Et aussi...

L’homme à abattre

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Rue des Pyrénées, Paris, avril 2007. Sur notre passage, les insultes sexistes pleuvent : « Salope ! T’es une salope, comme ta candidate! », « Sale pute! », « Cette conne ? » La violence est incroyable. Les mots qui font le plus mal sont ceux que des femmes nous murmurent, sans songer à mal : « Surtout, ne dîtes pas que c’est une femme, justement ! C’est vous qui allez nous faire perdre ! ». Bravant l’opprobre, socialistes ou non, nous déclamons à voix haute en distribuant des tracts rue de Passy : « Pour la première fois, une femme brigue la Présidence ! ». Les regards nous fusillent. La perle revint à une jeune femme qui tentera de nous convaincre que notre propos est « anti-féministe, justement ! ».

Si la portée symbolique de l’accession d’une femme à la Présidence dans la France de 2007 fut niée par les femmes elles-mêmes, elle n’échappa pas aux hommes qui couvraient la candidate de jurons sexistes jusque dans son propre camp. Sur le trottoir et dans les cafés de la rue des Pyrénées, les hommes qui nous insultaient ne nous laissaient pas oublier une seconde que notre candidate était une femme. Les médias nous le rappelaient chaque jour, lisant dans la couleur de son corsage comme dans un grimoire pour interpréter son humeur politique du jour – au point qu’elle choisit de brandir le drapeau de sa « féminitude » comme argument de campagne. Un sacrilège – et sans doute une erreur tactique – que les françaises ne lui pardonneraient jamais !

Les françaises cette année-là rêvaient d’un monde parfait dont le sexisme aurait été banni de longue date. Elles voulaient que la candidate soit traitée comme une personne, et non comme une femme, bref, que son genre ne fasse pas débat, un rêve bien légitime. Mais la cause était perdue d’avance. Nous avons beau faire comme si de rien n’était, la femme en nous – qui souhaitons qu’on l’oublie – se révèle malgré nous et se sent visée dès qu’une femme politique monte sur la tribune. A l’heure du grand débat télévisé entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, toutes les femmes de France étaient sur le gril. Elles ont sans doute eu la nausée à chaque bourde de Madame Royal, se sentant exposée sur la place publique, jugées à travers cette image imparfaite de la femme politique, livrée en pâture au jugement de l’Universel. Les hommes se sont-ils sentis concernés par les bourdes de Monsieur Sarkozy ? Ont-ils un seul instant eu honte d’être représentés par lui en tant qu’hommes ? Sans doute pas, car l’Homme Politique est un Etre Universel, quelque soit son degré de machitude.

En 2007 il fallait cacher la femme derrière la candidate ou se rendre coupable de sexisme, un sexisme qu’on l’accusait parfois de s’infliger elle-même. Ce phénomène d’aliénation est bien connu : aux lesbiennes par exemple on dit souvent de faire preuve de modestie, de ne pas fabriquer l’homophobie en affichant leurs amours et leur identité… Une identité qui se rappelle à nous avec force, qu’on le veuille ou non, chaque jour de notre vie. Une identité communément synonyme d’insulte, forgée par l’homophobie ambiante, que l’on peut choisir de subir passivement ou arborer avec fierté, mais que l’on ne peut pas ignorer. En 2007, entre les deux tours, il est devenu presque plus facile d’être une lesbienne que d’être une femme.

« Je suis une femme, je voudrais mourir » (Tony Curtis dans le film Certains l’aiment chaud)

Dans les années 70, Women Is Beautiful ! Le « Peuple des femmes » est mû par une vraie fierté identitaire. Quarante ans plus tard, il n’est plus question de se réclamer de cette identité. Il convient au contraire de rejeter la figure de la femme qui n’est qu’un piège dans lequel on nous a enfermées pour mieux nous asservir. Se revendiquer comme femme, c’est risquer de tomber dans un essentialisme dont on connaît trop les travers : exaltation de qualités soit disant spécifiques, justifiant finalement notre condition ; trahison des minorités sexuelles, morcellement du mouvement social et exclusion d’autres catégories opprimées, etc.

