Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

J’agis en citoyen du monde sans lien à la nation

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Le 13 mars 2011, deux jours après le tremblement de terre du Tohoku, le compositeur Wataru Iwata, 37 ans, qui occupe seul un studio dans la banlieue de Tokyo, abandonne la capitale pour venir se réfugier à Kyoto. Dans un premier temps, souhaitant quitter le territoire japonais, éventuellement pour se rendre en France ou aux États-Unis, mais n’ayant pas le passeport valide qui l’y autoriserait, il s’adresse aux services administratifs de Kyoto. On lui demande de retourner dans sa zone de résidence afin de fournir les papiers nécessaires à l’établissement d’une demande de passeport en bonne et due forme. Étant donné qu’il ne fait pas partie des victimes provenant de la région du Tohoku, la procédure dérogatoire ne peut lui être appliquée. Il répond qu’il est hors de question pour lui de retourner à Tokyo. Après des nuits d’insomnie, le 20 mars, luttant contre ce « désespoir silencieux » dont parle Thoreau dans Walden, et parfaitement conscient, comme l’ensemble de la population désormais, qu’une catastrophe sans précédent – dont l’ampleur dépassera même de loin celle de Tchernobyl – vient d’avoir lieu, Wataru, qui ne s’est jamais engagé dans aucun groupe activiste, humanitaire ou politique, décide de partir, dans un élan qu’il ne s’explique pas lui-même, pour le département de Fukushima.

Il part donc pour la zone dangereuse qui avoisine la centrale de Fukushima et, durant les trois mois qui suivent, bâtit « Projet 47 », en référence aux quarante-sept départements du Japon : tout Japonais qui entend ce nom, comprend qu’il s’agit de se placer en position d’autonomie et de défiance vis-à-vis du gouvernement central. Des fonds sont réunis pour organiser l’évacuation des sinistrés et acheter des appareils de mesure du rayonnement qui permettront de prendre des mesures et de les publier car, explique-t-il, « la situation au Japon ressemble de plus en plus à celle d’une période de guerre : il est recommandé de porter à la télévision, dans les magazines et sur Internet, les bâillons de la restriction volontaire. » Face à l’infinie gestion du désastre, « il faut l’insoumission absolue », dit-il. L’indignation, tellement en vogue ces derniers temps, ne suffit pas. Les observateurs de « Projet 47 » se rendent sur place avec les radiamètres et les compteurs Geiger, prennent des mesures et les diffusent sur le site Internet de l’association. Informer chacun pour qu’il décide en connaissance de cause de partir ou rester, tel est leur objectif. Ils veulent provoquer ce qu’ils appellent « l’auto-évacuation » : les gens doivent décider à titre personnel d’évacuer la zone sinistrée, puisque l’État ne les contraint pas à le faire.

En juin 2011, Wataru résilie son bail à Tokyo et prend en location, dans la ville de Fukushima, un une-pièce où il vivra au milieu des instruments de mesure du rayonnement – matérialisant de la sorte et rendant effective, le 1er juillet 2011, l’existence de la première station autonome de mesure des radiations au Japon. Cette station s’inscrit dans le cadre des actions menées par la nouvelle structure fondée par « Projet 47 » et baptisée « Shimin Hôshanô Shokuteisho », c’est-à-dire « Laboratoire citoyen de mesure de la radioactivité » soit encore l’acronyme anglais CRMS pour « Citizen’s Radioactivity Measuring Station », créée le 1er juillet 2011. « Le jour de la mise en service du Whole Body Counter (WBC), dit Wataru, cent demandes ont été déposées en cinq minutes. Nous avons dû fermer. » Le CRMS ne demande aucune participation financière pour l’examen des enfants, mais en demande une pour les adultes. Peu à peu, d’autres centres sont mis en service : à Kôriyama, Fukagawa, Nihonmatsu, Tamura.

Le 27 novembre, lors d’un meeting organisé par le CRMS à Kyoto, Wataru déclare qu’il se méfie du WBC qui déculpablilise les gens qui ne veulent pas bouger. Ceux qui ont fui Fukushima pour s’installer à Kyoto l’interrogent : comment prouver plus tard, en cas de survenue de la maladie ? Wataru leur conseille de conserver les dents des enfants, et leurs cheveux. Plus tard, il nous avoue qu’il se rend compte qu’il est devenu un contre-expert, et donc un co-gestionnaire du désastre, qu’il aimerait prendre un autre chemin, mener une lutte plus franche : il se demande comment insuffler un nouvel élan à son action.

