Félix Guattari

L’objet écosophique

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Les configurations géopolitiques se modifient à grande allure tandis que les Univers de la technoscience, de la biologie, de l’assistance par ordinateur, de la télématique et des médias déstabilisent chaque jour davantage nos coordonnées mentales. La misère du tiers monde, le cancer démographique, la croissance monstrueuse et la dégradation des tissus urbains, la destruction insidieuse de la biosphère par les pollutions, l’incapacité du système actuel à recomposer une économie sociale adaptée aux nouvelles données technologiques: tout devrait concourir à mobiliser les esprits, les sensibilités et les volontés. Au contraire, I’accélération d’une histoire, qui nous entrâîne peutêtre vers des abîmes, est masquce par l’imagerie sensationnaliste, et en réalité banalisante et infantilisante, que les médias confectionnent à partir de l’actualité.
La crise écologique renvoie à une crise plus générale du social, du politique et de l’existentiel. Le problème posé ici est celui d’une sorte de révolution des mentalités afin qu’elles cessent de cautionner un certain type de développement, fondé sur un productivisme ayant perdu toute finalité humaine. Alors, lancinante, la question revient: comment modifier les mentalités, comment réinventer des pratiques sociales qui redonneraient à l’humanité  si elle l’a jamais eu le sens des responsabilités, non seulement à l’égard de sa propre survie, mais également de l’avenir de toute vie sur cette planète, celle des espèces animales et végétales, comme celle des espèces incorporelles, telle que la musique, les arts, le cinéma, le rapport au temos. l’amour et la compassion pour autrui, le sentiment de fusion au sein du cosmos?
I1 convient certamement de recomposer des moyens de concertation et d’action collectifs adaptés à une situation historique qui a radicalement dévalué les anciennes idéologies, les pratiques sociales et les politiques traditionnelles. Remarquons, à cet egard, qu il n est nullement exclu que les nouveaux instruments informatiques contribuent au renouvellement de semblables moyens d’élaboration et d’intervention. Mais ce n’est pas eux, en tant que tels, enw reront es noyaux de prlse de conscience capables de déployer des perspectives constructives. A ~~s quelquefols précaires, d’expérimentations tâtonnantes, de nouveaux agencements collectifs d’énonciation commencent à se chercher; d’autres façons de voir et de faire le monde, d’autres façons d’être et de mettre à jour des modalités d’êrtre viendront à s’ouvrir et à s’irriguer, s’enrichir les unes les autres. Il s’agit moins d’accéder à des sphères cognitives inédites que d’appréhender et de créer, sur des modes pathiques, des virtualités existfintielles mutantes.
Cette prlse e’n compte de facteurs subjectifs de l’Histoire et le saut de liberté éthique qu’entrâîne la promotion d’une véritable écologie du virtuel n’impliquent aucunement un repli sur soi (type méditation transcendantale) ou un renoncement à l’engagement politique. Elle requiert, au contraire, une refondation des praxis politiques.

Depuis la fin du XVIIIé siècle, I’impact des sciences et des techniques sur les sociétés développées a été assorti d’une bipolarisation idéologique, sociale et politique entre des courants progressistes souvent jacobinistes dans leur appréhension de l’Etat  et des courants conservateurs préconisant une fixation aux valeurs du passé. C’est au nom des Lumières, des libertés, du progrès, puis de l’émancipation des travailleurs, qu’un axe gauchedroite s’est ainsi constitué comme une sorte de référence de base.
Aujourd’hui, les socialdémocraties se sont converties sinon au libéralisme du moinS au primat de l’économie de marché, tandis que lseffondrement généralisé du mouvement communiste international a laissé béant un des termes extrêlnes de cette bipolarité. Doiton penser, dans ces conditions, que celleci est appelée à disparaître, comme le proclame le mot d’ordre de certains écologistes: « ni gauche, ni droite »? Ne seraitce pas le social luimême qui serait appelé à s’effacer, tel un leurre, comme l’ont affirmé certains tenants du postmodernisme? A l’encontre de ces positions, je considère qu’une polarisation progressiste est appelée à se reconstituer à travers des schémas plus complexes selon des modalités moins jacobines, plus fédéralistes, plus dissensuelles, par rapport à laquelle se resitueront les différentes moutures de conservatisme, de centrisme, voire de néofascisme. Les formations partidaires traditionnelles sont trop entremêlées aux différents rouages étatiques pour disparaître du jour au lendemain des systèmes de démocratie parlementaire. Et cela malgré leur évidente perte de crédit qui se traduit par une désaffection croissante de l’électorat, aussi bien que par un manque de conviction flagrant de la part des citoyens qui continuent de vot«. Les enjeux politiques, sociaux et économiques échappent de plus en plus aux joutes électorales qui ne se ramènent le plus souvent qu’à de grandes manœuvres mass médiatiques. Une certaine forme de « politique politicienne » paraît appelée à s’effacer devant un nouveau type de pratique sociale mieux adaptée tant aux questions de terrain les plus locales qu’aux problèmes planétaires de notre époque.

