a pas de rêve d’instrumentalisation des médias où nous-mêmes ne serions pas instrumentalisés.

ALICE – Ça suppose de rejeter le discours sur la « société du spectacle », et la question : comment fuir la « récupération ».

P.M. – C’est un discours non paranoïaque sur la société du spectacle, mais ce n’est pas un discours naïf. C’est une confiance sans naïveté. Alors évidemment ça coince tout le temps. Mais pour moi il y a des déséquilibres plus graves que celui-là. Je suis arrivé à Act Up un an après sa création, mais maintenant je suis un des « anciens » parce que les gens sont partis ou qu’ils sont morts. C’était très étrange au début : chaque semaine, il y avait deux, trois personnes dont la mort était annoncée, ce qui est inimaginable pour les gens qui n’ont pas vécu ça, parce que ça veut dire une association dont des membres meurent chaque semaine, alors que c’est une association qui se réunit au moins une fois par semaine. Dans l’histoire d’Act Up, il y a des moments dont je ne suis pas fier. Un des moments les plus douloureux pour moi, qui en dit long sur l’espèce d’impureté dont on parlait, c’est l’affaire du sang contaminé. Évidemment, ça a été très important pour la lutte contre le sida : c’est le moment où un sujet local devient un sujet national. Le sida apparaît comme sujet national à travers un scandale, qui par ailleurs n’est qu’un scandale parmi d’autres : je persiste à dire que l’interdiction de publicité du préservatif jusqu’en 1987 est un scandale très grave. De 1981 à 1987, il n’y avait pas d’information sur le sida parce qu’elle était interdite, alors qu’on a su dès 1982-1983 que la maladie était transmissible sexuellement. C’est un scandale du même ordre que celui du sang contaminé, même si on ne peut les rabattre l’un sur l’autre. Arrive l’affaire du sang contaminé ; elle éclate, on avait été de ceux qui avaient participé à son explosion. Il y avait en particulier une fille qui s’appelait Joëlle Bouchet et son fils, qui avait été contaminé parce qu’elle était hémophile, par transfusion. Elle était venue très tôt à Act Up et avait dit : voilà, il va y avoir un truc énorme. Le « truc » en question a explosé deux ans après, mais on était, avec d’autres groupes, de ceux qui avaient contribué à préparer le terrain. Et puis arrivent les procès Garetta et compagnie. Notre stratégie à ce moment-là, c’était d’expliquer que si ces procès s’arrêtaient là, alors Garetta aurait été purement et simplement un bouc émissaire, qu’au-delà de quelques médecins transfuseurs, la responsabilité de certains politiques était en jeu, etc. On ne niait pas la nécessité de mettre en avant une responsabilité individuelle, mais on invitait à penser le rapport entre responsabilité collective et responsabilité individuelle. C’est typiquement un discours qui n’est pas passé. Dans l’hystérie médiatique de l’époque, c’était impossible que ça passe. Bref, nous avons fourni des images de gens qui hurlaient contre Garetta, et c’était systématique, chaque fois qu’on disait: ce procès n’est pas fini, ce n’était pas ce qui était retenu. Là, on s’est vraiment fait piéger par les médias, mais on s’est fait piéger par nous-mêmes aussi. Pendant le procès, il y avait des gens qui tournaient devant le palais de justice, et un jour j’ai entendu des gens lancer un slogan qui disait en substance : « Garetta aux assises ! ». Et là on a été quelques-uns à faire de la réunion suivante une réunion de crise. Bien sûr, crier « Garetta aux assises ! », c’est reconnaître qu’il y a une forme d’empoisonnement, ce qui pose le problème de la qualification du crime (Garetta a été jugé pour « vente de produits frelatés », c’est-à-dire qu’il a été jugé comme un commerçant, et pas comme un criminel). Mais je refuse absolument – et je n’étais pas le seul, on était quand même une majorité – qu’Act Up hurle pour que quelqu’un soit jugé par un jury populaire dans un contexte hystérique. C’est un des moments où je me rends compte qu’Act Up, y compris dans sa rhétorique, est toujours très proche du poujadisme. Il y a toujours un risque d’arriver à dire « les petits contre les gros », d’arriver à la tentation du lynchage. Il y a toujours un risque qu’on y tombe, parce que, dans notre rhétorique, dans nos modes d’action, dans nos slogans, il peut arriver que ça dérape. On parlait d’impureté, c’est là, à mon avis, l’impureté la plus grave, la plus angoissante et ça demande une vigilance constante.