Le 13 décembre 2011, rendez-vous est pris avec lui, à 16 h, à la gare de Shimokitazawa. Il arrive de Fukushima pour l’inauguration, le lendemain, de la première station de mesure de la radioactivité du réseau CRMS à Tokyo.

Wataru Iwata : Le CRMS est un réseau autonome de stations de mesure de la radioactivité. La première station a été ouverte le 1er juillet 2011, jour où le comité administratif de CRMS a été établi. Nous avions déjà commencé à utiliser depuis la mi-juin les équipements portatifs que la CRIIRAD avait apportés en mai. Puis nous nous sommes dotés d’un détecteur au germanium. Le Réseau de protection contre la radioactivité des enfants de Fukushima nous a aidés, avant d’être finalement intégré au CRMS. Le CRMS est indépendant. Ce n’est pas une Organisation Non Gouvernementale (aux pouvoirs délégués par le gouvernement). Le financement résulte de dons. L’objectif de court terme est de réduire l’exposition à la radioactivité, particulièrement pour les gens dont la situation après l’évacuation ne s’est pas encore stabilisée. Nous portons toute notre attention aux gens qui veulent quitter le département, mais ne sont pas encore prêts à le faire. À moyen et long terme, nous aidons aussi les gens qui connaissent les risques sanitaires liés au rayonnement et qui, ayant décidé de rester dans une zone contaminée, ont besoin de se protéger. La station peut être un endroit qui aide les gens à décider.

Thierry Ribault : Le CRMS est-il une CRIIRAD japonaise ?

W. I. : C’est différent. Après un an d’existence, la CRIIRAD a embauché des experts. Nous n’avons pas embauché d’ingénieurs physiciens par exemple. J’apprécie cette idée de la CRIIRAD, selon laquelle les membres cotisent pour que les experts prennent des mesures et fassent des analyses pour protéger les habitants. C’est une possibilité, mais nous n’avons encore pris aucune décision qui aille en ce sens. Nous avons ouvert cinq stations : Kôriyama, Fukagawa, Nihonmatsu, Tamura, Shimokitazawa. Et nous en aurons ouvert cinq autres d’ici à janvier 2012, notamment à Date, et Minami Sôma.

T. R. : Pourquoi ouvrir une station à Tokyo, dans le quartier de Shimokitazawa ?

W. I. : Parce qu’il y a d’autres groupements de citoyens qui ouvrent des stations de mesure et que l’une de mes inquiétudes est l’alimentation industrielle. Nous n’avons pas pu trouver le temps de nous en occuper jusqu’à présent. À la station de Tokyo, nous examinerons les gens, mais nous vérifierons aussi les produits alimentaires. Nous pourrons croiser nos résultats avec ceux d’autres associations.

T. R. : S’agit-il d’exercer une pression sur les autorités ?

W. I. : Nous voulons surtout créer des alertes afin d’inciter les entreprises et les autorités à prendre des mesures de protection. L’objectif est de protéger. Voici deux semaines, nous avons découvert, à la station de mesure de Nihonmatsu, que le lait en poudre pour bébé produit par Meiji contenait trente becquerels de césium par kilogramme. L’annonce en a été faite sur les réseaux et l’entreprise a annoncé qu’elle allait retirer de la vente 400 000 packs de lait bien que la radioactivité y soit inférieure à la norme, soit, selon la loi, cent becquerels par kilogramme dans les produits pour bébés. Les gens refusant d’acheter, l’entreprise prend des mesures de protection. De fait, on n’a pas besoin d’exercer une forte pression pour attaquer les entreprises. Il suffit d’annoncer aux gens qu’un produit est contaminé et l’entreprise, qui risque de perdre ses clients, cesse de se protéger derrière la loi.

T. R. : Qu’en est-il de la mesure du rayonnement corporel ?

W. I. : Depuis le 1er octobre, nous utilisons le WBC. C’est pour nous, l’occasion de parler avec les gens qui sont venus pour un contrôle, surtout avec les mères.

