Plutôt que de partir du registre du droit en général et de la liberté d’expression en particulier, pour questionner à partir de là, les droits, les devoirs, les interdits qui en découlent – bien sûr la liberté d’expression peut protéger des propos potentiellement dérangeants comme des caricatures –, je me propose de partir de la question de l’insulte pour envisager sur cette base les possibles rencontres de cette question avec le langage du droit.

Un sentiment guide ce cheminement, avec le pas de côté qu’il entend produire en postposant l’entrée dans le registre du droit – sans pour autant entrer dans celui du religieux : si le propre de la liberté d’expression est de permettre de protéger précisément les propos qui « heurtent, choquent et dérangent » (comme l’a dit la Cour Européenne des Droits de l’Homme, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976), la grande beauté du droit me semble être de pouvoir ce faisant ne pas annuler, et d’aucune manière, la réalité du choc que peuvent provoquer de tels propos. A contrario, le droit perd sa spécificité si l’on considère que la conclusion qui découle du fait que l’on s’en remet à lui, dans ce cas quand on juge que la liberté d’expression protège effectivement tel ou tel propos, serait que donc les propos en question ne doivent pas choquer.

Cet enjeu, aussi simple soit-il en apparence, est pour moi fondamental et je voudrais partir de lui pour me donner la possibilité de repenser entièrement la situation de crispation extrême dont les attentats de Charlie Hebdo ont pu être l’expression la plus visible – repenser entièrement signifiant ici effectuer une sorte de mouvement de table rase le plus hospitalier possible, qui ne présuppose pas la vérité absolue du droit, mais qui en revanche donne place à la réalité de l’injure, et ce sans pour autant donner raison au sentiment de cette injure et sans prétendre entrer dans la tête de ceux qui disent subir cette insulte.

Cette attitude, globalement inspirée du pacifisme, permet de mettre en scène non seulement les crispations qui ont découlé d’une série d’événements violents advenus ces dernières années dans l’ouest de l’Europe continentale (Pays Bas, Danemark, France), mais plus globalement la question du rapport des mots au sens large (y compris des dessins) avec l’action et les corps, et enfin le statut même du registre du droit (et dans celui-ci, indirectement, l’idée de laïcité). Pour reconstruire de la sorte le problème, je me baserai de manière très libre sur certains propos de Judith Bulter, et du long dialogue qu’elle a instauré, dans Excitable Speech, et avant cela dans Bodies that Matter, avec Austin, Althusser et Derrida (Foucault n’intervenant ici que de manière implicite).

 

J. L. Austin dans How to do Things with Words en 1962. Les mots, loin de devoir être évalués seulement en termes de vrai et de faux, depuis leur valeur constative, en ce qu’ils disent le monde, et en considérant, à la suite d’Aristote (De l’interprétation) que seules les propositions « apophantiques » consistant à attribuer un prédicat à un sujet regardent la philosophie, les mots donc peuvent aussi être évalués en terme de réussi ou de raté, en ce qu’ils font quelque chose, en ce qu’ils fabriquent le monde. L’analyse des mots en ce qu’ils « font » quelque chose nous éloigne de l’illusion descriptive, que nous soyons face à des énoncés spécifiquement performatifs, ou alors face à la dimension performative de tout énoncé, peu importe ; du moins, devons-nous admettre qu’un discours injurieux aussi bien qu’un discours juridique relèvent prioritairement de cette dimension.

Quant à cette dimension performative (et a fortiori si on entend mettre en avant que le discours agit toujours, mais sous des modalités différentes), nous devons distinguer, à côté ou au sein de l’activité locutoire en général, les actes illocutoires, dont la performance découle avant tout de leur force conventionnelle au point que les mots incorporent véritablement l’acte dans leur énoncé (ce qu’on fait en disant quelque chose), des actes perlocutoires qui dépendent, quant à la performance qu’ils effectuent, de la persuasion (ce qu’on fait par le fait d’avoir dit quelque chose).

 

Le droit. C’est sur la base de ce passage du dire au faire que le droit peut se justifier dans son rapport aux discours : pour le dire de la manière la plus simple, si certains discours ou mots peuvent être considérés comme étant en tant que tels et de manière immédiate des actions portant atteinte à autrui, comme dans le cas d’un discours harcelant sur le plan sexuel (C. Mac Kinnon dans Only Words en 1993) ou de mots racialement connotés (les auteurs de la Critical Race Theory par exemple dans Words that wound en 1993) qui sont directement subordonnant, blessant ou menaçant pour celles ou ceux qui les subissent, alors de tels discours peuvent être réfléchis en tant qu’actions, depuis ce qu’ils occasionnent directement à autrui, et non pas comme discours tels que protégés par la liberté d’expression. En effet, la jurisprudence américaine manifeste souvent un souci extrême de mesurer ce caractère directement agissant des mots, le fait que la menace qu’ils représentent soit imminente étant ce qui seul permet de ne pas les considérer comme protégés par le Premier Amendement.