A raison ou a tord, nous avons abandonné la femme comme identité, et même le peuple des femmes comme classe opprimée, contrairement à d’autres populations discriminées qui marchent encore chaque année pour dire leur fierté identitaire et sont rejoint par des foules hétérosexuelles. Mais alors, le masque une fois tombé, au nom de qui faut-il nous libérer du sexisme ? Avec quel visage faut-il se battre contre la domination masculine si les revendications catégorielles menacent ainsi de nous enfermer dans une identité que nous n’avons pas choisie mais subie, que nous renions aujourd’hui, alors qu’on nous y enferme toujours ?

“Nos identités sont plurielles!” dit-on dans les séminaires féministes, en référence à la poète féministe Audrey Lorde qui introduisait chacun de ses discours par cette entête : “I am black, lesbian, mother, warrior, poet”. Oublions les femmes, soyons Queer ! Le mouvement Queer veut vider les classifications sexuées de leur substance en brouillant les frontières en apparence comme dans la pratique entre les sexes biologiques et les genres socio-culturels, jusqu’à se débarrasser de la notion même de sexe, elle aussi produit d’une construction sociale et linguistique. Nombre d’entre nous, lesbiennes, bi, trans F to M[[Transsexuelles female to male, egalement peu visibles dans le mouvement
, profitent des nouveaux espaces d’expression et de liberté créés par ce mouvement ; d’autres, des femmes surtout, revendiquent la position Queer sans être pratiquantes pour autant d’une sexualité hors normes. Pour les jeunes militantes françaises cette identité est devenue plus facile à porter que celle de femme, de féministe ou de lesbienne. Une nouvelle génération de femmes engagées adoptent la Queer attitude et fustigent l’essentialisme de leurs ainées, cause de tous les maux, auquel le féminisme dans son ensemble est désormais assimilé.

Le Queer rêve d’un monde ou les genres n’existeraient pas, un monde au-delà des sexes, et du sexisme. Symbolique du succès de ce nouveau paradigme dans les milieux militants, le 8 mars 2009, les Panthères Roses qui incarnaient la branche activiste du mouvement Queer en France, s’attaquaient au symbole républicain. En cette journée des droits des femmes, elles placardèrent un drapeau bleu, blanc, rouge, au pied de la Statue de la République, sur lequel on pouvait lire les mots suivant « RACISTE, CAPITALISTE, HETEROCENTRISTE ». Quelque chose y manquait, mais quoi ? Il y manquait la femme. Elle n’avait qu’un seul jour, le 8 mars 2009 elle l’avait perdu.

Comment mieux s’échapper de sa condition qu’en reniant l’identité qui fait l’objet de l’oppression ?Retenons notre respiration, fermons les yeux… Cessons d’exister. C’est si bon.

Et l’homme performa la femme…

Le féminisme Queer existe-t-il, malgré l’apparente contradiction dans les termes? Le défi vaudrait d’être relevé. Le passage d’un genre (féminin) a l’autre (masculin) a permis a quelques trans[[Murray Hill
de tester par contraste entre l’avant et l’après les privilèges ordinaires conférés aux hommes dans la société mais le potentiel que recèle cette expérience du passage n’a pas vraiment été suffisamment exploité. Les trans F to M (Female to Male) restent quasiment ignorés du grand public ; de même la figure de la Drag Queen est aujourd’hui bien plus populaire que celle du drag King, femme travestie en homme, qui émerge enfin lentement sur la scène parisienne. Les chars de la Gay Pride sont très majoritairement masculins, pas de « Dyke March » en France jusqu’à ce jour. La communauté queer / LGBTI serait-elle finalement dominé par… le genre masculin ?

