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L’animal pris au piège

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En 2005 paraissaient sur le site de la revue Multitudes, écrites par la main du philosophe italien Giorgio Agamben, les lignes suivantes : « Les journaux ne laissent aucun doute : qui voudra désormais se rendre aux États-Unis avec un visa sera fiché et devra laisser ses empreintes digitales en entrant dans le pays. Personnellement, je n’ai aucune intention de me soumettre à de telles procédures, et c’est pourquoi j’ai annulé sans attendre le cours que je devais faire en mars à l’université de New York. » Suivait un court développement où le philosophe expliquait que se soumettre à de telles procédures revenait ni plus ni moins à prendre l’humanité dans son ensemble pour une classe dangereuse, pour ne pas dire terroriste. Le texte d’Agamben qui s’intitule Qu’est-ce qu’un dispositif ?[1] s’inscrit dans la continuité d’un tel refus et, par-delà cette opposition aux stratégies sécuritaires de l’époque, cherche à comprendre pourquoi et comment nous en sommes arrivés à confondre la soumission avec la liberté, la sécurité avec le bonheur.

Les lecteurs d’Agamben ne seront pas surpris de voir que Michel Foucault sert à nouveau d’amorce à sa réflexion. C’était déjà le cas pour un chapitre de Profanations[2] qui s’appliquait à reprendre la thèse de la disparition de l’auteur, nullement, comme d’autres peuvent le faire, pour la balayer d’un revers de main sans en comprendre les enjeux, mais au contraire pour en rappeler toute l’actualité, laquelle est inséparable d’une analyse des dispositifs ou agencements dans lesquels nous nous trouvons et où, en tant que sujets, nous sommes sommés d’advenir, quel qu’en soit le prix, c’est-à-dire quitte à nous perdre, à disparaître. Les dispositifs ne sont pas quelque chose à quoi l’on puisse dire non, ils sont les lieux où nous sommes ou pour le moins passons. La question est de savoir ce qu’ils font de nous et ce qu’on est en mesure de faire d’eux.

Le petit livre dont j’entends rendre compte — il ne fait guère qu’une cinquantaine de pages — n’est pas un manuel de résistance. Il n’entend pas donner les clés pour déjouer telle ou telle situation, et si certaines sont convoquées à titre d’exemples — du téléphone portable à la télévision, en passant par la cigarette —, l’attitude ou le positionnement qu’affecte l’auteur à leur endroit ne saurait prévaloir sur ceux du lecteur, ils n’expriment guère plus que son humeur. C’est sa pensée qui importe, pas son rejet du téléphone, et même si celui-ci est un effet de celle-là, pour ma part en tout cas, bien que je n’utilise que très peu ces appareils, je ne vois dans l’hostilité du philosophe pour son époque mercantile que la face sombre de son combat. Sa tâche consiste à donner à autrui les moyens de comprendre ce qui se joue dans notre rapport aux machines, et plus globalement aux machineries qu’elles impliquent ; à chacun ensuite de déterminer en connaissance de cause le degré d’adhésion auquel il a envie d’obtempérer.

Agamben définit lui-même la nature du travail qu’il a entrepris depuis quelques années : « une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement ». Qui dit « généalogie » dit histoire, ici il s’agit de retracer l’histoire du concept de dispositif ; généalogie « théologique » parce qu’il n’est pour ainsi dire aucune des notions importantes de la langue française que nous utilisons qui ne s’enracinent d’une part dans une terre latine ou grecque, d’autre part dans un contexte religieux. Quant à l’économie et au gouvernement, ces termes recoupent l’ensemble des opérations qui tentent d’organiser la vie des hommes en vue du bien, même aujourd’hui. C’est donc affaire de politique. Ici, un petit éclairage sur les positions du philosophe ne sera peut-être pas superflu.