Les masses des pays de l’Est se sont précipitées dans une sorte de chaosmose collective pour se dégager du totalitarisme, pour vivre autrement, fascinées qu’elles étaient par les modèles occidentaux. Mais il apparaît, peu à peu, que l’échec du « socialisme » est aussi un échec indirect des régimes prétendument libéraux qui vivaient en symbiose chaude ou froide  avec lui depuis des décennies. Échec en ce sens que le Capitalisme Mondial Intégré, s’il est parvenu à garantir une croissance économique soutenue dans la plupart de ses citadelles  au prix, il est vrai de dévastations écologiques considérables et d’une ségrégation redoutable, est non seulement incapable de faire sortir les pays du tiersmonde de leur enlisement, mais qu’il ne pourra apporter que des réponses très partielles aux problèmes gigantesques qui assaillent les pays de l’Est et l’U.R.S.S. et que ne feront qu’aviver des épreuves interethniques sanglantes, dont on ne voit pas actuellement l’issue.

Une prise de conscience écologique élargie, dépassant de beaucoup l’influence électorale des partis « Vert » devrait en principe conduire à remettre en question l’idéologie de la production pour la production, c’estàdire uniquement polarisée sur le profit dans le contexte capitaliste du système de prix et d’un consumérisme débilitant. L’objectif ne serait plus simplement la prise de contrôle du pouvoir d’État aux lieu et place des bourgeoisies et des bureaucraties régnantes, mais de déterminer avec précision ce qu’on entend instaurer en retour. A cet égard, deux thématiques complémentaires me paraissent devoir passer au premier plan dans les débats à venir sur la recomposition d’une cartographie progressiste:
 la redéfinition de l’Etat, ou plutôt des fonctions étatiques qui sont, en réalité, multiples, hétérogènes et souvent contradictoires;
 la déconstruction du concept de marché et le recentrage des activités économiques sur la production de subjectivité.

La bureaucratisation, la sclérose, le glissement vers le totalitarisme des machines d’État ne concernent pas seulement les pays de l’Est mais aussi les démocraties occidentales et les pays du tiersmonde. La dégénérescence du pouvoir d’État, préconisée autrefois par Rosa Luxemburg et par Lénine, est plus d’actualité que jamais. Le mouvement communiste s’est déconsidéré  et dans une moindre mesure la socialdémocratie le sera également pour avoir été incapable de lutter efficacement contre les méfaits de l’étatisme dans tous les domaines, les partis se réclamant de ces idéologies étant devenus euxmêmes, au fil du temps, des sortes d appendices des appareils d’Etat. Les questions nationalitaires resurgissent dans les pires conditions subjectives  nationalisme, intégrisme, haines raciales…  parce que aucune réponse fédéraliste appropriée n’a été avancée en alternative à un internationalisme abstrait et fictif.