Le Queer est d’abord né pour lutter contre l’homophobie, et il l’a fait avec succès. Le mouvement n’avait pas à son origine l’ambition de déconstruire les mécanismes de domination unilatérale d’un genre sur l’autre, sinon à travers l’avènement lointain d’une ère “pansexuelle”. Son ennemi principal est la norme, l’Heteronormativité, figure plus désincarnée que ne l’était le Patriarcat. Il ne rallie pas un peuple unis par une oppression commune mais rassemble une multitude faite de différences non hiérarchisées. Il n’a pas d’ennemis de classe sinon dans l’addition d’autres combats – anti-capitalistes et anarchistes. Si le Queer fut producteur d’un questionnement salutaire sur l’identité et la norme, il a sans doute eu pour la cause féministe un coût politique important : nous – noires, blanches, riches ou pauvres, lesbiennes, bisexuelles, trans, poètes, ouvrières ou cadres supérieures, ici et maintenant, y avons perdu le gout de nous lever ensemble pour affronter notre oppresseur. Noyé dans le Queer, le féminisme a failli perdre son caractère essentiel au sens de son importance et de sa légitimité pour devenir un exercice réflexif et critique. Et pendant que nous déconstruisions les ressorts théoriques de notre aliénation, celui-ci faisait bloc et poursuivait tranquillement son exercice de domination, sans trop s’interroger sur son essence, dont il semble globalement satisfait. C’est que l’homme est du bon côté de la norme hétérosexuelle.

Judith Butler qui inspira le mouvement Queer nous apprend que chacun contribue à sa propre aliénation en reproduisant la norme de genre qui lui est imposé. Mais hommes et femmes n’y ont pas le même intérêt, et n’en souffrent pas de la même manière. Avant tout, ils n’ont pas le même pouvoir sur la norme. Austin et Searle, les auteurs de la théorie des actes de langage performatifs qui inspirèrent Judith Butler, insistent sur l’importance des relations de pouvoir dans la “performativité” du genre, c’est à dire dans la capacité d’un énoncé à fabriquer la norme. Sans autorité de l’énonciateur, pas de transformation du monde par le langage, fut-il celui des corps ! A ce compte-là, l’homme est bien plus performant que la femme. Il performe d’ailleurs à la fois son genre et le nôtre ! Il construit la norme du genre féminin quotidiennement, en rappelant régulièrement les femmes à leur sexe et a leur rang avec toute l’autorité que la société lui confère. Le regard de l’Homme toise les femmes chaque jour, jaugeant leur féminité a l’aulne de son gout souverain. Ses compliments de trottoirs nous honorent et font de nous des femmes à ses yeux de connaisseurs, et ce dès la petite enfance. Sa bouche insulte et son bras punit quiconque se rendra coupable la moindre inconformité de genre. L’homme est par essence et par puissance celui qui déclare la femme, comme le curé déclare les futurs époux, dans l’ordre patriarcal qui prévaut. L’homme déclare la femme qu’elle soit consentante ou non parce qu’il en a le pouvoir politique et la légitimité sociale. Et si nous contribuons malgré nous à la construction de la féminité en nous soumettant à ses codes chaque seconde de notre vie, nous n’avons ni le choix des armes, ni celui de les jeter à terre. Nous avons toutes intégré la violence des rappels à l’ordre. A moins de supposer que la puissance subversive du Queer ne soit à même à elle seule de saper les fondements d’un édifice patriarcal bien campé sur ses bases, fort de sa domination dans tous les secteurs (médiatiques, financiers, culturels, politiques, etc.) les femmes risquent de perdre d’une main ce qu’elles auront gagné de l’autre en jetant le féminisme avec l’eau du bain essentialiste. Quant au mouvement Queer, il servira d’autant mieux la lutte contre le sexisme qu’il s’attachera à reconnaitre et faire connaître cet ordre hiérarchique des choses.

