Icônes 24

John Giorno de à

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Que reste-t-il des performances de John Giorno quand on en retire le choc, la répétition, le dispositif technique et la gestuelle ? L’essentiel : le rythme.

What is left of John Giorno’s performances, once shock, repetition, gestures and technology have faded away ? Its essential dimension : rhythm.

Il y a exactement trente ans, en Janvier 1976, John Giorno donnait, dans l’Atelier/Exposition d’Annick Le Moine et dans le cadre du premier Festival de Poésie sonore / Poésie action que j’y avais organisé pendant dix soirées, sa première Lecture publique en France. Peu de temps après, en 1980, paraissait chez Christian Bourgois, son premier livre traduit en français, Suicide Sûtra.
Depuis un an, et en me limitant à la France seule, il aura traversé l’Atlantique à de multiples reprises et se sera manifesté non seulement à Paris au point Éphémère, au Musée du Montparnasse, à la Ménagerie de verre, à la Galerie Agnès B., où se tient du reste, présentement, une grande exposition de ses « prints » et « painted poems », mais également au Fresnoy et dans de multiples villes, Rennes, Nantes, Bordeaux, Marseille, Lyon, Besançon… En même temps paraissait aux Éditions Al Dante, après une réédition de Suicide Sûtra et Il faut brûler pour briller, son troisième livre traduit, La Sagesse des sorcières.

Avant
Je voudrais tenter, maintenant, rapidement, de cerner les modifications intervenues durant ces trente années, tant dans son écriture que dans la façon de donner ses textes en public. Qu’est-ce qui a visiblement changé ?
Dans les années 70/80, la période grosso modo de Suicide Sûtra, les poèmes se caractérisaient :
– Par la juxtaposition et succession de courtes lamelles ou fragments de textes « trouvés » (« found poems », selon sa propre définition ), fréquemment hard, mais non nécessairement, appelés à jouer en résonance immédiate avec le public. Celui-ci, en effet, face à ces successions d’évidences mises à plat, va, d’instinct, intérieurement réagir en s’interpellant : « ah oui ! bien sûr ! que n’y avais-je pensé ? mais bon dieu, c’est exactement ce que je ressens dans telle circonstance semblable, telle situation… », et ainsi de suite, en sorte que s’établit lors de ces Lectures publiques de John Giorno une sorte de complicité immédiate, quasi physique, entre lui et son auditoire.
– La deuxième caractéristique de cette époque était l’utilisation abondante, systématique même, de fragments de textes répétés et re-répétés. Le phénomène, par l’insistance qu’il suscitait nécessairement, fournissait non seulement le rythme du poème, mais son climat, son ton général, et c’est ainsi que des passages crus, bruts, hard tendaient à s’émousser, à s’adoucir dans le contexte de cette mécanique répétitive.
Voici donc, rapidement esquissé, comment se présentaient les poèmes de cette époque. Imprimés, c’étaient de longs, étroits filaments de mots qui couraient au fil des pages. Dits publiquement, c’étaient cette fois des filets continus, rythmés, précipités, haletants de sons/mots.
Des photos, heureusement, de l’époque – notamment de Françoise Janicot – nous montrent comment se présentaient ces Lectures publiques, dans l’Atelier d’Annick Le Moine, déjà cité, par exemple, ou, à plusieurs reprises, lors de festivals Polyphonix, au Centre Pompidou ou à l’American Center du Boulevard Raspail.
John Giorno apparaissait alors sur scène, les feuillets de son texte à la main, dressés devant lui, avec des écouteurs sur les oreilles lui permettant de se caler par rapport au même poème, retransmis par les enceintes à partir d’une banque préenregistrée. Ainsi se superposaient, s’entremêlaient, se doublaient sa propre Lecture, live, et celle de la bande.
Ainsi, les répétitions déjà évoquées, qui construisaient et constituaient les poèmes, se trouvaient du fait même de cette superposition démultipliées, fournissant au poème, in fine, et cela en dépit de ce que ce dernier pouvait évoquer ou suggérer, un climat particulièrement intense dans sa précipitation planante.
Quant à Giorno, avec ses écouteurs, c’était à une quasi-danse surplace qu’il se livrait. Il sautait, oui, surplace, et dévalait son poème comme sur un toboggan lui fournissant le maximum d’énergie pour atteindre son public.

Après
Qu’en est-il maintenant ? En 2005 ? Trente ans plus tard ! Qu’est-ce qui a changé ? S’est modifié ? Obligatoirement. Naturellement ou volontairement.
Les poèmes, comme précédemment, filent, étroits, au long des pages, l’une après l’autre. Certes. Mais ils se sont dépouillés presque totalement de l’usage des répétitions qu’ils pratiquaient systématiquement. Si elles subsistent parfois – encore que rarement -c’est dans le but alors d’insister réellement sur tel ou tel point et non plus de fournir au poème son rythme sonore.
De même, une linéarité indubitable est venue se subsister aux courts segments successifs dont se façonnaient les poèmes d’autrefois. Ils ont maintenant, souvent, un début et une fin. Certains sont de véritables récits : ainsi de celui de la mort de William Burroughs et de sa mise en bière, avec l’énumération de tout ce qui a été mis dans son cercueil pour l’accompagner dans son long voyage : son arme à feu préférée, la veste marocaine que lui avait offerte Brion Gysin, la rosette de commandeur des Arts et des Lettres que lui avait remis le gouvernement français, un joint, ses lunettes, son jean, etc.
D’autres sont de véritables fables : « Il y avait un mauvais arbre », des recommandations : « Simplement dire NON aux valeurs familiales », des leçons de compassion, fréquemment revendiquée par John Giorno : « Démons dans les détails ». Sans doute la pratique quotidienne, et depuis fort longtemps, de la méditation selon les préceptes du bouddhisme, contribue-t-elle à nourrir ces poèmes de cette soif réelle de sagesse réelle et de compassion.
Si donc une mutation s’est opérée, importante, dans le contenu et la mise en forme des poèmes, de profondes modifications sont également intervenues dans la façon dont Giorno les donne à entendre en public.
Adieu les écouteurs sur les oreilles. Adieu par conséquent la bande du poème préenregistré et la superposition de la voix de Giorno sur son propre texte transmis par les enceintes. Adieu les feuillets tenus autrefois à bout de bras : tous les poèmes ont été appris par cœur et, mémorisés, sont donc transmis sans quelque aide que ce soit. Finis la danse surplace et le toboggan : le déferlement du texte – il serait plus exact de dire du double texte – sur le public. Désormais, le poème dit prend le rythme et l’allure d’un récit. Chaque mot, chaque syllabe est énoncé, prononcé avec le maximum de précision afin d’être parfaitement saisi, entendu, compris. Et c’est bien ce qui apparaît dans la Lecture filmée récemment de « Neuf Poèmes en Basilicate », film italien d’Antonello Faretta et Martino Carrieri, projeté pour la première fois le 5 novembre 2005 à la Galerie du jour Agnès B.
Ainsi donc une certaine sérénité est venue se substituer à la fougue d’autrefois. Mais la même énergie est là, qui, convaincante, et pour notre plaisir, s’est adjoint de l’humour et de la tendresse.

Décembre 2005