57. Multitudes 57. Automne 2014
quatrième cahier - Valeurs croisées

Istanbul 2013 Manifestations politiques et valeurs artistiques

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À Istanbul durant l’été 2013, les manifestations politiques de Gezi et les manifestations artistiques de la 13e Biennale ne parlent pas le même langage. Les premières envahissent la ville, les secondes, désorientées, font retraite. Le déroulé des événements donne l’occasion d’analyser un clivage essentiel entre, d’une part, les valeurs artistiques que peuvent a priori partager les commissaires d’exposition et les artistes qu’ils invitent et, d’autre part, les processus de valorisation sociale et urbaine de l’art public sur lesquels repose la tenue même de tels événements. C’est ce clivage que présentent les réflexions qui suivent.

 

L’espace public interdit

La 13e Biennale d’art contemporain d’Istanbul a été organisée autour du thème de l’espace public : public space as a political forum. Ce n’est pas la première fois que l’espace public est choisi pour thème de manifestations artistiques organisées à l’échelle d’une ville. Il est même devenu un sujet privilégié d’événements artistiques et culturels. Luxembourg, capitale européenne de la culture, en avait fait le ressort des installations en plein air, des débats, d’ateliers in vivo en 2004. Evento à Bordeaux, le printemps de septembre à Toulouse, les biennales de Venise, St Nazaire/Nantes, la Documenta X ont également consacré l’une ou l’autre de leur saison à cette question. Traité de façon critique, le sujet l’est aussi sur un mode démonstratif lorsqu’il est associé aux transformations urbaines comme ce fut le cas à Barcelone, Glasgow, Gêne, Bordeaux. Mais à Istanbul en septembre dernier l’expérience n’a pu être menée jusqu’au bout. Le programme de la Biennale avait pourtant été présenté et entériné par l’IKSV, l’Istanbul Foundation for Culture – principal support logistique et financier de la Biennale. Les curateurs avaient été désignés par un comité international. L’interdiction non de la Biennale mais des espaces publics est tombée en juin, c’est-à-dire trois mois avant l’ouverture en septembre 2013. C’est la première fois que cela se produit. Divers artistes (Rietveld Landscape, Tadashi Kawamata, Ayse Erkmen, Fernando Piola ou Fiona Connor et Michala Paludan, Maxime Hourani, des collectifs tels que Sulukule Platform) avaient déjà été sélectionnés pour leur capacité à investir et à proposer de possibles lectures et usages de l’espace public. Ils ont dû se rabattre sur des maquettes.

La raison, on la connaît : une mobilisation de milliers de manifestants dans les rues autour du parc Gezi à partir de mai. Le projet de détruire le parc Gezi pour lui substituer un centre commercial et reconstruire une ancienne caserne militaire qui déborderait sur la place Taksim a provoqué des mouvements de protestation que la répression policière a transformés en émeutes. Cette opération urbaine n’est pas la seule contestée, les destructions de quartiers anciens au mépris des populations résidentes déplacées et de la qualité de l’habitat ancien ont déjà provoqué des actions de résistancecomme à Sulukule. Le mouvement de protestation de juin dénonce une dérive dictatoriale du Premier ministre, la restriction des libertés d’expression et de la vie privée (l’homosexualité, consommation d’alcool, « les studios ») et une islamisation rampante de la vie publique. L’espace public est devenu soudainement très chargé, bruissant des questions concernant autant les libertés individuelles que des valeurs de la vie sociale et des politiques urbaines. Ces questions devaient être abordées au cours des débats prévus et programmés tout au long de l’année. Mais les mouvements de protestation qui ont duré trois mois à Istanbul et dans d’autres villes de Turquie (Ankara, Bursa, Eskişehir, Izmir, Mersin, Adana…) ont changé la donne, et pas seulement parce que des événements artistiques n’ont pas eu lieu, mais parce que l’occupation des rues, des places, des parcs par les manifestants, que les échauffourées et les victimes mortes ont fait exploser les colèresétouffées par le contrôle qu’exerce l’État sur l’espace public. Et comme l’a reconnu la commissaire, Fulya Erdemci, ce qui s’est passé dans le parc Gezi, cette période d’affrontement avec les forces de l’ordre mais aussi la confiance recouvrée dans le fait d’être ensemble, à travers les assemblées, les actions, l’intelligence collective sont d’une toute autre nature que des événements artistiques envisagés par la Biennale dans les espaces publics. Si les manifestations politiques sont d’un autre ordre que les manifestations artistiques, c’est dans de tels moments que se rappelle à nous cet écart entre les unes et les autres. Un fossé s’est creusé entre les organisateurs de la Biennale notamment Fulya Erdemci, Andrea Phillips, curatrices, qui ont souhaité rapatrier les projets à l’intérieur et les artistes turcs principalement qui, étant déjà dehors, ont condamné ce retrait des œuvres, cette retraite face aux autorités politiques.