Le mythe néolibéral du marché mondial a acquis ces dernières annces une incroyable puissance de suggestion. I1 suffirait, selon lui, que n’importe quel ensemble économique se soumette à sa loi pour qu’aussitôt ses problèmes se dissolvent par magie. Les États africains, qui ne parviennent pas à s’insérer sur ce marché, sont condamnés à végéter économiquement et à quémander l’assistance internationale. Un Etat comme le Brésil, au sein duquel continue d’exister une résistance des opprimés, se trouve déstabilisé dans son rapport à l’économie mondiale et par l’hyperinflation; tandis que les pays comme le Chili et l’Argentine, qui se sont soumis aux exigences monétaristes du F.M.I., n’ont pu maîtriser leur inflation et assainir leurs finances, qu’en plongeant 80 % de leur population dans une misère insondable.
En fait, il n’existe pas de marché mondial hégémonique, mais seulement des marchés sectoriels t correspondant à autant de formations de pouvoir. d Le marché financier, le marché pétrolier, les marchés immobiliers, le marché des armements, le marché de la drogue, le marché des ONG… n’ont pas la même structure ni la même texture ontologique. Ils ne s’ajustent les uns aux autres qu’à travers les rapports de forces établis entre les formations de pouvoir qui les sustentent. Aujourd’hui apparaît sous nos yeux une nouvelle formation de pouvoir écologique et, consécutivement, une nouvelle industrie écologique est en train de faire sa place au sein des autres marchés capitalistiques. Les systèmes de valorisation hétérogénétiques  qui contrebalancent l’homogenèse capitalistique plutôt que de contester passivement les méfaits du marché mondial ont à mettre en place leurs propres formations de pouvoir qui s’affirmeront au sein de nouveaux rapports de forces. Les agencements artistiques, par exemple, devront s’organiser pour ne pas être livrés pieds et poings liés à un marché financier, luimême en symbiose avec le marché de la drogue. Le marché de l’éducation ne peut rester dans une dépendance absolue avec le marché d’État. Des marchés de valorisation d’une nouvelle qualité de la vie urbaine, d’une communication postmass médiatique devront être inventés. Faire éclater l’absurdité de l’hégémonie de la valorisation capitalistique du marché mondial consiste donc à donner consistance aux Univers de valeurs des agencements sociaux et des Territoires existentiels qui se mettent, si l’on peut dire, en travers de l’évolution implosive à laquelle nous assistons.

Afin de contrecarrer les approches réductionnistes de la subjectivité, nous avons proposé une analyse de la complexité à partir d’un objet écosophique à quatre dimensions:
-de Flux matériels, énergétiques et sémiotiques;  de Phylums machiniques concrets et abstraits; d’Univers de valeur virtuels;
 -de Territoires existentiels finis.

L’abord écosystémique des Flux représentait déjà une prise en considération indispensable des interactions et rétroactions cybernétiques relatives aux organismes vivants et aux structures sociales. Mais il s’agit également d’établir un pont transversaliste entre l’ensemble des strates ontologiques qui, chacune pour leur part, sont caractérisées par une figure spécifique de la chaosmose. On pense ici aux strates visibilisées et actualisées des Flux matériels et énergétiques, aux strates de la vie organique, à celles du Socius, de la mécanosphère, mais aussi aux Univers incorporels de la musique, des idéalité mathématiques, aux Devenirs de désir… Transversalité jamais donnée comme « déjàlà », mais toujours à conquérir à travers une pragmatique de l’existence. Au sein de chacune de ces strates, de chacun de ces Devenirs et Univers se trouve mis en question un certain métabolisme de l’infini, une menace de transcendance, une politique de l’immanence. Et, pour chacun d’entre eux, seront requises des cartographies schizoanalytiques et écosophiques qui exigeront que soient mises à jour les composantes d’énonciation partielle là où elles existent et sont méconnues, et là où le scientisme, les dogmatismes, les technocraties leur interdisent d’émerger. La chaosmose ne présuppose donc pas une composition invariante des quatre dimensions ontologiques de Flux, de Territoires, d’Univers et de Phylums machiniques. Elle n’a pas de schèmes préétablis, comme c’est le cas avec les figures universelles de la catastrophe, dans la théorie de René Thom. Sa représentation cartographique fait partie d’un processus de production existentielle s’appuyant sur des composantes de finitude territorialisée, d’irréversible incarnation, de singularité processuelle, d’engendrement d’Univers de virtualité qui ne sont pas directement repérables au sein de coordonnées extrinsèques discursives. Elles viennent à l’être à travers une hétérogenèse ontologique et s’affirment au sein du monde des significations comme rupture de sens et réitération existentielle. La positionnalité de ces ritournelles dans le monde ordinaire s’effectuera par exemple comme fonction dérivée et asignifiante de la narrativité mythique, littéraire, fantasmatique et… théorique.