Même si la chose n’est pas évidente pour tout le monde, Giorgio Agamben est un philosophe de l’immanence. Ce qui jette parfois le trouble quant à savoir s’il croit ou non, c’est de voir à quel point l’héritage judéo-chrétien propre à l’occident est vivace chez lui. Si en effet, pour beaucoup, la modernité, c’est l’effondrement de la croyance et l’abandon d’un système de valeurs jugé caduque (la référence au divin comme à une forme de perfection), pour Giorgio Agamben, la modernité serait plutôt la perversion dudit système, c’est-à-dire sa sauvegarde formelle mais sans contenu. Si je ne devais dire qu’une seule chose pour caractériser le regard qu’il porte sur notre monde, je dirais qu’il ne cesse de voir en lui des formes de survivance d’un sacré dégénéré, c’est-à-dire non plus nourricier ou structurant mais aliénant. Politiquement parlant, je ne crois pas que l’on puisse parler d’une nostalgie du sacré chez Agamben, quand bien même un imaginaire religieux continuerait de nourrir une utopie. Il s’agit, tout au contraire, de désacraliser la vie quotidienne comprise comme une entreprise de mystification nous confiscant, via toute une panoplies de dispositifs, notre humanité, c’est-à-dire notre aptitude à vivre ensemble dans un monde que l’on déciderait collectivement de construire. Restituer à un usage commun ce qui a été séparé, c’est le sens donné au concept de « profanation » par Agamben, et l’horizon de sa politique. Comment une telle confiscation peut avoir lieu, c’est tout l’enjeu de l’étude de la notion de dispositif que de le faire voir.

Un dispositif est un lieu, réel ou virtuel, où se combinent des forces. Elles sont celles d’un individu, d’un groupe, d’une institution… En tant que telles, elles sont mises en jeu selon une stratégie, plus ou moins consciente, soutenue par des discours, des lois, mais aussi des silences, des non-dits. Les forces répondent à des désirs, elles se soumettent, s’insurgent ou cherchent à conquérir. Bien des choses sont possibles au cœur des dispositifs : naissance et mort, enrichissement, appauvrissement… La rue, par exemple, est un dispositif, avec ses passants, sa chaussée, ses trottoirs, quelquefois ses gendarmes et ses manifestants. Le tribunal en est un autre, l’école, l’usine, la maison…

Oikos, en grec, c’est précisément la demeure, et oikonomia l’art d’habiter, avec tout ce que cela implique en termes de gestion et d’économie. Dispositio, dont dérive le terme de dispositif, est le terme latin choisi par les pères de l’Église pour traduire oikonomia. D’un point de vue théologique, dans la tradition chrétienne, c’est au Fils que fut confiée la tâche de gouverner les hommes. C’est un point important car c’est à partir de lui que l’on peut distinguer la vie temporelle de la vie spirituelle, et même si le Fils avait précisément pour mission d’articuler les deux pans du problème, force est de constater qu’un partage s’est fait, qu’un logos de la théologie s’est progressivement opposé à un logos de l’économie. On peut même dire que le second s’est progressivement substitué au premier, et que c’est désormais du vivant même que les gestionnaires ou les technocrates se sont emparés. L’être, au sens métaphysique, s’est coupé de l’action, celle-ci s’est retrouvée sans fondement ontologique et livrée à elle-même. Ainsi des hommes. « L’action (l’économie, mais aussi la politique) n’a aucun fondement dans l’être : telle est la schizophrénie que la doctrine de l’oikonomia a laissé en héritage à la culture occidentale », écrit Agamben.

Tout dispositif est un lieu d’organisation et de gouvernement, un lieu de formation et de contrôle, et s’il implique — c’est le deuxième aspect du problème, qui s’ajoute à la dimension purement économique ou organisationnelle — que des sujets en émergent et se déclarent, c’est précisément pour la raison que l’activité qui s’y déroule est sans fondement dans l’être. Pour que le dispositif n’apparaisse pas comme une pure mécanique, des sujets doivent émerger quelque part entre les êtres vivants et les machines. En d’autres termes, les sujets soutiennent les dispositifs desquels ils procèdent. À ce titre, on mesurera la puissance d’un dispositif à sa capacité à produire des sujets.

Toute la question consiste à savoir ce qu’il en est des processus de subjectivation impliqués dans le fonctionnement des dispositifs où nous entrons, quels types de sujets on devient — ou pas, entendu qu’un processus de subjectivation peut se défaire ou avorter, qu’on le veuille ou non, qu’on peut vouloir être cela, mais aussi refuser de devenir la pièce d’un jeu qui aliène d’autant mieux qu’il nous promet la lune ou à défaut un toit, un repas, de l’argent… Le dispositif du travail est à cet égard l’un des plus puissants, de lui tout semble dépendre, sauf peut-être l’amour, qui, je veux le croire, peut produire autre chose que des sujets de droit, quand bien même se joueraient là des questions importantes. (Sur un autre plan, le sexe, ou plutôt la sexualité, qui n’est pas l’amour, est bien entendu l’un des dispositifs les plus redoutables de notre époque : elle exige notamment que l’on devienne des sujets du langage, des êtres qui parlons sexe. Sur cette question, Michel Foucault a écrit des pages capitales.) On le devine, pour constituants qu’ils soient, il est bien des dispositifs dont on doit se méfier, de peur de se retrouver enfermés, piégés par eux. À moins que la question la plus cruciale de notre époque ne soit plus celle de la liberté pure et indéterminée mais celle de devenir « quelqu’un », avec tout ce que ce programme comporte d’illusions, de mensonges et de leurres. Aujourd’hui nous voulons être tout le monde ou presque et, partout, on exige tout et tout de suite. C’est la farandole, Agamben parle de mascarade. En effet, le capitalisme favorise l’accumulation des masques en même temps que la multiplication des dispositifs en tout genre. Nous avons tous droit à notre photo épinglée ici ou là, notre minute d’antenne ou notre signature imprimée. Sujets multiples, donc, mais d’une multiplicité qui ne semble pas toujours souhaitable. Serions-nous des êtres superficiels et, une fois piégés par tel ou tel dispositif — plateau télé, bureau ou hôpital —, des êtres corvéables à merci ?