Les velléités de la Biennale de poursuivre l’esprit de Gezi à l’intérieur des espaces réquisitionnés et déclarés gratuits pour l’occasion n’ont pu effacer un sentiment de ratage qui n’est pas seulement dû aux interdictions officielles mais à l’incapacité des organisateurs à réagir autrement que par la retraite. Se coupant par là même des manifestants qui eux découvraient, inventaient des espaces publics de l’art et d’autres régimes artistiques. Quelles conditions inadmissibles pour les uns étaient favorables pour les autres ? Quel est l’enjeu de la rupture ? Qui ou quoi orchestre les valeurs de l’art et de l’espace public ?

Côté Biennale, l’espace public reflue dans le musée

L’irruption du politique a rendu la Biennale bancale. Manquent les projets sélectionnés pour être réalisés dans l’espace public. Les artistes ont dû se rabattre soit sur des modèles réduits ou sur des traductions à deux dimensions ajustables à des cimaises. L’espace public a été internalisé ; les bâtiments, où sont exposées les œuvres, sont censés, dans l’esprit de Gezi, être des lieux d’échanges, de discussions, de projets. À l’intérieur donc, il est question de l’extérieur urbain et des espaces publics tels que les artistes les perçoivent.

La majorité des œuvres présentées révèlent la ville, ses états, ses humeurs, se saisissent de réalités fugaces. Ainsi l’écheveau de parcours inventés par les piétons au carrefour surencombré de Karakoy est cartographié dans Making ways par Maider Lopez ; Jam Traffic de la même artiste, est une sorte de performance/bouchon, provoquée par une invitation de l’artiste à venir se retrouver, sur ces routes de campagne basque, et qui se transformera en dépannage collectif. Avec un humour politique ou poétique, des artistes mettent en scène des actions publiques, des parades. C’est le cas de Jorge Galindo, Santiago Sierra dans Los Encargados qui ont organisé et filmé un cortège funéraire composé de limousines noires traversant la ville de Madrid et portant sur leur toit de gigantesques portraits de personnalités politiques retournés à l’envers. Une sorte de Dégage plein d’humour. Sur un mode plus énigmatique mais poétique, Annika Erikson filme les chiens errants chassés à la périphérie de la ville d’Istanbul dans des no man’s land et des décharges à ciel ouvert engendrés par les extensions urbaines. La Biennale a décidé de montrer ce à quoi ressemble Istanbul qui grandit, se développe, arase les quartiers anciens, déplace les populations, s’offre à la spéculation financière. Networks of Dispossession project (collectif constitué par Burak Arikan et Zeyno Üstün) construit l’organigramme des relations entre les investisseurs privés et publics des opérations urbaines de différents quartiers, dont Karakoi, Gezi… Parmi les œuvres qui lient l’espace public et les transformations urbaines, beaucoup témoignent de formes de résistance civile. Ici ou ailleurs, les expulsions sont souvent le versant brutal des programmes de constructions luxueuses. Safeguard Emergency Light de Bertille Bak montre des scénographies de résistance muette créées par un groupe d’habitants de Bangkok expulsés et interdits de protester. Le beau geste d’Yto Barrada filme quelques habitants en train de consolider l’enfouissement des racines d’un palmier avec du béton, dans un quartier deMarrakech voué à la reconstruction ; les slogans de « Free art collective » infiltrent la réalité qu’ils veulent changer.