Les discours théoriques du marxisme et du freudisme, qui se prétendaient charpentés sur un diagrammatisme scientifique, n’ont trouvé leur affirmation sociale que pour autant qu’ils catalysaient euxmêmes de tels foyers de subjectivation partielle. Notre propre tentative de métamodélisation de l’énonciation, à partir des Territoires existentiels et des Univers incorporels, n’échappe évidemment pas à cette impossibilité de sa représentation objective directe. Simplement, notre ritournelle théorique se voudrait plus déterritorialisée que les représentations courantes de l’Inconscient, de la structure, du système… La saisie de la dimension non discursive de l’énonciation et la nécessaire articulation entre la complexité et le chaos nous ont amenés à avancer le concept d’une entité préobjectale comme élément de la texture ontologique, transversale aux Flux, Phylums machiniques, Univers de valeur et Territoires existentiels, I’être devant être alors conçu dans une perspective multicomponentielle et intensive. L’entité animée d’une vitesse infinie dissout les catégories de temps, d’espace et par là même la notion de vitesse. De son ralentissement intensitaire se déduiront les catégories d’objet, d’ensemble circonscrit et de subjectivation partielle. Le pli chaosmique de déterritorialisation et le pli autopoiétique d’énonciation, avec son interface de grasping existentiel et de transmonadisme, implante au cœur du rapport objetsujet, et en deçà de toute instance de représentation, une processualité créative, une responsabilité ontologique qui noue la liberté et son vertige éthique au cœur des nécessités écosystémiques .