J. Butler, dans Excitable Speech. A Politics of the Performative en 1997, montre toutefois qu’une telle approche suppose une compréhension du performatif, qui incorpore véritablement l’acte blessant ou subordonnant au mot, et se donne ainsi la possibilité de réglementer certains types de discours, réduit le performatif à l’illocutoire et ne peut manquer de confirmer l’acte blessant ou subordonnant. Une triple souveraineté, se renforçant mutuellement, est ainsi supposée : celle de l’État qui réglemente et sait ce qui blesse ; celle du sujet qui blesse effectivement comme il le veut par les mots qu’il emploie ; celle du sujet (dont la souveraineté est niée) qui est effectivement blessé et qui est réfléchi comme si son consentement de sujet autonome ne pouvait d’aucune manière être donné à un tel discours.

 

J. Derrida (« Signature événement contexte », Marges de la philosophie, Éditions Minuit, Paris, 1972) indique que la lecture austinienne (et a fortiori, me semble-t-il, l’usage qui en est fait dans le champ du droit) repose sur une fétichisation du contexte (un performatif qui réussit suppose un respect des conventions qui s’exprime comme le fait que le performatif est employé dans un contexte approprié) qui déplace le problème du performatif en général et du droit particulier vers un élément extrinsèque, l’adéquation (intentionnelle) à un contexte. Au contraire, pour Derrida, et ensuite pour Butler, le performatif doit se penser depuis sa possible décontextualisation, sa capacité à rompre par rapport à un contexte. Plutôt que la conventionnalité du performatif entendue comme rapport (intentionnel) à un contexte, ils mettent l’accent sur la citationnalité du performatif : la structure itérable ou citationnelle du performatif (qui subsiste à toute séparation du contexte, à toute coupure par rapport à l’intention, etc.) est tout autant ce qui en désigne le caractère répétable, que l’altération que comprend toute répétition (rupture par rapport à un contexte, à l’intention d’un locuteur qui n’est plus là, etc.). La compréhension contextualiste du performatif est non seulement une manière de déplacer le problème, mais elle est surtout, aux yeux de Derrida, toujours habitée par un reste d’idéalisme : elle suppose toujours une disponibilité et une transparence de l’intention du locuteur qui veut dire ce qu’il dit et le fait dans un contexte approprié. De la sorte, et à l’encontre de son propre but, Austin ne pourrait reconnaître qu’une portée somme toute accidentelle à l’échec du performatif : un performatif échoue s’il n’est « accidentellement » pas utilisé dans le contexte approprié ; en cas de parfait respect des conventions et procédures, et donc de manière « essentielle », le performatif ne pourrait que performer efficacement. Au contraire, pour Derrida et Butler, c’est l’échec qui est essentiel au performatif, toute itération étant aussi altération. Ce reste d’idéalisme propre aux lectures austiniennes du performatif apparaît aussi dans le fait qu’elles présupposent une distinction forte entre les langages sérieux (dont le droit serait l’exemple le plus parfait) et le langage non sérieux, l’usage parasitaire d’un mot (émis sous contrainte, dans un cadre théâtral, etc.). Au contraire, si tout performatif est citationnel, il n’est plus possible de distinguer de manière définitive des performances sérieuses (en adéquation parfaite à leur contexte, respectant une loi naturelle ou une intention première) des performances non sérieuses (ainsi les drag-queens sont une manière parmi d’autres de citer les normes de la féminité).

L. Althusser (« Idéologie et appareils idéologiques d’État », 1976, dans Positions) représente pour sa part la source à partir de laquelle on peut comprendre le souci de Butler de penser le sujet dans sa dépendance par rapport à l’appel de l’autre, au fait d’être nommé, interpellé. Si Butler reçoit positivement l’idée générale, tirée de la fameuse scène de l’interpellation, selon laquelle le sujet social est produit par le langage, doit être pensé dans sa dépendance par rapport à l’appel plutôt qu’à partir du fantasme d’un sujet autonome, pensé avant toute forme d’interpellation, elle ne peut manquer d’être en désaccord avec le fait que l’interpellation althussérienne, dont les exemples sont profondément verticaux (c’est toujours l’État ou Dieu qui interpellent), est réfléchie d’une manière qui à nouveau rend son efficacité presque automatique, comme si les individus avaient une sorte de propension à se soumettre à des instances elles-mêmes représentées comme particulièrement transcendantes. La vulnérabilité linguistique est au contraire pensée par Butler comme laissant toujours de la place à des interruptions, des déplacements dans les interpellations qui nous blessent.