Débattre de la question des grands chantiers de démolition/reconstruction d’Istanbul était déjà un parti pris par les commissaires, avant même les émeutes, et tout un lot d’œuvres leur est consacré. Par exemple, Bangbangbang (2013), réalisé par l’artiste Ayse Erkmen, est une boule de démolition (qui ressemble malheureusement plus à un jouet qu’à une arme ou une machine destructrice) suspendue à une grue devant l’Antrepo, un des lieux majeur de la Biennale, en bordure du Bosphore, et qui doit être détruit pour être remplacé par des hôtels de luxe. Dans Between two seas de Serkan Taycan, 60 photos suivent le chemin qu’empruntera le canal qu’Erdogan veut faire creuser entre la mer Noire à la mer de Marmara, projet qui comprend également la construction d’un troisième pont sur le Bosphore et d’un troisième aéroport. Les images-documents de l’artiste nous montrent très simplement sur 60 km les paysages, les villages, les habitations qui seront affectés par ce projet, extrêmement controversé par ailleurs. Dans la vidéo Wonderland de Halil Altindere, des jeunes rappeurs dansent et chantent dans les décombres de Sulukule, quartier menacé de destruction et déjà partiellement rasé malgré une longue résistance des habitants. Voulue par les jeunes ou par l’artiste, les images conçues sur le mode du clip, transforment la violence – liée au rythme de la chorégraphie et aux bagarres – en une sorte de divertissement, un produit marchand attractif – qui en effet jouit d’une grande audience. À l’opposé Sulukule Platform, invité à la Biennale, communique sur un tout autre mode la vie dans ce quartier – trop proche du centre-ville pour rester aux mains des populations Roms. Des films, des affiches, des textes documentent quelles ont été et sont encore les luttes des Romani depuis les années 1980-1990, période au cours de laquelle les lieux de leur culture ont commencé à être fermés pour des « raisons morales », que les maisons ont été détruites, les populations déplacées. Depuis le XIe siècle les Romani habitent ce secteur qui voisine avec des murailles byzantines d’Istanbul. Trop près du centre, le quartier est promis à des investisseurs qui remplaceront les maisons insalubres par des opérations immobilières et touristiques. Sous le nom d’urbanistes autonomes sans frontières, un groupe d’activistes a étudié avec les Romani et a proposé à la municipalité des alternatives aux plans litigieux. Mais des règlements ont rendu légales les évictions et les relogements à la périphérie de la ville, là où il n’y a ni équipement ni transport. Cette dislocation culturelle, urbaine, sociale, a suscité des mouvements de protestation jusque dans les universités et auprès des chercheurs mobilisés par ces questions urbaines – récurrentes dans les villes du Caire, de Téhéran, Marrakech. Ces activistes étaient bien sûr présents à Gezi, bien que leur mobilisation ait été plus ancienne et moins médiatisée.

Ce qui n’a pas eu lieu, ou presque

Parmi les interventions monumentales sur la place Taksim au cœur du quartier le plus cosmopolite d’Istanbul et que menaçaient de grands projets de reconstruction, Rietveld Landscape avait prévu une installation avant même les événements de Gezi. Ce collectif d’architectes et paysagistes voulait faire revivre le centre culturel Atatürk, immense bâtiment des années 1960 et fermé depuis 2008. Construit pour abriter un opéra, un théâtre, un auditorium, des salles de conférences, des halls d’expositions, cet établissement national était un haut lieu de la vie culturelle stanbuliote et il est resté une icône de l’architecture moderne (brutaliste) des années 1960. Lieu symbolique de la République, en portant le nom, il est devenu un lieu névralgique. Sa fermeture temporaire programmée pour d’importants travaux de rénovation s’est prolongée et transformée en 2013 en clôture définitive. Sa démolition est intégrée au plan de la restructuration du parc Gezi ; à sa place, il y aurait un opéra et une mosquée. Les protestations des trois mois d’été ont eu pour effet de geler le programme de réaménagement. Invitée à la Biennale, l’équipe d’architectes néerlandais s’était focalisée sur ce bâtiment hautement symbolique, entre vie et mort. Ils avaient prévu d’installer sur la façade des milliers de petites lumières, dont la faible intensité et leur intermittence devaient traduire la fin de vie. Intensive care était le nom donné au projet qui ne vit donc pas le jour. L’installation était prémonitoire, traduisant l’état decoma dans lequel le centre Atatürk est plongé et la faible vie que lui ont redonnée les événements de Gezi au cours desquels sa façade a été couverte de toutes les bannières des protestataires. Mais à l’intérieur de la Biennale, une maquette du projet rend mal compte de l’œuvre in situ et des effets qu’elle aurait pu provoquer. La faille (dirons-nous politique) de la Biennale n’a pu être comblée. Ni les esquisses des projets qui n’ont pas eu lieu ni les projets de substitution qui racontent Gezi ni les installations/performances de Diego Bianchi qui affectent une liberté créatrice débridée ne peuvent rattraper le soulèvement populaire et l’embrasement collectif des rues et places urbaines à Gezi et dans les autres villes d’Istanbul.

