Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

L économie japonaise aujourd hui, entretien avec Sébastien Lechevalier

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Interview par Anne QuerrienMultitudes : Vous venez de publier un livre intitulé La grande transformation du capitalisme japonais. Votre titre évoque celui de l’ouvrage de Polanyi, et la mutation des rapports entre économie et société en laquelle a consisté l’émergence du capitalisme. Mais cette soumission de la société au capital est-elle encore de mise après des catastrophes comme celles de Fukushima ? N’est-ce pas ce qu’indiquent les mouvements sociaux qui s’expriment au Japon depuis quelques années ?

Sébastien Lechevalier : Quand on pense au Japon aujourd’hui, on pense plutôt à immobilisme, déclin, stagnation ; pourtant il y a eu un changement institutionnel graduel et radical sur trente ans. Quelle a été l’origine de ce changement ? On présente le Japon comme désadapté au changement par la technologie et la mondialisation ; mais l’introduction des politiques néolibérales a commencé bien avant la révolution de l’internet, de façon très largement indépendante des contraintes de la mondialisation. Un programme de réformes s’est mis en place au début des années 80, les mouvements sociaux sont importants mais n’ont pas une grande visibilité et pas d’impact sur les prises de décision politiques.

M. : Pouvez-vous préciser les grands traits de ce changement ?

S. L. : Si on revient au capitalisme japonais des années 70, il y avait une dynamique centrée sur l’accumulation du capital, la mobilisation des travailleurs dans les entreprises, l’intensification du travail. La recherche du profit a utilisé des moyens nouveaux, violents : dans le système Toyota on a mis l’entreprise en crise permanente pour inciter les travailleurs à travailler de façon intense. C’est un modèle violent qui a permis une forte croissance, pas soutenable pour l’avenir mais qui a permis au pays de se développer. C’est un pays dont Ronald Dore, qui en est le meilleur connaisseur, a dit qu’il conciliait l’efficacité et l’équité ; il développait une création de richesse importante avec peu d’inégalités ; dans les années 70 le coefficient de Gini, qui mesure la ségrégation, était comme celui de la Suède. La différence avec la Suède était que la fiscalité ne jouait pas de rôle redistributif, c’était les salaires qui étaient égalitaires.

Ce compromis social égalitariste n’a pas empêché la croissance, c’était comme une forme de socialisme sans propriété collective des moyens de production. C’était tout à fait remarquable. La Chine aujourd’hui a développé un niveau de croissance semblable, mais avec une explosion des inégalités alors qu’il y avait une dimension intégratrice dans l’économie japonaise. Une économiste japonaise, Chiaki Moriguchi, a étudié l’évolution des revenus japonais sur la longue durée avec la méthode de Piketty: si le Japon des années 20 était très inégalitaire, l’industrialisation a fait imploser les inégalités. Cet égalitarisme est le produit de l’après guerre, de l’occupation américaine, des idées de Roosevelt, des luttes sociales analysées par Andrew Gordon au tournant des années 50. On arrive dans les années 70 à un système coûteux pour l’environnement mais conciliant développements économique et social.

M. : Pourquoi avoir décidé de ces réformes, si cela s’est fait avant la crise ? Est-ce l’influence intellectuelle américaine ?

S. L. : Les séjours des élites japonaises à l’étranger se sont développés sous la période Meiji ; puis dans les années 50 aux USA ; les ingénieurs de Toyota notamment sont allés à Détroit voir le cœur de l’industrie mondiale. Toyota a créé un mythe. Dans les années 50 on a voulu construire au Japon une industrie automobile nationale compétitive autonome par rapport à l’industrie américaine. Ono, un ingénieur de Toyota, à qui on attribue la paternité du « toyotisme », a visité les entreprises américaines et a été frappé par la quantité de rebut en bout de chaînes, le nombre d’incidents sur les chaînes. Ce n’est pas l’industrie américaine qui l’a impressionné mais les supermarchés de la banlieue de Détroit. L’espace commercial lui est apparu comme une vaste usine avec la consommation de masse et les services associés. Ono en a conclu qu’il voulait des usines qui vendent et produisent en masse avec des adaptations aux demandes des consommateurs et du réassort permanent.

Dans les années 80 c’est le début des MBA dans lesquels les grandes banques japonaises qui ont de l’argent à dépenser envoient pour les récompenser leurs managers méritants. C’est la cause de la reconversion idéologique japonaise : l’envoi massif de managers dans les programmes MBA est massif. Les ouvrages de Ronald Dore et de ses élèves sur le prestige de ces MBA sont très intéressants. Les entreprises japonaises retiennent moins les méthodes de production car elles car sont fières des leurs mais en concluent qu’ils pourront gagner plus d’argent en financiarisant tout leur système.