 

Butler critique les projets de réglementations de certains discours en ce que cette réglementation présupposerait que l’injure raciste ou sexuelle blesse inévitablement par son énonciation même, les effets blessants étant incorporés dans les mots en questions. C’est là une réduction du performatif au seul acte illocutoire, laissant entendre que la blessure ou la subordination intrinsèque à certains discours sont établies de manière conventionnelle et donc nécessaire (mais extrinsèque). J’ai déjà indiqué combien une telle approche reste dans le giron d’une pensée du sujet souverain, dont Butler tente au contraire de s’extraire. Surtout, une telle politique du performatif ne peut donner lieu qu’à une confirmation de la blessure produite par les mots – et tout l’intérêt des analyses de Butler est de nous inviter à percevoir les collusions entre le langage de l’insulte et le langage de l’État, c’est-à-dire le droit. En insistant sur le fait que la structure essentielle assurant la force du performatif en général et de l’insulte en particulier est la répétition, en montrant que toute répétition est altération, et en invitant à une revalorisation de l’acte perlocutoire au détriment d’une compréhension exclusivement illocutoire des discours haineux, Butler entend mettre l’accent sur les meilleurs usages possibles de la répétition, ceux qui permettent de distendre le rapport des mots aux blessures, sans crainte de « l’avenir inconnu des mots ». De manière en apparence un peu facile et pourtant avec beaucoup de justesse, elle s’arrête sur le fait que ceux qui entendent réglementer le langage ne peuvent que commencer par répéter les mots blessants qu’il s’agit d’interdire (le film Lenny de Bob Fosse, 1974, est une illustration admirable de ce jeu de répétitions), que ce soit dans les textes militants plaidant pour une réglementation du langage, éventuellement dans la réglementation elle-même, ou du moins dans les actions judiciaires développées sur la base de cette dernière. Ce faisant il s’agit à la fois de montrer la contradiction inévitable d’une telle approche réglementaire, de rendre visible le fait que l’État instaure de la sorte le discours de haine, lequel serait vraiment indissociable du discours juridique, mais de manière plus subtile et moins « antijuridique », il s’agit de montrer que toute répétition n’est pas pourvue de connotations et effets identiques, que de la décontextualisation, de la coupure par rapport au contexte, est possible, que le performatif ne peut se comprendre de manière purement conventionnelle, et cela, à partir des usages produits par ceux-là même qui plaident pour une réglementation du langage, sur la base du caractère irrémédiablement et intrinsèquement blessant de certains mots. De la sorte, Butler ne nous invite-t-elle pas à une autre compréhension du discours juridique lui-même (plutôt qu’à s’enfoncer dans un anti-juridisme, tel celui dont sont régulièrement accusés aussi bien Spinoza que Marx ou Foucault) ?

 

Le droit. À la lueur des événements parisiens de janvier 2015, le problème du rapport entre droit et insulte doit être entièrement revisité. En effet, non seulement comme nous l’avons vu, vouloir, sur la base d’une conception trop illocutoire du performatif, réglementer les insultes serait susceptible de confirmer celles-ci plutôt que de produire des déplacements producteurs d’émancipation pour ceux qu’elles visent, mais il apparaît désormais que la défense de la liberté d’expression est elle-même susceptible d’engendrer de tels travers, ce même enfermement répétitif dans les blessures des mots. En effet, si on veut être attentif, à la suite de Butler, aux croisements entre les discours de haine et les discours de l’État, en veillant à ce que les seconds ne soient pas une source de confirmation des premiers, force est de constater que la défense de la liberté d’expression peut apparaître comme une entrée dans des répétitions qui accentuent la blessure plutôt que la diluer, non pas en ce qu’elle consiste sur un mode libéral originel à empêcher toute forme d’entrave aux discours, sans aucune forme d’intervention politique sur les contenus, mais en ce qu’elle peut apparaître comme l’autorisation d’un discours, avec le contenu éventuellement insultant qui est le sien. Ceci me semble être plus particulièrement le cas de par les usages politiques du droit, qui dénaturent ce dernier au point de laisser entendre que la protection de certains discours insultant par la liberté d’expression signifie tout simplement que le discours en question n’est pas insultant, qu’il n’y a pas de motif d’être choqué par de tels discours ou expressions. Or il me semble que c’est cette situation que nous avons vécue cet hiver, pour une série de motifs théologiques aussi bien que politiques que je n’ai pas à analyser ici, dont le résultat est incontestablement le développement d’une suite de répétitions qui démultiplient l’insulte et qui revêtent dans cette démultiplication une force illocutoire toujours plus importante, toujours plus autorisée, comme si la blessure était désormais l’objet de l’autorisation (au sens où être blessé serait inconcevable, primitif ?). L’ambiguïté d’une formule comme « je suis Charlie », dans laquelle une partie importante d’une nation s’est retrouvée, et qui constitue à la fois, et à juste titre, une réponse à une atteinte violente à la liberté d’expression, mais qui signifie aussi bien la reprise infinie et autorisée d’une expression jugée insultante par d’autres, me semble typique de ce processus. C’est donc face à une pente, sinon du droit, du moins des usages du droit que nous nous trouvons, comme s’il confirmait nécessairement les blessures des mots sur lesquels il se penche, qu’il s’agisse de les interdire ou de les protéger.