Parler de machine plutôt que de pulsion, de Flux plutôt que de libido, de Territoire existentiel plutôt que d’instances du moi et de transtert, d’Univerus incorporels plutôt que de complexes inconscients et de~~e de sïanifiant; enchâsser circulairement des dimensions ontologiques plutôt que de découper le monde en infrastructure et superstructure n’est peutétre pas seulement qu’une question de vocabulaire! Les instruments conceptuels ouvrent et ferment des champs de possible, catalysent des Univers de virtualité. Leurs retombées pragmatiques sont souvent imprévisibles, lointaines, différées. Qui peut savoir ce qui en sera repris par d’autres, pour d’autres usages, à quelles bifurcations ils pourront concourir!
L’activité de cartographie et de métamodélisatign écosophique~~ où l’être devient l’objet ultime d’une hétérogenèse sous l’égide d’un nouveau paradigme esthétique, devrait donc se faire à la fois plus modeste et plus audacieuse que les productions conceptuelles auxquelles l’Université nous a accoutumé. Plus modeste car elle devra renoncer à toute prétention à la pérennité, à toute assise scientifique inamovible, et plus audacieuse pour être partie prise et partie prenante de l’extraordinaire course de vi~~g~~ joue actuellement entre lesHiist~~s machiniques et leur « capitalisation» subiSii Mengagement dans des-pratiques sociales, esthétiques et analytiques novatrices est ainsi corrélatif d’un franchissement du seuil d’intensité de l’imagination spéculative, émanant non seulement des théoriciens spécialisés, mais aussi des agencements d’énonciation confrontés à la transversalité chaosmique propre à la complexité des objets écosophiques Et le dégagement d’options éthicopolitiques relatives aussi bien aux aspects microscopiques de la psyché et du socius, qu’au destin global de la biosphère et de la mécanosphère, appelle désormais une remise en question permanente des fondements ontologiques des modes de valorisation existants dans tous les domaines.
Cette activité cartographique pourra s’incarner de multiples façons. Une préfiguration déformée nous en est fournie par la séance de psychanalyse ou de thérapie familiale, les réunions de l’analyse institutionnelle, les pratiques de réseau, les collectifs socioprofessionnels ou de quartier… Le trait commun à toutes ces pratiques paraît être celui de lexpression verbale. Aujourd’hui la psyché, le couple, la famille, la vie du voisinage, I’école, le rapport au temps, à l’espace, à la vie animale, aux sons, aux formes plastiques: tout devrnit être remis en ~~ition d’être parlé. Cependant, ce n’est pas à* ce seul niveau d’expression verbale que s’en tiendra l’approche écosophique (ou schizoanalytique). La parole demeure sans doute un médium essentiel; mais elle n est pas le seul; tout ce qui courtcircuite les châînes significationnelles, les postures, les traits de visagélté, les dispositions spatiales, les rythmes, les productions sémiotiques asignifiantes (relatives par exemple aux échanges monétaires) les productions machiniques de signe peuvent être impliqués dans ce type d’agencement analytique. La parole ellemême, je ne saurais trop y insister, n’intervient ici que pour autant qu’elle est support de ritournelles existenbelles.
La cartographie écosophique n’aura donc pas pour fin de signifier et de communiquer mais de produire des agencements d’enonciation aptçs à cap ‘ 0 ter les points de singularité d’une situation. Dans r cette perspective, des réunions à caractère politique | ou culturel auront vocation à devenir analytique et, I inversement, le travail psychanalytique sera appelé à prendre pied dans de multiples registres microspolitiques. La rupture de sens, le dissensus, au même titre que le symptôme pour le freudisme, deviennent alors une matière première privilégice. Les « problèrnes personnels » devront 42Qeoir faire irruption sur la scène privée ou publique de l’énonciation écosophique. A cet égard, il est frappant de constater combien le mouvement écologiste français, dans ses diverses composantes, s’est révélé incapable, jusqu’à présent, de faire vivre des instances de base. Il s’est tout entier consacré à un discours d’ordré environnemental ou politique. Si vous interpellez les écologistes sur ce qu’ils comptent faire pour aider les clochards de leur quartier, ils vous répondent généralement que ce n’est pas de leur ressort. Si vous leur demandez comment ils pensent sortir de leurs pratiques groupusculaires et d’un certain dogmatisme, nombre d’entre eux reconnaissent le bienfondé de la question, mais sont bien embarrassés pour y apporter des solutions! Alors qu’à la vérité, le problème aujourd’hui n’est plus, pour eux, de se positionner à égale distance de la gauche et la droite, mais de contribuer à réinventer une polarité progressiste, de refonder la politique sur d’autres bases bréarticuler transversale-ment lqubdic et le privé, )) le social, l~~nviron~~ dans ce sens, de nouveaux types d’instances de concertation, d’analyse, d’organisation devront être expérimentés; peutétre d’abord à petite échelle et plus largement ensuite. Si le mouvement écologiste, qui se présente en France aujourd’hui sous un jour si prometteur, ne s’attelle pas à cette tâche de recomposition d’instances militantes (dans un sens tout à fait nouveau, c’estàdire d’agencements collectifs de subjectivation) alors à n’en pas douter, il perdra le capital de confiance dont il se trouve investi, les aspects techniques et associatifs de l’écologie étant récupérés par les partis traditionnels, le pouvoir d’État et l’écobusiness. Le mouvement écologique devrait donc, à mon sens, se préoccuper en priorité de sa dS propre écologie sociale et mentale. ~
En France, il était de tradition que certains chefs de file intellectuels soient investis d’une mission de guide de l’opinion. Mais cette période paraît heureusement révolue. Après avoir connu le règne des intellectuels de la transcendance  les prophètes de l’existentialisme, les « organiques » (au sens de Gramci) de la grande époque militante, puis, plus prés de nous, les prêcheurs de la « génération morale » peutêtre en viendronsnous à prendre la mesure d’une immanence de l’intellectualité collective, celle qui compenètre le mondé des enseignants, celui des travailleurs sociaux, des milieux techniques de toutes sortes. Trop souvent, la promotion par les médias et les maisons d’édition d’intellectuels guides a eu pour effet d’inhiber l’inventivité des Agencements collec tifs d’intellectualité qui ne bénélicient en rien d’un téf système de représentativité. La créativité intellectuelle et artistique, comme les nouvelles pratiques sociales, ont à conquérir une affirmation démocratique qui préserve leur spécificité et leur droit à la singularité. Cela étant, les intellectuels et les artistes n’ont de leçon à donner à personne. Pour reprendre une image que j’ai avancée il y a longtemps, ils confectionnent des bôîtes à outils comnoséest concepts, de percepts et d’affec s, dont divers publics feront~usage à leur convenance. Quant à la morale, il faut admettre qu’il n’existe pas de pédagogie des valeurs. Les Univers du beau, du vrai et du bien sont inséparables de pratiques d’expression territovialisées. Les valeurs ne prennent de portée d’appàrence universelle que dans la mesure où elles sont portées par des Territoires de pratique, d’expérience, de puissance intensive qui les transversalisent.~C~~ parce que les valeurs ne sont pas fixées à un ciel d’Idées transcendantes qu’elles peuvent aussi bien imploser, s’arrimer à des stases chaosmiques catastrophiques. Le Pen est devenu un objet prévalent de la libido collective  pour l’élire ou pour le rejeter  du fait de son habileté à occuper la scène des médias mais aussi principalement en raison de l’affaissement des Territoires existentiels de la subjectivité de ce qu’on appelle la gauche, de la perte progressive de ses valeurs hétérogénétiques relatives à l’internationalisme, à l’antiracisme, à la solidarité, à des pratiques sociales innovatrices… Quoi qu’il en soit, les intellectuels ne devraient plus être sollicités de s’ériger en maîtres à penser ou en donneurs de leçon de morale, mais à travailler, Mtce dans la plus extrême solitude, à la mise en circillstion (1’ins truments de transversalité.