En réalité ce n’est pas tant la Femme qu’il aurait fallu déconstruire jusqu’à l’empêcher de dire “Nous” publiquement – même si l’exercice était tentant. Déconstruire la femme avant d’avoir défait l’homme c’était risquer de se couper les jambes et la parole pour le plus grand bonheur de l’adversaire. Combien d’articles et de colloques, combien de groupuscules consacrés à détruire le concept de la femme tandis que l’homme reste intouchable et sourit en nous voyant fondre ? Le féminisme s’est tellement préoccupé de sa propre figure honnie qu’il s’est désincarné, perdant la force de regarder son adversaire en face. Mais au diable la femme ! Fuyons les déchirements sorroricides sur notre essence, les controverses sans fin sur la-prostitution-comment-l’interdire-sans-opprimer-les-travailleuses-du-sexe, les débats sur l’excision-qui-prouve-bien-que-les-mères-sont-coupables. Sortons de la cour dans laquelle on nous ont autorisé à jouer et occupons-nous des choses importantes, c’est-à-dire des sujets qui intéressent les hommes. Parlons argent, parlons prestige, parlons pouvoir et donnons enfin aux hommes et à leurs privilèges toute l’attention qu’ils méritent ! Il faut investir leurs espaces, dénoncer leurs manies, remettre en question leur essence même. Il faut tuer l’homme avec ses propres armes – tout en marchant sur le fil du rasoir pour ne jamais laisser prise à l’enfermement catégoriel. Nous pouvons prendre un peu de hauteur mais ne pouvons pas nous permettre de perdre notre position d’attaque, cette communauté de vécu de la domination. Dans cette communauté de vécu s’inscrivent de plein droit les gays, les bi, les queer, les guerrières et les poêtes en tout genre, a condition qu’ils et elles adhèrent au but commun, la déstabilisation du Maître et de son Grand Ordre des choses. Qu’ils et elles prennent soins de ne pas gommer au passage les femmes et la vérité de leur expérience de l’oppression. Car s’il y a bien un universel, c’est celui de l’oppression des femmes, de toutes les femmes et de tout ce qui y ressemble par l’Homme, défini comme tel.

La guerre des sexes n’aura pas lieu !

L’homme, notre ennemi ? Je vois d’ici les sourcils se froncer ! Ne dites-pas cela, ça va se retourner contre nous ! On peut pleurer sur le sort de la femme, mais il est interdit de combattre ou de critiquer l’homme. Par exemple on ne dit pas “violence des hommes sur les femmes” mais « violences conjugales » ou encore mieux « violences basée sur le genre ». Ces violences-la n’ont pas d’auteur, juste des victimes. Cet innommable est significatif de l’effacement systématique du dominant et de sa responsabilité dans l’oppression qu’il exerce. De quoi parle-t-on ? De feu-follets ? Peut-être emploie t-on le terme de « violence basées sur le genre» au cas ou une femme, un jour, voudrait elle aussi violer un homme, auquel cas elle disposerait des mots pour le dire[[Un courant Onusien a voulu prendre des précautions oratoires pour intégrer dans cette définition les violences homophobes. Reste que l’anecdote est révélatrice. En voulant avec raison s’attaquer aux crimes de haine homophobes on a invisibilisé la responsabilité des hommes. Pourtant le terme de violence sexiste était disponible, et suffisamment englobant. Comme toutes les violences sexuelles, les violences homophobes sont proférées par des hommes et surtout par des hommes, sur ceux et celles qui ne se soumettent pas a la hiérarchie des sexes. L’Homme est le dénominateur commun du problème, mais il n’est jamais nommé, pas même suggéré.
?