Des artistes ont eu des prémonitions, d’autres, déjà prévenus des limites du format exposition, ont instauré un dialogue entre les événements du dehors et leurs transcriptions au dedans. En phase avec les événements de Taksim, Christoph Schäfer, artiste allemand de Hambourg, a réalisé in situ des dessins qui ne sont pas seulement empathiques avec les manifestations turques de juin, ils projettent le mouvement dans une histoire de résistances et de transformations urbaines qui a des antécédents à Hambourg d’où est originaire l’artiste allemand. Christoph Schäfer a superposé des images de Gezi et de Park Fiction, à Hambourg, où pendant huit ans un groupe d’habitants, des architectes et des artistes ont bataillé pour obtenir le gel du plan de construction d’immeubles et surtout ont obtenu la réalisation d’un parc qui intègre les réflexions, les désirs, les projets exprimés au cours des réunions et séances de travail. En associant Gezi à Park Fiction, Schäfer donne à la fois un passé et un avenir aux mouvements turcs. Il affirme qu’à Istanbul comme à Hambourg, le projet de créer ou de conserver un espace public est concomitant du processus de formation d’un espace psychique et collectif, social et politique, à l’intérieur duquel se configurent les projets. Et c’est la raison pour laquelle il était présent à Gezi et a pu échanger avec des manifestants sur la similitude des luttes et des engagements. Tout cela ne se lit pas dans les dessins présentés, de surcroît de façon très conventionnelle, alors qu’ils ont été produits dans le mouvement d’une intelligence collective naissante.

En réalité, peu d’artistes invités à la Biennale étaient présents à Gezi pendant les fameux mois d’été. Pourquoi ? La question reste ouverte. Les artistes étrangers, hormis quelques-uns, ont préféré se ranger derrière la décision des organisateurs de la Biennale et se retirer des espaces publics. Pourquoi ? Malgré l’intention déclarée de la commissaire de poursuivre Gezi par (et dans) la Biennale en transformant des lieux d’exposition comme l’Antrepo, Salt Beyoglu, Galata Greek Primary School, Arter, en espaces publics et forums accessibles à tous, les retombées de Gezisur la Biennale ont été faibles. Le passage ne s’est pas fait.

Côté Gezi, ce qui a eu lieu :
des inventions dans l’affrontement

À Gezi, tous les artistes turcs, connus ou pas connus, sont là. Présents avec tous les autres, certains disent avoir voulu apporter leur contribution à la contestation en dansant comme Ziya Azazi qui, affublé d’un masque à gaz, d’une ample jupe, tournait à la manière des derviches pour un public stupéfait et ravi de cette improvisation qui lie la culture religieuse poétique, soufi, au présent rebelle. Des musiciens – le collectif Kardes Türküler donne des concerts non-stop dans la rue, chante en kurde (bravant l’interdiction) – composent des chansons assorties à la situation politique. Les photographes Saner Sen et Serra Akcan, du collectif NAR, enregistrent la rue, témoignent de la révolte, de la foule des protestataires que le pouvoir et les médias ignorent. Par des photos et des vidéos, ils rendent compte de la vitalité des mouvements, des défilés et des regroupements, des heurts avec la police, du dîner (« earth dinner ») organisé au moment de la rupture pendant le ramadan sur Istiklal, la longue rue piétonne qui traverse le quartier de Beyoglu depuis Galata jusqu’à la place Taksim. Eux et d’autres ont documenté les équipements bricolés de la vie quotidienne telles que : la bibliothèque, la poste des souhaits, le centre de nourriture, le jardin (cultivé là où avait été arrachés les premiers arbres), l’infirmerie au Starbucks. Ils filment la performance d’Erdem Gündüz, Standing man, qui est devenu l’icône du mouvement de Gezi. Quand la police vide Gezi et Taksim de ses occupants, quand est interdit tout rassemblement dans ces lieux, le chorégraphe se tient immobile, silencieux, pendant plusieurs heures sur la place ; délogé par la police, il se déplace, et quelques mètres plus loin, reprend la pose. De nombreux manifestants l’imitent, et Standing man contamine tous les espaces publics de la ville. Pour échapper à la répression policière, les actes de désobéissance civile exigent l’élaboration de tactiques subtiles : un présentateur fétiche de jeu télévisuel se distingue en composant des questions qui nécessairement amènent dans les réponses les mots interdits de « Taksim », « gaz », « masque », « dictateur », « twitter ».