 

L’insulte. L’intérêt de partir du problème de l’insulte, pour voir les possibilités de la déjouer ou de la déplacer aussi bien que les dangers de la renforcer, est donc d’ouvrir entièrement la question du droit. Pour ce faire, comme on l’a vu en évoquant la théorie althussérienne de l’interpellation, il a fallu plus globalement se mettre dans le contexte de ce que Butler appelle la vulnérabilité linguistique, pour désigner l’interdépendance première des sujets post-souverains. Ceci signifie que l’injure est première en ce qu’elle est le fait même de l’impossibilité d’une autogenèse ou d’une autonomie de l’individu. Ceci signifie ensuite que nous sommes toujours dans la citation (et la répétition), et que la seule question critique est de savoir quels sont les meilleurs usages de celle-ci. Mais ceci signifie enfin aussi que cette blessure première qui signe l’impossibilité d’une autonomie de principe de l’individu s’accompagne spontanément d’une tendance à fantasmer des autogenèses (comme le dit Butler, sans développer plus en avant ce point, dans sa longue introduction sur la vulnérabilité linguistique) : si nous sommes toujours dans l’interpellation, et toujours dans l’injure puisque toute interpellation désigne une dépendance radicale à l’égard du langage, nous nous accrochons cependant à certaines interpellations comme si elles étaient nôtres ! Il me semble que le droit, et tout particulièrement une réception jusnaturaliste du droit tel qu’elle a cours, non pas chez les juristes, mais dans les discours sur le droit, correspond très précisément au développement d’un tel fantasme, en ce qu’il est une des manières de répondre à l’injure (comme atteinte à l’autonomie du sujet) par la présupposition de l’autonomie du sujet, mais de la sorte le droit ne peut manquer en plus de confirmer les blessures. Est-ce à dire que la réponse juridique est simplement inadéquate ?

 

Un droit post-souverain ? Peut-on imaginer un droit qui ne fonctionne pas sur le ressort du fantasme d’une autogenèse de l’individu, sachant qu’un tel fantasme mène nécessairement à la confirmation de l’injure ? Nous avons vu que cette confirmation peut découler aussi bien du projet d’interdire les mots qui blessent, en présupposant ainsi un sujet qui pourrait ne pas être blessé (et en confirmant de la sorte la vérité immédiate de la blessure), que de l’autorisation des discours blessants si cette autorisation consiste à nier la blessure, à nier le caractère choquant d’un discours et à faire proliférer de la sorte sa répétition. L’évitement de cette double possibilité ne définit-il pas précisément l’espace d’un droit post-souverain, c’est-à-dire d’un droit qui n’interpelle pas sur le mode souverain, qui confirme soit que les propos blessent, soit que les propos ne blessent pas. Un tel droit est un droit qui ne prétend pas s’extraire de l’itération, c’est-à-dire qui se pense comme une possibilité d’itération parmi, sinon comme, les autres, et qui trouve dans les itérations spécifiques qu’il produit les ressources pour apporter des déplacements dans la répétition qui nourrit les injures. Il s’agit de la sorte d’en revenir à un certain esprit du droit romain, tel qu’il fut décrit par Yan Thomas, c’est-à-dire un droit qui s’assume comme fiction, comme production inventive d’un langage fictionnel, dans son écart par rapport à toute réalité naturelle. Une qualification juridique est toujours une sortie de la réalité (et on ne rappellera jamais assez que la personnalité juridique peut trouver son origine dans le mot de persona à savoir le masque qui au théâtre permet de concevoir le personnage, dans son indépendance par rapport à l’acteur). Le droit ne consiste pas à dire le réel, mais à sortir du réel pour faire face aux problèmes qui s’y nouent. Et l’activité du droit se limite à la qualification, cette opération intellectuelle qui consiste à faire entrer un fait dans une catégorie juridique inventée, et à tirer ensuite avec rigueur de cette attribution une série de conséquences à caractère strictement juridique. Le premier pas vers un droit post-souverain ne réside-t-il pas dans le fait de reprendre au sérieux ce décalage du droit par rapport à réalité, qui permet que le droit, dans son travail de répétition et d’altération de la réalité n’apparaisse jamais comme la confirmation ni que des propos choquants doivent choquer conventionnellement, ni que ces mêmes propos choquants ne peuvent pas choquer.