Le premier ministre Nakasone, premier ministre de 1983 à 1987, n’avait pas fait de MBA, et baignait complètement dans l’idéologie d’après guerre, celle du rattrapage du niveau de vie américain et de l’atteinte de la société d’abondance. Il pensait y arriver par une nouvelle étape de modernisation, une convergence institutionnelle avec les Américains, et l’affirmait de manière transparente. C’est dans les années 80 que la formation aux Etats Unis par les MBA a été encouragée. Mais c’est alors qu’apparaît aussi un souci de différenciation sociale, et de rémunération chez les cadres supérieurs, la recherche de nouvelles sources de revenus et de considération. C’est la période de la bulle japonaise, le marché financier et l’immobilier explose, la valeur des terrains du quartier des boutiques de luxe, Ginza, atteint celle de la Californie. Il y a une vague de consumérisme énorme à laquelle va mettre fin la période de stagnation dite de la « décennie perdue » (1997-2007).

M. : Que deviennent les autres Japonais pendant cette période ?

S. L. : Des analyses marxistes critiquaient le capitalisme des années 60, en disant que les bénéfices en étaient réservés à une aristocratie ouvrière, et que cette économie laissait sur le côté beaucoup d’autres gens. Pour moi, le miracle japonais c’est qu’un pays sans ressources, et économiquement relativement isolé, ait pu connaître un tel développement, c’est un objet d’études passionnant.

Ma conviction est que dans les années 60 le compromis social était intégrateur autour des colas blancs des grandes entreprises, avec des conditions moins bonnes pour les femmes, les jeunes, les périphériques. Il y avait inclusion des PME dans ce compromis social, par des formes de coordination, de sous-traitance. Koike parle de white collarisation des blue collars workers (1995).

Le parti libéral démocrate, traditionnellement conservateur, a changé complètement d’idéologie et de politique au début des années 2000. Koizumi, premier ministre de 2001 à 2007, assume la réorientation vers la financiarisation et le suivi des idées américaines. Le modèle intégrateur n’est plus à la mode ; les PME de province sont abandonnées par les grandes entreprises, les inégalités homme-femme se redéveloppent. Le modèle de société est parlé explicitement en termes de gagnants et de perdants, ce qui correspond à la demande sociale émanant des cadres de différenciation, de reconnaissance des gagnants, par les salaires et des avantages en nature ou financiers.

Ce changement de cap n’était pas programmé mais est venu de l’impact de la bulle financière de 1987, et de la réaction à la stagnation économique dans les années 90, la décennie perdue ; la croissance s’arrête, elle est de 1% par an. Les effets de la non-croissance au Japon, sans redistribution sociale des revenus, ont été désastreux pour les classes populaires. Il n’y a pas eu de rectification de la redistribution des revenus pour ceux qui sont tombés dans la précarité. Le niveau de paupérisation a beaucoup augmenté comme l’indiquent les études de l’OCDE. Toutes les réformes introduites depuis les années 80 visent à favoriser les grandes entreprises, en supprimant tout ce qui les empêche d’investir sur les marchés financiers. Les entreprises ont fait du lobbying pour ne plus redistribuer leurs bénéfices dans le reste de la société ; Pepper D. Culpepper a montré que le lobbying du patronat, le corporate control a entraîné le déclin des formes de coordination qui avaient fait la force de l’économie japonaise. Au moment même où il y a stagnation les entreprises comme Toyota et Toshiba font des records de profit, en se déconnectant des autres pans de la société.

M. : Pouvez-vous expliquer comment les liens de sous-traitance contribuaient à l’intégration de la société ?

S. L. : On peut prendre l’exemple de DENSO qui est devenu le leader mondial de l’électronique dans la voiture, après avoir travaillé pour Toyota et Mitsubishi. L’exploitation de sous-traitants continue pendant la stagnation, mais les solidarités sociales avec les sous-traitants ont disparu, parce que les grandes firmes utilisant des sous-traitants moins chers à l’étranger. Les grandes entreprises ont supprimé les engagements de long terme. Les exportations se sont développées sur le marché américain, de façon industrielle mais surtout financière par des prises de participation. Les objectifs des entreprises ont changé : la croissance au début, la profitabilité ensuite, avec l’investissement dans les fonds de pension. Prenons l’exemple de Nissan : elle avait le même modèle que Toyota mais de moins bonnes voitures plus chères. L’alliance avec Renault a permis de couper tout ce qui était superflu puisque l’entreprise était au bord de la faillite, les relations avec les sous-traitants ont été supprimées, la production a été concentrée dans quelques lieux. Mais quelques années plus tard on voit que la productivité n’augmente plus, alors qu’il y a toujours profitabilité financière.