ALICE – Donc l’impureté la plus grande est liée à un risque interne à l’organisation…

P.M. – À l’organisation ou en tout cas à ce qu’elle produit comme discours. Il y a souvent des crises à Act Up, parce que c’est une organisation passionnelle, et c’est normal que ça avance par crises. Mais le plus souvent, les grandes crises à Act Up sont liées à des dérapages du discours. Alors il y a deux solutions : soit il y a des dérapages avant même qu’ils soient diffusés à l’extérieur, et c’est en général les crises internes les plus graves ; soit il y a des dérapages du discours, comme là, à la faveur d’un slogan. Oui, il y a un côté « c’est nous qu’on meurt » à Act Up, qui est particulièrement déplaisant.

ALICE – Et à la fois, tout le travail, au niveau du discours comme de l’image, a été de sortir de la position de victime…

P.M. – En sortir, oui, mais en être aussi. C’est-à-dire qu’être une victime nous donnait une sorte de légitimité; et on en sortait là où on disait : on chie sur la compassion, on sera pas des…

ALICE – …sacrifiés ?

P.M. – Oui, c’est ça, mais enfin, là c’est très individuel, parce qu’on n’était pas tous d’accord à Act Up. Je suis arrivé à Act Up en 1989, au moment où Guibert sort son premier livre sur le sida, qui s’appelait À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Je me souviens très bien d’un dossier, reproduit en partie dans le supplément de Libération « Les auteurs de nos 25 ans », où Guibert disait : finalement, heureusement que j’ai eu le sida, car ça a donné un sens à ma vie ; mon sida était préparé depuis longtemps ; tout ce que je travaillais jusqu’à présent a trouvé sa forme, son épiphanie, avec le sida. Tout ça avec force citations de Thomas Bernhard, du genre « l’hôpital est un district de la pensée ». Ce que je lisais là, c’était : le sida est le meilleur scénario possible pour l’homosexualité, et : un bon pédé est un pédé mort. Et d’ailleurs la grand messe autour de Guibert a confirmé toute cette inquiétude, on était dans une ambiance sacrificielle absolue. Et pour que le sacrifice soit complet, il faut que la victime soit consentante. Guibert était la victime consentante du sida. Il disait « tout ça était préparé depuis longtemps » ; mais par ailleurs, le sida est ce par quoi le sens advient et la réconciliation est possible. Si je vais à Act Up, c’est précisément parce que ce qui s’y produit est le contraire : merde à la compassion, merde au sacrifice, merde au sens, il n’y a pas de sens, au sida, au sacré, à la sacralisation, etc.

ALICE – C’est là aussi où, de manière interne à la subjectivation des gens dans Act Up, il y a un refus de la logique identitaire très clôturante à un moment.

P.M. – On est dans une logique identitaire tout en l’interdisant…

ALICE – C’est parler à la première personne mais en refusant la clôture qu’il y a en risque dans cette position…