Un argument récurrent est utilisé pour justifier le maintien de la paix sociale entre hommes et femmes et disqualifier les collectifs féministes au nom de leur non-mixité : l’idée qu’ « on ne gagnera pas sans eux », que les hommes auraient tout intérêt à rejoindre la lutte et les féministes à les y inviter. Pourtant, rares sont ceux qui ont créé leurs propres mouvements de libération contre le sexisme ou rejoint les groupes existant. Les mieux organisés sont encore les masculinistes qui luttent pour libérer les hommes du féminisme lui-même! Les journaux français, témoins d’un renouveau du féminisme en France, prétendent à tord que le nouveau visage du mouvement serait mixte contrairement à son ancêtre aigri et vengeur le MLF. Les deux collectifs a l’origine de ce renouveau, La Barbe et Osez le Feminisme, savent bien que dans les faits il n’en est rien. Les troupes d’Osez le Féminisme marchent dans la rue sans avoir plus d’une poignée d’hommes à qui tenir la main ; les hommes sont rares au sein de l’association des ” amiEs de la Barbe” dont le but est de soutenir le mouvement non mixte des Barbues. Ils sont trois valeureux poilus et deux tondus à fomenter pour elles la grande nuit du 4 aout ou les hommes abandonneront enfin leurs privilèges.

Les illustres dirigeants d’un think tank que La Barbe a investit plusieurs fois (comme la totalité des think tank français de droite ou de gauche, celui-ci est dirigé par des hommes), se proposaient, plutôt que de laisser leur place à leurs assistantes – d’aller eux-mêmes convaincre leur collègues qu’ils sont les premières victimes des méfaits du sexisme qui les oblige à rester tard au bureau. L’homme – égaré pour son malheur dans des stéréotypes contraignants, serait tout comme sa comparse la victime collatérale d’un mal venu d’ailleurs, et mériterait qu’on prête attention aux contraintes qui pèsent sur son quotidien. Ce discours d’alliance consensuel est charmeur, entre autres parce que notre bon sens nous dit qu’il y a du vrai la dedans. Nous savons toutes et tous, au fond de nous, qu’un monde sans sexisme serait un monde meilleur, pas seulement pour les femmes. De là à supposer que les hommes sont opprimés par leur condition, il y a un pas tactique que certains sont pressés de franchir. S’il est possible d’imaginer la souffrance des hommes qui ont une petite bite, il est un peu plus difficile d’imaginer que le President d’un think tank s’angoisse sur le menu des enfants à diner et ne sache comment l’annoncer à son supérieur hiérarchique… Si la caricature des hommes en bourreaux virils et des femmes en victime soumises entretient bien un cercle vicieux il reste que ce sont bien des hommes qui violent, et pas des « forces conjugales » ou une « violence de genre »… Ce sont bien des hommes (blancs) qui occupent les places ou se décident la condition sociale et économique des femmes, ou s’écrivent les droits et les devoirs de la multitude. Ce sont bien des hommes qui amassent et contrôlent toutes les richesses du pays, ce sont des hommes qui dirigent les états, et des hommes qui fondent les think tank qui fabriquent les grands hommes de demain, qui abreuveront nos partis politiques d’idées conservatrices, partis qui détruiront demain leurs propres candidates par voix de presse, presse elle-même dirigée par des hommes… et bien souvent par les mêmes hommes. Si ces hommes n’avaient pas un intérêt catégorique a dominer les “autres”, la société ne se serait pas structurée de la sorte. Ou alors, que n’useraient-ils de leur pouvoir pour changer leur condition et tomber de leur estrade ?