Les dispositifs dans lesquels nous entrons et au sein desquels nous nous bagarrons font de nous des sujets, dans certains cas on pourrait presque dire des clones. C’est dire qu’entre le vivant ou l’être d’un côté et la machine impersonnelle de l’autre, nous sommes parfois sommés de revendiquer notre existence et notre humanité. Agamben reprend la thèse qui est au cœur de son livre intitulé L’Ouvert, sous-titré De l’homme et de l’animal[3], pour dégager une fonction essentielle du dispositif. C’est dans la mesure où nous ne fusionnons pas avec notre milieu mais où nous mettons à profit la distance qui nous sépare de lui comme de toute créature vivante, et ce pour apprendre et construire, que nous acquérons une humanité. En d’autres termes, le dispositif hominise (peut-être plus qu’il n’humanise) dans la mesure où il sépare, tranche, isole.

Être humain, c’est s’appuyer sur une séparation pour apprendre la conjugaison. L’accès au langage comme à une dimension symbolique de l’être est évidemment une étape capitale dans le processus de subjectivation. Seulement, la dimension constructive de ce devenir ne doit pas occulter le moment creux, le temps mort. Agamben nomme ennui ou désœuvrement cet état où l’homme se distingue à peine de l’animal, si ce n’est qu’il entrevoit une possibilité pure de faire (une possibilité sans objet), là où l’animal resterait stupéfait, englué dans son milieu. (L’homme connaît aussi ces états proches de la prostration. À l’inverse, l’animal aussi se fait un monde, mais Agamben persiste et ne semble pas concevoir de « sauver » l’homme sans abaisser l’animal. Mais c’est là un autre débat.) Dans L’Ouvert, il précise bien que ce décrochement n’est en rien une révélation. Au contraire, l’homme débouche sur rien. Il débouche sur un mur et ce n’est que par un effort spécifiquement humain que ce mur pourra prendre la forme d’une science de l’être en tant qu’être, pour reprendre les termes d’Aristote, le plus savoureux des fruits que, tel un arbre, la contemplation pourrait prodiguer.

Dans Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Agamben ne s’attarde pas sur le mystère de la présence de l’homme au monde, sur ce rien inapparent qui le fonde et qu’il ne peut découvrir que dans un état d’abandon. Il parle davantage de cette sorte d’empressement qui nous fait peupler l’Ouvert de dispositifs multiples et divers, télévision, téléphone, ordinateur, livre, etc. Il écrit : « À travers les dispositifs, l’homme essaie de faire tourner à vide les comportements animaux qui se sont séparés de lui et de jouir ainsi de l’Ouvert comme tel, de l’être en tant qu’être. » On n’est plus animal, grâce à l’ennui fécond qui nous pousse à faire, construire, agencer. Il ajoute : « La saisie comme la subjectivation de ce désir [il s’agit du désir d’un bonheur spécifiquement humain] à l’intérieur d’une sphère séparée constitue la puissance spécifique du dispositif. » En admettant que tourner à vide soit le fait de certains dispositifs, et encore faudrait-il à mon avis interroger ce point où la passivité conditionne la réception et prépare déjà, sur un mode latent, une forme d’action, on devine les problèmes que posera une forme de connaissance séparée et désincarnée. Le problème est ancien. On en reparle aujourd’hui beaucoup au regard de l’impuissance des politiques ou des citoyens. Tout se passe effectivement comme si le monde entier était devenu un écran de télévision dont on ne pourrait plus que caresser le dehors lisse quand au-dedans se déchaîne une violence sans bornes. Et la connaissance qu’on en prend, une activité stérile voire culpabilisante. Mais comment se fait-il que ce qui devait nous relier et nous construire finisse par nous couper et nous défaire ? Le dispositif qui, au départ, devait articuler le divin et l’humain et en un certain sens se substituer au sacrifice entendu comme l’opération séparante et structurante par excellence, reproduirait en son sein, par un effet pervers, cette séparation, cette clôture sur soi qui conduit à la dématérialisation et à ce que j’ai appelé la confiscation de la politique. On se trouverait enfermé à l’intérieur d’une multitude de dispositifs qui, au lieu de nous donner un pouvoir politique, contribueraient à faire de nous des « sujets » passifs, d’autant moins conscients de ce qui nous arrive que nous changeons de visage tous les jours.