Les cartographies artistiques ont toujours été un élément essentiel de la charpente de toute société. Mais depuis leur mise en œuvre par des corporations spécialisées, elles ont pu apparaître comme un àcôté, un supplément d’âme, une fragile superstructure, dont on annonce régulièrement la mort. Et pourtant, des grottes de Lascaux à Soho en passant par l’éclosion des cathédrales, elles n’ont cessé d’être un enjeu vital pour la cristallisation des subjectivités individuelles et collectives.
Charpenté dans le socius, I’art, pourtant, ne se soutient que de luimême. C’est que chaque œuvre produite possède une double finalité: s’insérer dans un réseau social qui se l’appropriera ou le rejettera et célébrer, une fois encore, I’Univers de l’art en tant, précisément, qu’il est toujours menacé de s’effondrer.
C’est sa fonction de rupture avec les formes et significations qui ont cours trivialement dans le champ social, qui lui confère cette pérennité à éclipse. L’artiste, et plus généralement la perception esthétique, détachent, déterritorialisent un segment du réel de façon à lui faire jouer le rôle d’un énonciateur partiel. L’art confère une fonction de sens et d’altérité à un sousensemble du monde perçu. Cette prise de parole quasi animiste de l’œuvre a pour conséquence de remanier la subjectivité et de l’artiste et de son « consommateur ». Il s’agit, en somme, de raréfier une énonciation qui n’a que trop tendance à se noyer dans une sérialité identificatoire qui l’infantilise et l’annihile. L’œuvre d’art, pour ceux qui en ont l’usage, est une entreprise de décadrage, de rupture de sens, de prolifération baroque ou d’appauvrissement extrême, qui entraîne le sujet vers une recréation et une réinvention de luimême. Sur elle, un nouvel étayage existentiel oscillera selon un double registre de reterritorialisation (fonction de ritournelle) et de resingularisation. L’événement de sa rencontre peut dater irréversiblement le cours d’une existence et générer des champs de possible «loin des équilibres » de la quotidienneté.

Vues sous l’angle de cette fonction existentielle  c’estàdire en rupture de signification et de dénotation  les catégorisations esthétiques ordinaires perdent une grande part de leur pertinence. Peu importent la référence à la « figuration libre », « I’abstraction » ou le « conceptualisme »! L’important est de savoir si une œuvre concourt effectivement à une production mutante d’énonciation. La focale de l’activité artistique ~~re toujours une plusvalue de subjectivité ou, en d’autres termes, la mise à jour d’une néguentropie au sein de la banalité de l’environnement  la consistance de la subjectivité ne se maintenant qu’en se renouvelant par le biais d’une resingularisation minimale, individuelle ou collective.

