Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

J’aide à partir ceux qui veulent partir, mais je veux aussi aider ceux qui restent là-bas

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Le 15 décembre 2011, lors d’une conférence organisée à l’Université Ritsumeikan intitulée « Danger des radiations et espoir », à Kyoto, par M. Sakurai, sociologue à la faculté des sciences politiques, Yuko Nishiyama, qui a récemment créé l’association « Réfugiés de Fukushima », explique comment sa vie a changé depuis le 11 mars 2011.

« Le 11 mars, a eu lieu le tremblement de terre, mais nous n’avons pas souffert, dans ma famille, de gros dommages. Le 12 mars, c’est la première explosion à Fukushima Daiichi. Eau et électricité sont coupées. Il faut chercher de l’eau partout. Les magasins sont fermés. Il faut trouver un lieu de ravitaillement. Il n’y a plus guère d’essence dans ma voiture et les stations, bien sûr, sont fermées. Le 13 mars, un de mes amis de Tokyo me dit de fuir, que le danger est grand, qu’il faut protéger ma fille d’un an et demi. Je reçois des messages d’autres amis qui s’en vont, des messages d’amis américains qui quittent le Japon. Un ami me dit : « Tu as une enfant, tu dois la protéger, vite ». Le 14 mars, j’organise la petite fête d’anniversaire pour ma fille qui était prévue, ce à quoi je tenais beaucoup, et ensuite je parle avec mes parents et mon mari, pour les convaincre d’évacuer. Mes parents, sous influence des médias, refusent car ils pensent que j’exagère le danger. Les autorités locales ou nationales ne recommandent pas le départ. Il y a pourtant, dit-on, 0,1 microsieverts par heure dans la ville de Fukushima. Le 15 mars, a lieu une nouvelle explosion à la centrale. J’ai un ami agriculteur à Iitate (région très contaminée), que je connais car il tient un restaurant biologique. C’est un activiste antinucléaire de longue date, contrairement à moi qui ne connaissais rien à tout cela. Il m’apprend qu’il a évacué à Mie le 14 mars. C’est un choc pour moi d’apprendre qu’il est parti et qu’il a pris sa décision si vite. Sa femme m’écrit : « Il faut évacuer, vite, c’est un accident très grave, il ne faut pas avoir confiance dans ce que le gouvernement est en train de dire, ne reste pas à Fukushima où ton enfant risque gros pour sa santé. » Ma mère me dit que je devrais partir. Ma famille accepte l’idée du départ. Les transports publics ne fonctionnant plus, la question est : comment quitter Fukushima ? Je découvre alors qu’un avion quitte l’aéroport de Fukushima pour l’aéroport de Haneda à Tokyo. J’obtiens des tickets. Il pleut dans l’après-midi. 24,24 microsieverts sont relevés, à la place des 0,04 d’avant le désastre. Le 16 mars, un ami de Iidatemura me dit aussi qu’il faut fuir. 21,4 microsieverts sont relevés. Je décide d’acheter des billets d’avion pour Tokyo. Le 17 mars, 14,8 microsieverts. Je souhaite emmener mes parents, mais ils veulent rester à Fukushima. Du 14 au 18 mars, j’essaie de sortir ma fille le moins possible. Notre corps est touché, c’est sûr, mais j’essaie de réduire les risques avant le départ. Le 18 mars, nous nous rendons à l’aéroport de Fukushima qui est bondé de mères et d’enfants. 