Parfois il a suffi d’une dose de courage ou de fantaisie. La décision, fin août, de peindre aux couleurs de l’arc-en-ciel les escaliers de béton qui relient les quartiers Cihangir à Findikli, est prise par un ingénieur retraité, qui souhaite égayer la colline où il habite. Toutes les interprétations sont recevables : les nuances de l’arc-en-ciel sont celles du drapeau de la paix, dont Istanbul a fêté la veille la commémoration, elles sont celles du drapeau gay, en réaction à l’homophobie, elles sont seulement riantes, pimpantes comme les couleurs de la liberté pour laquelle les habitants sont dans la rue depuis plus de trois mois. Et il fallait ce climat de complicité entre les habitants pour que les escaliers multicolores repeints en gris par la municipalité le lendemain (au prétexte qu’aucune autorisation n’avait été déposée à la mairie) retrouvent leurs teintes arc-en-ciel, trois jours après – et par les soins de la mairie. Dans l’intervalle où les escaliers furent peints par le sexagénaire et recouverts de gris par les ouvriers municipaux, des levées de bouclier se sont fait voir et entendre, des images circulent sur Internet, des jeunes repeignent dans d’autres quartiers les escaliers aux couleurs de l’arc-en-ciel. « La révolution des escaliers » s’est étendue à plusieurs villes de Turquie en quelques jours. Ceux qui connaissent le film Dammi i colori de Anri Sala sur Tirana, la capitale triste et délabrée dont le maire peintre a fait repeindre les façades de couleurs vives, ne manqueront d’établir un lien de similitude. À Istanbul, c’est un habitant qui a pris l’initiative, porté par un état d’euphorie.

Le clivage

Plutôt qu’une connexion organique, ou a minima une complicité, entre des projets artistiques à résonance politique et des événements politiques de consonance artistique, entre l’espace public artialisé et l’espace public occupé, la Biennale d’Istanbul a surtout été un rendez-vous manqué, qui a mis au jour des tensions inhérentes aux cadres dans lesquels ces deux champs se sont heurtés puis ignorés l’un l’autre. Un événement en a marqué le point de rupture.

L’artiste allemande Hito Steyerl a été invitée à la Biennale d’Istanbul malgré sa réputation sulfureuse de toucher à des sujets sensibles comme celui des relations entre les armes et l’art ou celui des fortunes des sponsors de l’art. Elle n’a pas hésité à produire pour la Biennale une vidéo-performance dans laquelle elle révèle que le Koç Holding, fondateur d’Arter et mécène de la Biennale, possède des filiales dans l’armée et la police. Ces déclarations rejoignent les cartes d’Aglari qui mettent en réseau tous les partenaires privés et publics, grosses et petites entreprises, qui tirent des bénéfices des transformations urbaines d’Istanbul. Ces exercices d’investigation/révélation, comme leurs traductions diagrammatiques ou cartographiques, sont en fait intégrés depuis longtemps à l’art contemporain (Mark Lombardi, Walid Raad, Hans Haacke…) et relèvent d’un registre qu’on pourrait appeler « l’économie par l’art contemporain ». Ces indications sur les connexions entre l’argent, l’art, les armes, le pouvoir politique provoquent de l’indignation parfois, de la colère, mais pas d’explosion sociale. A contrario, quand des jeunes activistes accusent, au cours d’une discussion, les organiseurs de la Biennale d’être complices des grandes fortunes du pays, sponsors de la biennale, ils se font fermement expulser. En effet début mai, des membres du programme « résistance commune publique contre le capital public » assistent à une réunion organisée par IKSV et les commissaires de la biennale, enveloppés de draps rouges portant les noms des quartiers gentrifiés de force, tandis que d’autres, se levant à intervalles réguliers, arborent des tissus imprimés des logos des sociétés impliquées dans ces opérations urbaines. Cette action n’est pas traitée sur le mode de l’expression artistique mais l’acte politique est dûment sanctionné : les performers sont évincés, et comme l’un des participants filme la scène, les commissaires appellent la police et le fauteur de trouble est emmené au poste.