Il est vrai que la structure du sexisme ne divise pas le monde en deux parties démographiquement égales, une couche dominant l’autre et raflant toute la mise. Elle s’articule sur une structure de classe et de race, principalement, qu’il est essentiel de visualiser. Elle est décrite par Virgine Despentes dans King Kong théorie avec l’humour en plus : les hommes des classes supérieures contrôleraient la machine à propagande sexiste pour défendre leur patrimoine et leurs richesses, envoyant les paysans à la guerre et donnant a chacun une femme pour les servir. Les hommes au canon, les femmes en cuisine et au pieu. De là à dire que les masses populaires, hommes et femmes, ne feraient que reproduire passivement la classification première qui arrange ces Messieurs de la Haute, il y a encore un pas qu’il faut se garder de franchir. Les rapports de pouvoir sont loin de s’inverser lorsqu’on descend dans l’échelle sociale. Mais ce qui est indéniable, c’est qu’en haut de la pyramide, là où les stratégies guerrières (politiques, commerciales, culturelles, médiatiques) se dessinent, on n’a rien a gagner dans l’égalité. Dans le ghetto du Gotha, les places sont chères et une femme de plus est une place de moins. Imaginons un instant que les membres d’une élite blanche dans une société raciste disent aux noirs «nous aussi nous souffrons du racisme, mais la société nous oblige à diriger les compagnies qui vous exploitent »… C’est bien ce genre d’affres qui étreint l’élite de nos penseurs politiques lorsqu’ils nous disent qu’au bout du compte si les grands hommes blancs se retrouvent entre eux dans les remises de médailles, les jury de festival internationaux et les conseils d’administration, c’est là une prison dorée dans laquelle ils souffrent en silence. Les pauvres ne voient pas leurs enfants, ils ne courent qu’après l’argent et leur cœur est sec et dur. Ils ne savent pas aimer et troussent les femmes de ménage… Triste condition masculine.

La femme à barbe, elle t’emmerde !

Il en va du sexisme comme du racisme ou de la lutte des classes, et finalement de tout mouvement de libération : il est plus difficile de se tourner vers l’autorité pour la mettre en accusation que de s’interroger sur sa propre légitimité à le faire. En matière de sexisme, vraiment, il n’est pas bon de montrer du doigt. Une féministe qui oserait dire que l’homme est l’adversaire se verrait immédiatement disqualifiée par les deux camps[[Ou traiter de folle a lier ! Valérie Solenas et le SCUM Manifesto.
: les uns crierons qu’elle est lesbienne et que c’est sa perversion qui motive son combat, les autres lui conseillerons de ne pas dire tout haut ce qu’elles n’osent même pas penser tout bas, de peur de se faire remettre à leur place… de femme. Si les noirs sont entendus dans leur ressentiment contre les blancs, si les pauvres sont bien compris quand ils s’attaquent aux riches, les femmes elles, n’ont pas le droit d’en vouloir aux hommes. Les journalistes nous le rappellent à chaque interview : “Alors, comme ça vous êtes féministe. Mais vous n’aimez pas les hommes ? Est-ce que je suis votre ennemi ?” Et la militante, désarmée, de le rassurer avec ferveur, désamorçant aussitôt la charge de son plaidoyer. Pourtant, aux sans-papiers nul ne demande d’aimer les blancs – ni même de les accepter au sein du mouvement. Aux ouvriers qui luttent contre le patronat on n’a jamais osé dire « alors, comme ca vous n’aimez pas les patrons ? » on aurait trop peur d’avoir l’air ridicule. Aux féministes on demande chaque jour des déclarations d’amour. Amies féministes, la prochaine fois qu’un journaliste au visage aimable vous demandera si « les hommes sont vos ennemis », ne vous empressez pas de lui sourire « mais non, on aime beaucoup les hommes, c’est pas la question ». C’est bien la question ! Oui, cet homme est votre ennemi de classe. Ce journaliste représente l’adversaire, c’est même pour cela qu’il vous pose cette question piège.