Comme souvent chez Agamben — c’est un problème, même si ça ne modifie en rien le caractère stimulant de sa pensée —, arrive un moment où l’on ne sait plus si le vide est souhaitable, fécond — à la chinoise, si je puis dire, un vide médian —, ou s’il est ce qui sape nos vies et effondre le sens qu’on voudrait leur prêter. Le Vide nous constitue, il fait de nous des sujets, des êtres singuliers. En même temps, il nous prive de substance, il nous dématérialise. Voilà que face ou à l’intérieur de certains dispositifs, nous ne sommes plus que pions, clics, valeurs chiffrées, noms propres ou pseudonymes. Certains poussent des « Ah ! » pour célébrer cette libération, cette liberté recouvrée loin du réel et de ses contraintes ; d’autres arborent des sourires mièvres et applaudissent sur commande (nous sommes polis et disciplinés, nous ne savons plus désobéir, et je ne pense pas qu’aux plateaux télé, c’est valable aussi dans les salles de théâtre, au cinéma ou au concert, dans tous les lieux publics où les interdictions en tout genre prolifèrent pour assurer notre bien et notre vie éternelle !) Cette ambiguïté qui tend à confondre puissance et impuissance (nous pouvons tout faire mais plus rien n’a lieu), profane et sacré (on ne croit plus en rien mais tout miroite sans qu’on puisse jamais mettre la main dessus) est d’autant plus difficile à lever qu’à l’ère capitaliste qui est la nôtre, les processus de subjectivation ne se distinguent quasiment plus des processus de désubjectivation (où l’on pourrait retrouver la thématique de la disparition du sujet ou de l’auteur, cette fois dans une version pessimale et non plus maximale, car c’en est fait de l’initiation comme de la découverte de la grande altérité, désormais nous entendons rester humains, sans bien savoir ce que cela veut dire en dehors de ce mot d’ordre qui dit « tous pareils, tous égaux »).

Il est vrai que nos existences font de plus en plus l’objet d’une surveillance, d’une comptabilité, d’une traduction en un langage barbare où il serait presque indécent de se reconnaître (sondages en tout genre), et que, de ce fait, il incombe à tout un chacun de résister à cette tendance. Cependant, je voudrais dire mon désaccord sur un point : contrairement à ce qu’écrit Giorgio Agamben, je ne crois pas que regarder la télé ou utiliser un téléphone portable implique nécessairement qu’on devienne un zappeur ou un numéro, qu’on soit réduit à cela (mais c’est peut-être naïveté de ma part que de ne pas croire à le toute-puissance des dispositifs et de cultiver en moi une part solitaire et indisciplinée). De même que lire un texte en ligne ou dans ses toilettes (autre dispositif, beaucoup plus littéraire !) n’interdit en rien d’y trouver de quoi stimuler son esprit, nourrir son sang et pourquoi pas fonder son action. Non, nous ne sommes pas que des figures de l’assujettissement, nous avons encore notre liberté, notre illisibilité, lire ou marcher, en dépit des chiffres de ventes et des caméras de surveillance, restent encore des pratiques méconnues. Et même si je cède, en écrivant, à l’injonction occidentale qui me prescrit de devenir texte, je dis et redis que la lettre et l’esprit ne sont pas les mêmes choses, qu’écrire est une profanation tout autant qu’entrer dans un dispositif sacralisant et que, pour autant qu’on fait ce qu’on fait avec lucidité, folie, rage et conviction (évidemment ça ne suffit pas, rien n’y suffit), il est possible de faire voir combien on reste ingouvernable, incontrôlable et partant, peut-être, pour quelqu’un, quelque part, encore un peu aimable. Derrière le masque de l’intellectuel qui sait et avertit, s’alarme et désespère, je veux encore voir le visage d’un homme qui rit, que dis-je je veux : je vois.

Notes

[ 1] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2007.Retour

[ 2] Idem, Profanations, Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2006.Retour

[ 3] Idem, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2006.Retour