Dans le contexte d’une biennale consacrée aux espaces publics et aux transformations urbaines, la réaction était particulièrement maladroite – mais elle était surtout révélatrice du décalage entre la dénonciation valorisée par l’art et la dénonciation brute, hors de l’espace et du temps convenus ! Les jours suivants, une pétition signée par environ deux cents artistes, critiques, producteurs turcs a dénoncé les pratiques autoritaires de l’équipe curatoriale de la Biennale et la duplicité des déclarations dans lesquelles elle s’engageait à ouvrir des forums de discussions où repenser le concept de « public » fût possible. Quelque temps plus tard, en août, un artiste signataire de la pétition, Ahmet Ogüt, « de notoriété internationale » selon la formule consacrée, revient sur l’événement et notamment sur le comportement de l’équipe curatoriale. Dans un forum dit public – consacré de surcroît à l’espace public – expulser des contestataires, quels qu’ils soient, est intolérable, réaffirme-t-il ; et plus aberrante encore fut l’assurance avec laquelle l’équipe entendait poursuivre le débat comme si de rien n’était. Celle-ci définissait les rôles et les distribuait ; il y avait ceux qui menaient le débat, les dirigeants, ceux qui écoutaient, le public ; ceux qui manifestaient leur désaccord étaient indésirables. La répartition était la même que dans la société. Les cadres pour penser ne devaient pas bouger. Le clivage était avéré…

Le clash qui s’est produit début mai entre l’establishment de l’art et les « divers » artistes et non artistes reproduit-il la rupture entre deux formes, deux conceptions de l’espace public, l’une bourgeoise, l’autre insurrectionnelle ? L’une est critique mais à l’intérieur d’un ordre établi qui pour préserver la liberté des échanges finit pas garantir les intérêts d’une classe contre l’intérêt commun. La seconde ne se laisse pas représenter mais agit dans l’espace public, l’exprime et le constitue en même temps à travers des expériences sociales qui engagent les corps et la parole. L’un est plus idéel,l’autre plus réel ; l’un structurel, l’autre immédiat ; l’un plus discursif, l’autre plus imaginatif ; l’un plus individuel, l’autre plus collectif. Cette opposition pourrait bien en effet caractériser celle qui a séparé les actions menées par les manifestants dans les rues d’Istanbul et les propositions des exposants à l’intérieur de la Biennale.

Le processus de valorisation de l’espace public

À la faveur d’une confiance renaissante entre les citoyens, à l’heure de la convergence des âges, des classes, des origines sociales, des professions mais aussi des activités imaginatives et réflexives, à l’heure de l’audace et de la stratégie de solidarité et de communauté d’actions, il est étonnant que l’équipe curatoriale de la Biennale ait choisi de sonner le repli. Le collectif NAR a filmé un débat qui se tenait dans un jardin de Cihangir où l’on voit Erdemci tenter d’expliquer son positionnement. C’était en juillet, quand les manifestants chassés de Gezi ont essaimé dans tous les parcs de la ville par petits ou grands groupes. Ils occupent toujours le terrain. Pourquoi les commissaires ont préféré se retrancher derrière les murs ? Pourquoi se soustraire aux espaces publics qu’occupent les manifestants ? Personne ne comprend, d’autant que les projets qui pouvaient paraître utopiques, plusieurs mois avant, étaient maintenant obsolètes parce que déjà réalisés,remarque un de ses interlocuteurs ; les protestataires ont « repris » le centre Atatürk, tiennent les parcs publics, relayent la presse aphone. Ils ont réalisé au présent ce que les projets déclinent sur les modes futur, passé, conditionnel ; ils ont fait déjà basculer dans le réel ce que les projets continuent d’aborder virtuellement.