P.M. – Oui, mais en même temps, c’est une clôture très largement fantasmée. Dès qu’on parle à la première personne, il devient possible de parler à la deuxième personne. On parlait de Foucault, mais c’est vrai que les devenirs-minoritaires chez Deleuze sont à mon avis à l’oeuvre dans Act Up en permanence. Il y a beaucoup de filles en ce moment à Act Up, plus que de garçons, mais traditionnellement, les filles qui ont des préférences sexuelles hétérosexuelles ont moins de problème avec la question de l’homosexualité que les garçons qui ont des préférences hétérosexuelles. Voir aujourd’hui que tous les garçons qui ont une préférence hétérosexuelle peuvent dire, y compris à l’intérieur d’Act Up, « nous », et que ce nous soit un nous pédé, est incroyable. Aujourd’hui, à un moment très difficile pour le mouvement des sans-papiers, pour des raisons qui tiennent à l’épuisement du mouvement, aux dissensions internes, etc., voir par exemple que Stany G., qui a des préférences hétérosexuelles, dit : la seule position à la première personne là-dessus, sachant qu’il n’y a pas d’étrangers en situation irrégulière à Act Up, c’est de se demander : qu’est-ce qui se passe pour les couples de pédés, dont un membre est étranger, qui ont tous vu leur demande de régularisation refusée ? Bref, notre position à la première personne, c’est : nous pédés, qu’est ce qui se passe avec nos amants ? C’est Stani qui formule ça. Voilà, ça n’a rien à voir avec sa sexualité, mais ça a à voir avec son devenir. Ce qui fait que la clôture identitaire n’est pas possible, puisque tout devient très poreux. Et c’est pas « nous sommes tous des juifs allemands », c’est autre chose, c’est un truc plus intime. Je ne suis pas Africain, par exemple ; il faut toujours trouver le lieu d’où je peux parler à la première personne et c’est de là que je peux m’engager dans un devenir-Africain. Mais ce n’est pas faire de moi « symboliquement » un Africain, parce que je ne le suis pas. Il y a une question à Act Up sans cesse ouverte, réouverte, déchirante, retravaillée, jamais refermée, jamais résolue et c’est peut-être sa vocation d’être toujours ouverte, qui est la question de la séropositivité symbolique. On est une association où le point de vue qui est développé est un point de vue de malade du sida. Il y a aujourd’hui de moins en moins de séropositifs à Act Up, mais nous n’avons jamais été majoritaires. Toute la question est évidemment de savoir qu’est ce qui se passe entre séropositifs et séronégatifs : est-ce qu’il y a une légitimité plus grande de l’expérience et de la parole du séropositif ? Il y a tout le temps des tensions, dès lors qu’un malade du sida dit « vous me faites chier à parler d’ouverture des frontières, vous n’êtes pas dans le même temps que moi ». On a réglé cela localement à un moment, par une solution bancale, qui était celle de la séropositivité symbolique « nous sommes tous des séropos », etc.) Sauf qu’une telle solution à la fois tient et ne tient pas, parce qu’on n’est pas tous des séropos, et que face à la maladie, face au risque de la mort, on n’est pas tous les mêmes. Ce n’est jamais réglé de façon définitive. Ce n’est pas ce qui m’inquiète, ce qui m’inquiéterait serait que cette question ne se repose plus.

ALICE – Parce que c’est là que les devenirs passent, finalement, au-delà du symbolique…

P.M. – C’est vrai, mais si cette question s’est reposée récemment, c’est que les devenirs – ça va paraître atroce ce que je vais dire – passaient beaucoup plus au moment où il y avait trois morts par semaine. Aujourd’hui, ça arrive une fois tous les deux-trois mois. Du coup, il arrive que le sida soit très loin. Pour s’engager dans un devenir, il faut des formes de proximité, d’amour, qui font dévier. Il peut arriver que le sida semble très loin à Act Up, même si on est en plein dedans, même si dans notre discours on est dedans. Il y a plein de gens à Act Up qui n’ont jamais connu quelqu’un qui est mort du sida. Le jour où on se rend compte de ça, on perçoit des problèmes qui peuvent, de loin, sembler petits, mais qui en réalité sont graves pour pas mal de gens. Du coup, ça interdit de dire : à Act Up, il n’y a pas de différence entre les séropositifs et les séronégatifs. Il y a une différence, ce qui ne veut pas dire qu’il y ait une sorte de surcroît de légitimité d’un côté. Mais il y a une différence, et cette différence, elle doit être sans cesse pensée, il faut toujours être à son écoute, et essayer de la travailler, faire en sorte qu’elle ne soit pas refermée. C’est le vieux débat entre identité et communauté ; Act Up est plutôt du côté de la communauté.