Mais voila que des hordes de femmes portant postiche envahissent en silence les haut lieux réservés aux grands hommes blancs. Elles sont partout : dans les médias, en politique, dans les hauts lieux de la finance et de l’industrie, dans les hautes instances du monde olympiques et même dans le monde des Arts. Voici qu’elles gravissent les marches de velours rouge du Festival de Cannes pour dénoncer la suprématie masculine dans les rouages de la plus grosse des machines à propagande culturelle. Que sont-elles ? Des monstres ! Des femmes qui ont renoncé à leur féminité le temps de la performance pour arborer l’attribut premier des dominants, le poil au menton, et le vider de sa puissance symbolique. Leur simple présence sur la scène derrière les hommes en place est révélatrice de l’invisibilité ordinaire des femmes dans les lieux où se décident les lois et ou se délimitent les territoires. Voici l’essence de la Domination Masculine. Les hommes en gris se regardent entre eux, confondus, parce qu’ils sont pris en flagrant délit de non-mixité. Et plutôt que de rire des femmes à barbe, c’est des hommes que le public se gausse. D’autant qu’il y en a toujours un qui finalement se lâche, et c’est le grand retour du refoulé : « j’ai une excuse, j’ai une mère, une femme (ça arrive encore à quelques-uns), quatre filles, et quand j’ai un chien c’est une chienne » dira par exemple Gérard Longuet pour se défendre d’avoir souhaité, à notre approche, que se tienne un jour « un colloque entièrement masculin sur la condition féminine ». “La tolérance, y a des maisons pour ca !” lancera le Directeur du Nouvel Observateur, lassé de voir les estrades de ces “Journées portes-ouvertes” envahies chaque année par une armée d’hirsutes protestant contre le monopole des micros et de l’agenda par la gente masculine.

Outre leur volonté de pouvoir décomplexée et leur allure troublante, ce qui fait l’originalité de La Barbe c’est qu’elle détourne sur la masculinité le projecteur naguère braqué sur la triste condition féminine. Chaque nouvelle action attire l’attention des media sur un nouveau secteur où règnent les mêmes brochettes de costards cravates engoncés dans leur uniformité. Les incursions de La Barbe dans ces clubs très privés qui dirigent la France mettent à nu l’ennemi principal décrit par Christine Delphy. Il existe en chair et en os et se déplace en bande. Il a une adresse, un corps, au sens institutionnel et physique du terme, des us et des coutumes, une marque de montre préférée, des chaussures pointues et noires, un habitus qu’ils nous faut apprendre à connaitre pour mieux le déconstruire. Il ne nous décevra jamais, invitant toujours quelques femmes alibi à la dernière minute pour garnir ses prestigieuses estrades. Il aime par dessous tout serrer les mains de ses semblables et offrir des prix à ses pairs. Il gagne énormément d’argent. Il est à mourir d’ennui.

PDG de L’Oreal ou de la Fimalac, directeurs de théâtre nationaux, présidents de fédérations olympiques ou directeurs de chaîne télé, présidents du Jury à Cannes ou professeurs d’université, cheveux long ou oreilles bien dégagées, ils sont redondants jusqu’au vertige. Ils sont les fruits de la cooptation qui garanti leur reproduction a l’identique pour les siècles des siècles. Ces hommes-là sont aveugles au discret envahissement des femmes à barbe parce qu’elles ne peuvent être que ses subalternes, secrétaires ou hôtesses qui vont les placer sur l’estrade et remplir leur verre d’eau. Ils ne voient pas les femmes qui les cernent comme un danger potentiel, et répondent sagement “présent” quand elles anonent leurs prénoms pour les féliciter uns à uns de bien veiller sur leur pouvoir. Ils nous font rire. Ce que nous aimons le plus c’est le moment ou ils se lassent et envoient sur nous une de leurs assistantes pour nous chasser de la salle avec un “Bon, assez joué, raccompagnez donc ces demoiselles à la sortie!” Comment savent-ils que nous sommes encore jeunes et bonne à marier ?

C’est ainsi que les femmes à barbe retournent à l’envoyeur l’argument catégoriel : c’est vous, Messieurs, les vrais « essentialistes ». Vous qui formez ces clubs très privés, qui vous congratulez entre vous, qui menacez notre bel idéal d’Universel ! Vous qui dominez par la loi du genre pour mieux profiter de vos ghettos dorés ! Vous qui pratiquez la non-mixité chaque jour ! Et quand La Barbe expose les stéréotypes de la Masculinité, ce n’est pas pour pleurer sur le sort de l’homme, victime malgré lui d’un système hétéronormatif, condamné à régner et à se reproduire par copinage, sans jamais verser une larme d’émotion. C’est pour montrer quels avantages sont à défendre pour justifier qu’ainsi rien ne bouge, et à quoi riment toutes ces mises en scène du genre.