Ce point de bascule est important, Ahmet Ogüt y insiste dans la lettre ouverte déjà citée. Plus déterminante que la collusion du capital et de l’IKSV, la fondation pour la culture et les arts, plus décisif que la condamnation de la Biennale pour ses supports financiers – à qui, dit-il, Istanbul doit quand même les meilleurs événements artistiques – a été l’incapacité de l’équipe de commissaires de prendre la mesure de la situation, de ce qu’elle offrait d’exceptionnel en matière de libertés et de disponibilités tant du côté des lieux que des volontés d’accueillir et d’entreprendre des actions nouvelles. Il y avait une chance inespérée de se projeter dans le réel, d’agir avec les artistes et les habitants, d’occuper des lieux inhabituels, de profiter des réserves d’imagination et d’audace qui se décuplent dans ces périodes de refonte sociale. « Je pense que «l’expérience du Parc Gezi» nous offrait une opportunité unique de comprendre le rôle des arts et des professionnels culturels, le rôle des œuvres et des institutions artistiques dans un mouvement social comme celui-là. Cette édition de la Biennale d’Istanbul pouvait être l’unique chance de remettre en question les pratiques existantes, pas seulement sur un mode symbolique et rhétorique, mais aussi d’une façon qui pouvait avoir un impact réel sur place. Durant les manifestations du Gezi, ce dont nous avons été témoins a été d’une grande importance pour passer à l’étape suivante ; les artistes étaient tous là, anonymement. Au lieu de former leur propre groupe et se rassembler dans un seul espace, ils étaient activement engagés avec les autres et travaillaient ensemble selon divers mécanismes organisationnels, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de Gezi. Les artistes n’étaient pas là en tant qu’artistes, mais en plutôt en tant que citoyens. » 

Et Ogüt d’ajouter qu’il y avait là l’opportunité unique de faire une biennale autre, avec des artistes invités qui auraient pu passer du temps à Istanbul, explorer différents lieux avant de s’arrêter dans l’un ou l’autre, redéfinir ou même réinventer les bases d’un travail artistique dans la ville, croiser leurs projets avec ceux d’autres artistes et non artistes. « Un autre monde est possible, pourquoi pas une biennale anonyme ? », insiste l’artiste.

Ogüt passe assez vite sur les raisons idéologiques pour se focaliser sur l’inimaginable frilosité des organisateurs. Frilosité qui s’est soldée par un raté à multiples facettes. Ratage par rapport aux buts annoncés – « public space as a political forum » – ratage par rapport aux œuvres qui n’ont pas eu lieu, ratage par rapport au rendez-vous manqué avec l’art enfermé dans les murs, et rabattu sur des cimaises.

La commissaire dit qu’elle n’a pas voulu demander de blanc-seing à des autorités qui répriment l’expression de la rue… Des rumeurs laissent entendre que les autorisations ont été déposées et refusées. On peut évidemment invoquer les engagements moraux et financiers pris avec les artistes, l’incertitude des lendemains, la crainte de conflits avec la ville, la police, la réaction des artistes étrangers. Le clivage repose pourtant sur quelque chose de plus profond, qui va au-delà des personnes concernées : la réaction des commissaires est un symptôme qui dénote un malentendu fondamental. Celui-ci dépasse les clivages idéologiques, à savoir que les uns veulent un forum public dans les cadres de la société civileprivée et publique confondue, tandis que les autres veulent casser cette alliance et contribuer à la définition des usages publics. La cause du malentendu est ailleurs, elle porte sur les conditions de possibilité de ce débat. Ce n’est pas tant un conflit entre différentes « valeurs » attribuées à l’art, à la politique, à « l’engagement », à « l’authenticité » ; c’est un problème de valorisation au sens économique, puis symbolique. Les villes qui accueillent des événements internationaux comme les biennales sont des villes gentrifiées, suffisamment pacifiées économiquement pour qu’ait disparu toute velléité de renverser le pouvoir par la rue (et non par les urnes). Les manifestations artistiques viennent souvent confirmer et achever un processus de (re)valorisation urbaine. Elles profitent de l’essor économique et, en échange, elles en consacrent « l’esprit ». Les biennales qui sont supposées témoigner de la fertilité artistique relèvent d’un régime de valorisation.