L’essor de la consommation artistique, auquel on a assisté ces dernières années, devrait être mis, cependant, en relation avec l’uniformisation croissante de la vie des individus dans un contexte urbain. Il faut souligner que la fonction quasi vitaminique de cette consommation artistique n’est pas univoque. Elle peut aller dans une direction parallèle à cette uniformisation, comme elle peut jouer un rôle d’opérateur de bifurcation de la subjectivité (cette ambivalence est particulièrement sensible avec la portée de la culture rock). C’est à ce dilemme que se heurte chaque artiste: aller dans le « sens du vent », comme l’ont préconisé, par exemple, la Transavantgarde et les apôtres du postmodernisme, ou bien œuvrer au renouvellement de pratiques esthétiques prises en relais par d’autres segments innovateurs du Socius, au risque de rencontrer l’incompréhension et l’isolement de la part du grand nombre.
Certes, il n’est nullement évident de prétendre faire tenir ensemble la singularité de la création et des mutations sociales potentielles. Et il faut bien admettre que le Socius contemporain ne se prête guère à l’expérimentation de cette sorte de transversalité esthétique et éthicopolitique. I1 n’en demeure pas moins que l’immense crise qui balaie la planète, le chômage chronique, les dévastations écologiques, le dérèglement des modes de valorisation, uniquement fondé sur le profit ou sur une assistance étatique, ouvrent le champ à un positionnement différent des composantes esthétiques. Il ne s’agit pas seulement ici de meubler le temps libre des chômeurs et des « émarginés » dans les maisons de la culture! En fait c’est la production même des sciences, des techniques et des rapports sociaux qui sera amenée à dériver vers des paradigmes esthétiques. Qu’il me suffise ici de renvoyer au dernier livre d’Ilya Prigogine et d’Isabelle Stengers où ils évoquent la nécessité d’introduire en physique un « élément narratif », indispensable à une véritable conception de l’évolution .
Nos sociétés so~jyyChw~et elles devront, pour leur survie, dévelonner toujQurs davaLtage la recherche, l’innovation et la création. AutantSdi=~ une prise en compte des techniques de rupture et de suture proprement esthétiques. Quelque chose se détache et se met à travailler à son propre compte tout autant qu’au vôtre si vous êtes en mesure de vous « agglomérer » à un tel processus. Une telle remise en question concerne tous les domaines institutionnels, par exemple l’école. Comment faire vivre une classe scolaire comme une œuvre d’art? Quelles sont les voies possibles de sa singularisation, source de « prise d’existence » des enfants qui la composent . Et dans le registre de ce qu’autrefois j’ai appelé des « révolutions moléculaires », le tiersmonde recèle des trésors qui mériteraient d’être explorés .

Un rejet systématique de la subjectivité, au nom d’une mythique objectivité scientifique, continue de régner dans l’Université. A la belle époque du structuralisme, le sujet s’est trouvé méthodiquement expulsé de ses matières d’expression multiples et hétérogènes. Il est temps de réexaminer ce qu’il en est des productions machiniques d’image, de signe d’intelligence artificielle, etc. comme nouveau matériau de la subjectivité. Au Moyen Age, I’art et les techniques avaient trouvé refuge dans les couvents qui étaient parvenus à subsister. Aujourd’hui, ce sont peutêtre les artistes qui constituent les ultimes lignes de repli de questions existentielles primordiales. Comment aménager de nouveaux champs de possible? Comment agencer les sons et les formes de telle sorte que la subjectivité qui leur est adjacente reste en mouvement, c’estàdire réellement en vie?
La subjectivité contemporaine n’a pas vocation de vivre indéfiniment sous le régime du repli sur soi, de l’infantilisation mass médiatique, de la méconnaissance de la différence et de l’altérité dans le domaine humain autant que dans le registre cosmique. Ses modes de subjectivation ne sortiront de leur « encerclement » homogénétique que si des objectifs créateurs paraissent à leur portée. C’est de la finalité de l’ensemble des activités humaines dont il s’agit ici. Audelà des revendications matérielles et politiques émerge l’aspiration à une réappropriation individuelle et collective de la production de subjectivité. Ainsi l’hétérogenèse ontologique des valeurs estelle en passe de devenir le nœud des enjeux politiques qui manquent aujourd’hui le local, la relation immédiate, I’environnement, la reconstitution du tissu social et la portée existentielle de l’art… Et au terme d’une lente recomposition des agencements de subjectivation, les explorations chaosmiques d’une écosophie, articulant entre elles les écologies scientifique, politique, environnementale et mentale, devraient pouvoir prétendre se substituer aux vieilles idéologies qui sectorisaient de façon abusive le social, le privé et le civil, et qui étaient foncièrement incapables d’établir des jonctions transversales entre le politique, I’éthique et l’esthétique.