T. R. : Dans le processus de déshumanisation en cours où chacun est censé s’adapter au rayonnement, comment ces mères sont-elles jugées ?

W. I. : Après l’accident, la situation a été difficile pour les mères, les maris de la plupart d’entre elles, sous l’effet d’atténuation de la gravité de la situation par les discours des autorités, ne comprenant ni leur inquiétude ni pourquoi elles voulaient partir. Les beaux-parents ont également exercé des pressions sur elles, surtout dans les familles d’agriculteurs : une mère qui n’aurait plus nourri leurs petits-enfants avec les produits de la ferme, quel outrage ! Les mères se retrouvent isolées. Nous voulons former des groupes de discussion avec elles, non pas pour leur donner la solution, mais pour encourager chacune à ne plus considérer qu’elle est « bizarre ». Il faut comprendre que les autorités, certains médias et les gens eux-mêmes adressent des reproches à celles et ceux qui s’inquiètent du rayonnement. Ils les accusent de « trop penser » et leur disent que c’est plus dangereux encore pour les enfants. Or, ne pas s’inquiéter, c’est ne pas se protéger. S’inquiéter est une réaction humaine. Il faut s’inquiéter.

T. R. : Parlons de votre engagement, Wataru Iwata. Vous avez dit vous trouver devant un dilemme quand les gens viennent à la station, inquiets, mais ne sachant que faire de l’information. Ils veulent savoir, mais une fois qu’ils savent, sont incapables de prendre la décision de partir.

W. I. : Je ne comprends pas pourquoi les gens viennent faire contrôler leur degré de rayonnement avec le WBC ou faire des tests d’urine ou des analyses de sang. L’unique chose à faire, qu’on ait ou non trouvé quelque chose dans les tests, est d’aller dans une zone non contaminée et ne pas absorber de nourriture contaminée. Je ne suis pas certain que ce soit ce qu’ils veulent faire.

T. R. : Définir des normes, c’est ce que font les autorités.

W. I. : Effectivement, ils décident qui est exclu et qui ne l’est pas. Nous faisons des statistiques que nous diffusons sur le réseau et dans les conférences, mais je me demande quelles en seront les conséquences. Le WBC est, malgré tout, un bon outil pour communiquer avec les gens. Nous n’avons pas de données de comparaison. Il est crucial de comparer les données de Tchernobyl avec celles de Fukushima, mais tout cela ne date « que » de neuf mois. Après la catastrophe de Tchernobyl, les données ont été cachées, réécrites, ou falsifiées, et il n’y a pas eu de sources fiables publiées par l’URSS. De fait, la référence est difficile à établir. Les sources fiables concernant les données de WBC datent d’après 1989. Or en trois ou quatre ans, les gens ont eu le temps d’absorber de la nourriture contaminée. On peut difficilement comparer. Actuellement, à Fukushima, on trouve encore des traces de l’impact initial de l’accident nucléaire. Des comparaisons fiables ne pourront être établies que plus tard. En attendant, nous préférons agir et informer.

T. R. : Le CRMS est une alerte…mais ne rend-elle pas acceptable la co-existence des êtres humains et du rayonnement, ce que nous reprochons de faire aux experts ? Un mouvement de citoyens doit-il être contre les experts ?

W. I. : Nous devons être contre la soi-disante expertise. Les soi-disants experts ont une opinion monolithique, ce qui n’a aucun sens. On peut avoir des théories partagées, mais on ne peut pas être tous du même avis. Une seule voix, ce n’est pas normal. C’est une technocratie qui ressemble à une théocratie. Je ne peux pas croire que ce que le professeur Yamashita fait et dit, quand il dit, par exemple, que la radiation est inoffensive à qui sourit et prend la vie du bon côté, il le fait et le dit pour sa seule gloire ou pour l’argent. Il le fait parce qu’il croit que ce qu’il fait est bon. En son âme et conscience, si on peut dire. Je ne peux pas imaginer qu’il ne croit pas dans l’eugénisme. Il a sa propre institution en Biélorussie. Il sait ce qui s’est passé là-bas, et il sait ce qui va se passer ici. C’est pourquoi je parle de conscience.