Traiter de l’espace public à Bordeaux ou à Luxembourg ne porte pas à conséquence, et c’est la raison pour laquelle on peut en parler de manière civile. À Istanbul, la situation politique est différente ; la gentrification n’est pas suffisamment avancée, ou trop vite avancée et trop brutalement. Le sol vibre encore des marteaux-piqueurs et des pelleteuses, et les blessures provoquées par les expulsions et les expropriations, la main mise de holdings, la spoliation orchestrée par l’État de quartiers stanbuliotes livrés aux promoteurs privés sont encore vives. Comme l’espace public est en train de glisser et peut-être de disparaître, c’est le peuple qui est venu le retenir et en consolider la résistance avec ses pieds. L’art institutionnel avait bien senti le problème en souffrance ; il n’a pas été à la hauteur des possibles dégagés par les événements politiques. Ces possibles n’ont pas été envisagés par les curatrices (et leurs partenaires), l’effectivité n’a pas été non plus capable de transformer la programmation des projets. Outre la position subjective de chacune des commissaires, cette surdité – pour ne pas parler d’autisme – peut être mise au compte d’une double culture, et de la sociologie et de l’urbanisme, qui ont tellement prisé, ausculté et designé l’espace public qu’il est devenu, et un savoir faire et un faire-valoir urbain. Certes il est devenu sujet de thèse et prétexte de concours architectural, mais sa part oppositionnelle, agonistique, a été scotomisée.

À partir des années 1960-1970, c’est-à-dire de la période des grands ensembles, ont convergé sur l’espace public des réflexions politiques et philosophiques, architecturales et artistiques, anthropologiques et sociologiques qui finalement sont parvenues à l’apprivoiser. Paradoxalement ce lieu de tous les contraires, de tous les mélanges, conflictuel, cacophonique, hétérogène, sale et propre, calme et bruyant tel qu’il a pu l’être encore avant guerre, a été civilisé par les multiples études dont il a fait l’objet. Les différences qu’il abrite sont devenues des richesses. Au carrefour des sciences humaines et des sciences de l’espace, il a acquis des dimensions esthétiques, sociales, mémorielles dont les acteurs du renouvellement urbain se sont saisis pour nourrir leurs projets. Sujet pratico-théorique, il suscite autant d’intérêt chez ceux qui y voient une figure du vivre ensemble que chez ceux qui ont compris qu’il était « un enjeu d’organisation de l’espace, de qualité de vie, de communication et de marketing ».

La dimension constructive s’allie de plus en plus à la vertu commensale des espaces aménagés auxquels participent désormais designers et artistes. Les politiques publiques artistiques ont pris le train en marche et ont rejoint ce concert d’intérêt pour les espaces publics il y a quelques décennies – depuis la création des villes nouvelles. Les 1 % avaient forcé la relation entre les bâtiments publics et les œuvres d’art ; le fonds de la commande publique a initié, par des financements et des comités de pilotage, un assez large mouvement de créations plastiques dans les espaces publics urbains. Les œuvres contribuent à doter les espaces publics de qualités sensorielles et imaginaires, et souvent participent à la reconfiguration de ces espaces. D’autres pratiques artistiques associent la population au processus et de conception et de réalisation du projet. Dans tous les cas l’espace public est un donné, parfois négocié, bordé de normes avec lesquelles on peut jouer.

C’est nantisde cette culture que les curateurs désignés mais aussi les historiens, les artistes, les philosophes qui constituent la commission d’experts et d’électeurs sont justifiés à choisir l’espace public comme thème d’une biennale. Les autorisent leur formation, mais aussi et c’est fondamental, la situation de la ville dans laquelle aura lieu la biennale – Istanbul en plein essor économique et urbain, duquel participe la valorisation des espaces publics – pour que soit pensable d’y installer des œuvres et de débattre autour d’art et de citoyenneté, d’art et de démocratie etc. Mais les espaces publics à Istanbul ne sont pas stabilisés pour servir de socle à l’art, la population pas assez lotie pour être sage, pas assez libre pour être indifférente, pas assez repue pour demeurer assise. Pour ceux qui se demandaient si l’art peut contribuer à l’éveil de nouvelles subjectivités qui repensent le fait public aujourd’hui, la réponse est claire : elle n’est pas devant, mais juste là, sous le socle brusquement pulvérisé des certitudes.