Qu’il soit cependant clair que nous ne préconisons ici, en aucune façon, une esthétisation du Socius, car après tout, la promotion d’un nouveau paradigme esthétique est appelée à bouleverser tout autant les formes d’art actuelles que celles de la vie sociale! Je tends la main vers le futur. Selon que j’estimerai que tout est joué d’avance ou que tout est à reprendre, que le monde peut être reconstruit à partir d’autres Univers de valeur, que d’autres Territoires existentiels doivent être construits à cette fin, ma démarche sera empreinte d’une assurance mécanique ou d’une incertitude créatrice. Les grandes épreuves que traverse la planète, tel l’étouffement de son atmosphère, impliquent un changement de production, de mode de vie et d’axes de valeur. La poussée démographique, qui va faire, en quelques décennies, se multiplier par trois la population de l’Amérique latine et par cinq celle de l’Afrique , ne procède pas d’une inexorable malédiction biologique. Des facteurs économiques, c’estàdire de pouvoir et, en dernier ressort, subjectifs, des facteurs culturels, sociaux, mass médiatiques en constituent la clé. L’avenir du tiersmonde repose d’abord sur sa capacité à ressaisir ses propres processus de subjectivation dans le contexte d’un tissu social en voie de désertification. (Au Brésil, par exemple, on voit coexister un capitalisme de Far West, une violence sauvage des gangs et de la police, avec d’intéressantes tentatives de recomposition des pratiques sociales et urbanistiques dans la mouvance du Parti des Travailleurs.)

Dans les brumes et les miasmes qui obscurcissent notre fin de millénaire, la question de la subjectivité revient désormais comme un leitmotiv. Pas plus que l’air et l’eau elle n’est une donnée naturelle. Comment la produire, la capter, I’enrichir, la réinventer en permanence de façon à la rendre compatible avec des Univers de valeurs mutants? Comment travailler à sa libération, c’estàdire à sa resingularisation? La psychanalyse, I’analyse institutionnelle, le film, la littérature, la poésie, des pédagogies innovantes, des urbanismes et des architectures, créateurs… toutes les disciplines auront à conjoindre leur créativité pour conjurer les épreuves de barbarie, d’implosion mentale, de spasme chaosmique, qui se profilent à l’horizon et pour les transformer en richesses et en jouissances imprévisibles, dont les promesses, au demeurant, sont tout aussi tanaibles.

1. Sur l’obligation éthique à l’égard d’une « progéniture », cf. Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, Cerf, Paris, 1991.


« Pour les hommes d’aujourd’hui, le ^ Big Bang ” et l’évolution de l’Univers font partie du monde au même titre que hier, les mythes d’origine », dans Entre le temps et l’éternité, Fayard, 1988, p. 65.

Dans la ligne de la Pédagogie institutionnelle, voir, parmi bien d’autres ouvrages, celui de René Laffitte: Une journée dans une classe coopérative: le désir retrouvé, Syros, 1985.

Sur les réseaux de solidarité subsistant parmi les « vaincus » de la modernité dans le tiers monde: Serge Latouche, La Planète des naufragés. Essai sur l’aprèsdéveloppement, La Découverte, 1991.

Jacques Vallin (de l’INED), Transversales Science/ Culture, 29, rue Marsoulan  75012 Paris, n°9 de juin 1991. La population mondiale, la population française; La Découverte, Paris, 1991.