Toyota s’est construite sur la qualité, et a eu des problèmes, l’obligation de rappeler des voitures. Ils ont voulu avoir le beurre et l’argent du beurre : le modèle productif est très intensif, met la chaîne de production en crise permanente, à cause de la réponse en urgence à la commande. Cela demande un environnement social extrêmement stable, la garantie de l’emploi, un financement régulier, etc. Ils ont essayé de changer en augmentant les travailleurs temporaires pour permettre cette adaptation rapide à la demande mais sans garantie de l’emploi. Donc en 2008 cette entreprise, jusque là paternaliste, comme Michelin en France, a licencié un grand nombre de travailleurs temporaires. Plusieurs milliers venaient du nord du japon et ont perdu leur logement à Nagoya du jour au lendemain.

M. : Pouvez-vous revenir sur le caractère intégrateur de ce modèle productif dans la période antérieure et sur les nouvelles formes de compromis social en gestation ?

S. L. : Le modèle antérieur a réussi à intégrer dans l’entreprise un ensemble d’agents périphériques grâce à la croissance, au taux de chômage faible. Il y avait deux garanties : le travail ou le mariage. A partir des années 80-90 le taux de mariage a tendance à chuter, le chômage passe de 1% à 5% avec des effets catastrophiques. Dans les années 2000 on autorise le travail temporaire, les agences de travail temporaires, et apparaissent des travailleurs pauvres, intermittents, qui n’arrivent pas à s’en sortir. Il y a eu l’espoir lié aux élections de 2009, avec une demande sociale d’alternance, le refus des inégalités croissantes. Le parti démocrate ne sait pas répondre à ces attentes. On passe d’un débat académique sur les inégalités à un agenda politique de réduction des inégalités. Les retraites sont assez développées, mais la famille et le chômage sont peu garantis. Au Japon c’est très rare de parler politique, or après 2009 des managers de grandes entreprises s’élevaient violemment contre le gouvernement et le lobbying patronal conduisant sa politique.
La possibilité de changer le système s’est éteinte. Aujourd’hui le débat sur l’état-providence est moins présent qu’en 2009. Le débat politique porte sur la fiscalité, sur comment rembourser la dette. Les néolibéraux tiennent les discours les plus forts contre l’endettement mais ce sont ceux qui creusent la dette, et ce refus de l’endettement ne vise qu’à couper les programmes sociaux.
Dans le contexte japonais tout ce qui est redistribution sociale est complètement absent du débat politique. Le gouvernement pense augmenter le taux de TVA (5%) mais si on lui conseille de différencier ce taux selon la qualité sociale des produits, il affirme que la fiscalité doit être neutre par rapport à la différenciation sociale. Faire une révolution fiscale à la Piketty au Japon ce serait vital.

M. : Comment voyez-vous le surgissement de l’accident de Fukushima et sa mauvaise gestion dans ce contexte ?

S. L. : Fukushima c’est le reste négatif de l’ancien système, la collusion entre grandes entreprises et Etats, en particulier sur les contrôles techniques bureaucratiques, tous les contrôles étaient douteux. La sécurité sur le papier était extrêmement forte, mais la sécurité à 100% n’existe pas. La question du mix énergétique va se reposer mais on ne peut exprimer sa colère que devant la télé et ses désirs que dans le privé devant la télé. On prévoit un scandale sanitaire de très grande ampleur dans les cinq ans à venir. Cela pose le problème philosophique de la responsabilité du gouvernement et des dirigeants d’entreprises par rapport au reste de la société.
Je suis surpris que la réaction gouvernementale après l’accident ne soit pas à la hauteur des enjeux. C’est une des plus grandes économies mondiales, une démocratie avancée, et le gouvernement central ne semble avoir ni les moyens ni la volonté d’agir en assureur de dernier ressort. C’est la première fois que cela arrive. Une partie de la population est laissée à elle-même avec les associations locales. A Kobé en 1995 les autorités centrales et locales avaient été deux mois complètement absentes déjà, c’est la mafia qui a pris le relais, comme en Italie.
Dans le modèle des années 70 l’entreprise était centrale, et cela n’a pas trop mal marché pour développer la société jusque dans les années 70. Maintenant les entreprises vont voir ailleurs et ne se sentent pas de responsabilité territoriale. Cette administration japonaise, aux moyens économiques réduits par rapport à l’administration française par exemple (la comparaison a été faite par Christian Sautter) n’a pas les moyens d’intervenir en cas d’urgence. Les entreprises aussi se sont resserrées sur leurs fonctions fondamentales de production et de finance, au détriment de leurs fonctions sociales. Le tsunami a révélé une véritable crise de gouvernance, dans une région pauvre où on avait mis les centrales nucléaires pour justement apporter une certaine richesse. Il y a en même temps une certaine forme d’incompétence et de cynisme, comme à Katrina, où l’Etat ne s’est pas soucié des infrastructures puis des victimes parce que c’était des gens qui ne votaient pas républicains.

RÉFÉRENCE

KOIKE (Kazuo), The Economics of Work in Japan, Tôkyô, LTCB International Library Foundation, 1995.