12,7 microsieverts. Du 19 au 21 mars, nous restons à l’hôtel à Tokyo. Mes parents, dans l’incapacité de se passer de nous, parce que nous sommes si proches, qu’ils n’ont que moi comme fille et Mariko comme petit-enfant, décident finalement de nous rejoindre. Ils viennent pour qu’on se retrouve, pas pour fuir les radiations. Ils auraient préféré rester dans leur maison. Certains grands-parents ont cherché à retenir leurs enfants et petits-enfants à Fukushima. D’autres, non. Ça dépend. Mon mari fait des allers-retours pour conserver son travail à Fukushima, puis il se fait muter à Tokyo. À Tokyo, il y a 0,05 microsieverts, au lieu des 0,028 à 0,079 habituels. D’avril à juin, je me rends de temps en temps à Fukushima pour récupérer des affaires. Le 19 juin, après avoir appris par une amie que Kyoto met à disposition des réfugiés des logements publics et qu’elle et sa famille vivent là, qu’ils sont bien et que les enfants peuvent jouer dehors sans danger… je décide de partir avec ma fille et mes parents pour Kyoto. Dans les semaines qui suivent, je me rends à Fukushima pour vider notre appartement et résilier le bail. Mes parents qui sont propriétaires gardent leur maison, où il faudra se rendre régulièrement pour nettoyer et ranger. Mon père, qui faisait de l’agriculture biologique pour notre usage personnel depuis vingt ans, a tout sorti de terre avant de quitter Fukushima, et rendu la terre à son bailleur. Chaque fois que je retourne à Fukushima, je vois les gens qui tachent de nettoyer, de décontaminer. Ils portent des blouses blanches, des masques. C’est terrible. Notre situation financière est difficile : sauver, protéger notre enfant a coûté un argent fou. Au mois de novembre, on comptait 75 familles du Tohoku (Ibaraki, Toshigi, Chiba…) à Fushimi-ku, l’un des quartiers de Kyoto où sont logés les réfugiés. Les pères sont, dans la quasi-totalité des cas, restés à Fukushima. La moyenne d’âge des mères est de 30-35 ans. Pour la plupart des familles, il s’agit de continuer à payer les traites pour les logements dans le Tohoku. C’est très lourd. Les difficultés financières surgissent. Pendant les vacances d’été, beaucoup de familles sont arrivées. Certains enfants ont des problèmes de santé (diarrhées, fatigue…). Je veux terminer cette intervention en demandant aux villes de Kyoto et d’Osaka d’accepter les déchets nucléaires en provenance du Tohoku. Il faut indiquer la provenance des aliments, les vérifier, pour minimiser ainsi la contamination. Et l’un contre-balancera l’autre. Tout notre pays est concerné. Ce problème n’est pas que celui du Tohoku. »