T. R. : Vous ne recourez pas à la notion de victime.

W. I. : Être victime, c’est rester passif et accepter les décisions prises par d’autres. Il faut que les gens cessent de se sentir des victimes.

T. R. : Cependant, parallèlement, vous avez le sentiment que les actions que vous menez ne les incitent pas à sortir de ce processus de victimisation.

W. I. : Il y a une contradiction en moi. Mais les contradictions ne doivent pas disparaître car, si on cesse de ressentir la contradiction, c’en est fini de nous.

T. R. : Depuis le début de votre engagement en mars, vous aidez celles et ceux qui souhaitent le faire, à quitter le Tohoku pour aller, par exemple, dans la région du Yamanashi, beaucoup moins contaminée. Cependant, le résultat a été maigre.

W. I. : Mais nous continuons. Le 11 décembre, nous avons eu une réunion à l’université d’Aoyama à Tokyo. Y ont assisté des gens de tout le Japon. En février, nous organiserons un grand rassemblement à Fukushima afin de partager l’information sur les lieux potentiels d’accueil, les aides disponibles, les associations qui peuvent coopérer. Il faut que les gens communiquent. Il faut accélérer les départs. Beaucoup hésitent. Beaucoup se préparent à déménager fin mars, à la fin de l’année fiscale. Le département de Fukushima a d’ailleurs prié les autres départements de cesser de recevoir des gens de Fukushima dans les logements publics. Plaintes et pétitions ont été déposées pour faire cesser cette requête. Le gouvernement fera une annonce au mois de mars concernant les normes relatives à l’alimentation. Peut-être émettront-ils aussi un « droit à l’évacuation ».

T. R. : Dans le sigle CRMS, figure le mot « citoyen ». N’y a-t-il pas une ambiguïté dans ce mot ? Comment se sentir citoyen d’un État qui faillit à ce point ?

W. I. : Je ne crois pas vraiment dans ce mot. C’est un mot d’activiste que je trouve douteux. Beaucoup de gens, à l’époque de la nouvelle gauche, se sont désengagés pour s’impliquer dans des mouvements citoyens et je ne crois pas en cette idée du « citoyennisme ». Quand nous avons ouvert le CRMS, j’ai expliqué aux gens que je n’y croyais pas, mais que j’utilise tout de même ce mot qui renvoie pour moi au généraliste, au non expert. Quand j’utilise ce mot de manière positive, c’est au « citoyen du monde » que je pense, sans lien à la nation. Parmi les demandes pour des examens que nous recevons, un certain nombre viennent des autorités départementales. En décembre, une femme est venue nous voir parce qu’elle avait appelé le département et la municipalité, ainsi que TEPCO. TEPCO lui a suggéré de venir nous voir. C’est la réalité. Un couple est venu nous voir, conseillé par leur fille qui travaille au ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Commerce, acteur majeur du nucléaire. Les gens ont besoin de dépendre de quelqu’un et nous devenons ce « quelqu’un ».

T. R. : Au CRMS, néanmoins, vous pouvez dire aux gens qu’il y a une vérité, mais qu’il s’agit de la chercher, noyée comme elle est, dans un flux d’informations contradictoires. C’est un processus de maturation qui s’opère. L’État et TEPCO, eux, sont égarés.

W. I. : L’année prochaine, usant du même matériel que nous, le département de Fukushima va commencer les contrôles corporels et la mesure de l’alimentation. Pour mesurer la seule population de Kôriyama, il faudra 11 ans. De fait, ils sont un peu perdus. Je leur ai montré notre WBC « portatif » (250 kg !) et ils ont dit qu’ils seraient contents d’avoir un tel appareil dans chaque ville pour prendre des mesures régulières. Or, mener la simple première mesure prendra 11 ans… Sans compter que le WBC n’est pas assez précis : si l’on veut établir une bonne évaluation du rayonnement du corps, le mieux, c’est l’autopsie.

T. R. : L’État lui-même n’est pas capable de montrer le chemin. C’est pourquoi il essaie d’établir quelque chose qui s’apparente à une forme de confiance, disparue d’ailleurs bien avant le désastre de Fukushima.

W. I. : Oui. Et pour ce faire, il nous utilisera, ce qui est certainement déjà en cours.