Le 23 décembre 2011, à 13 heures, nous revoyons Yuko Nishiyama pour un entretien, à Kyoto.

« Nous avons été contaminés, j’en suis sûre, dit-elle. Quelles seront les conséquences, je l’ignore. Les résultats des tests que j’ai subis sont mauvais. La thyroïde ne fonctionne pas bien (le taux de TSH – Thyréostimuline – est de deux fois le maximum autorisé). Ils vont faire des recherches plus poussées. Certains ont quitté Fukushima parce que Fukushima n’était plus un endroit sûr pour vivre. Ils n’avaient pas confiance dans les autorités. D’autres sont restés et conservent leur confiance en celles-ci. Ils veulent rester, donc ils entendent des autorités ce qu’ils ont envie d’entendre. Même chose pour moi : j’avais peur, je voulais partir, j’ai écouté les messages que je recevais de mes amis et les informations qui circulaient sur Internet pour expliquer le danger qu’il y avait à rester. Après le 11 mars, comme beaucoup de gens, j’ai compris que je devais obtenir l’information par moi-même et ne plus dépendre de l’information officielle diffusée dans les journaux, ou à la télévision. Au début, j’essayais de convaincre de fuir celles et ceux de mes ami(e)s qui sont restés à Fukushima. Puis j’ai arrêté. Ils m’ont demandé de les laisser tranquilles, qu’ils voulaient rester sur place, qu’ils avaient à s’occuper de leurs parents, qu’ils voulaient conserver leur travail, qu’ils avaient des traites à payer. J’ai arrêté. Je voulais conserver leur amitié. J’ai senti qu’il fallait respecter leur choix. Nous sommes neuf mois plus tard, chacun a pris sa décision… c’est tout. Décider les gens est un travail énorme. Si les gens veulent partir, je les aide. S’ils ne veulent pas… on ne peut rien faire. Partir coûte beaucoup d’argent et certains ne veulent pas ou ne peuvent pas dépenser cet argent. Si le niveau de radiation, à Fukushima, retombe un jour à 0,04, comme il était avant la catastrophe, je retournerais à Fukushima. Sinon, je n’y retournerai pas. Pourtant, j’aimerais retourner dans le Tohoku. Ici, la cité est publique. C’est le quartier de Momoyama. C’est national. Mes parents ont obtenu un appartement, et moi et ma fille un autre. Ce sont des immeubles des années 70. C’est plus vétuste que l’autre cité de réfugiés qui appartient à la ville de Kyoto. J’ai rapporté toutes les affaires de Mariko depuis Fukushima. J’ai payé le transport jusqu’ici. Je voulais qu’elle ait ses affaires. Les meubles, le réfrigérateur, la gazinière, je les ai eus par l’intermédiaire de la Croix Rouge. Je paie les frais fixes : électricité, gaz, eau, mais le loyer et le parking sont pris en charge. Il y a dans cette cité 90% de gens du département de Fukushima. Environ 250 personnes. C’est le plus grand lieu d’accueil, avec celui de Hokkaido. À Kyoto, il y a aussi des gens à Ogura. La ville de Kyoto a hébergé à Yamashina en priorité les gens des zones interdites et ceux qui avaient perdu leur logement le 11 mars, qui possèdent donc des documents officiels qui les rendent prioritaires pour le relogement. Nous pourrons rester à Momoyama deux ans en tout : il nous faudra partir en juin 2013. Mon mari travaille toujours à Tokyo. Nous le voyons de temps en temps. Nous avons dépensé beaucoup d’argent pour sauver mon enfant. Ma famille traverse des moments difficiles, c’est vrai, mais je me sens positive. Je ne subis pas de choc. Je m’inquiète juste pour ma fille. Je veux rester vivre au Japon. J’ai vécu à l’étranger, puis je suis rentrée au Japon pour m’occuper de mes parents et vivre près d’eux. J’aime le Japon. Je ne veux pas quitter ce pays. Je veux que ce pays aille mieux. Je veux aider les gens. Je ne blâme personne, ni TEPCO, ni les autorités nationales ou locales, personne. À présent, deux opinions s’affrontent : garder les déchets nucléaires à un certain endroit et ne pas les répandre, ou bien les diviser et en envoyer un peu partout. M. Hashimoto, le maire d’Osaka, par exemple, pense qu’il faut partager les peines et donc que la ville d’Osaka doit accepter une part des déchets nucléaires. Si on veut que le Tohoku se remette, il faut que le gouvernement donne un chiffre standard fiable, vraiment fiable, et qu’à partir de là, chaque ville prenne sa part sans dépasser ce chiffre standard. C’est ma façon de voir. C’est désormais le message que je donne. J’ai vraiment été très frappée par le témoignage de certains agriculteurs du Tohoku qui ont fait le choix depuis longtemps de l’agriculture biologique. Ils ont décidé de rester là-bas, de nettoyer la terre, de contrôler la nourriture et de ne vendre que ce qui est sain. Ce sont des gens responsables. Ils respectent les normes strictement. Je veux aider ce type d’agriculteurs, trouver et leur faire envoyer tout ce dont ils ont besoin. Mon point de vue a changé là-dessus depuis le début des événements. Avant, je voyais une frontière entre nous qui sommes partis et ceux qui sont restés. Mais à présent, je vois que nous devons être ensemble dans ce monde imparfait et nous entraider. J’aide à partir ceux qui veulent partir, oui, mais je veux aussi aider ceux qui restent là-bas. »