Comme un ensemble

L’ombre de la loi

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« La loi, c’est cette ombre vers laquelle nécessairement s’avance chaque geste

dans la mesure où elle est l’ombre même du geste qui s’avance »[1]

Dans La communauté inavouable, essai qui paraît en 1983, Maurice Blanchot déconstruit le mythe de l’espace commun. Il soutient que la communauté n’est pas un substrat de valeurs et de normes partagées qui donneraient sens à la loi et lui permettraient de pouvoir parler. La loi est toujours muette, inachevée, insaisissable, sans cesse soustraite à l’emprise du sujet. Pour pallier ce silence, le rapport à la loi en Occident a pris la forme de l’idolâtrie[2]. Il a fallu faire comme si la loi était tangible et prolixe ; la faire exister comme totem et produire tout un arsenal discursif du vivre ensemble dans un espace délimité par et pour la loi. Il a fallu rabattre ce « dehors » sur une pensée de l’intériorité, c’est-à-dire de la conscience née de l’expérience du corps. Ce mouvement n’a été possible que par la production de fictions – Foucault parle de « réalités de transaction » – qui « pour n’avoir pas existé de tout temps, n’en sont pas moins réelles »[3]. Il s’agit de la famille, de la différence des sexes, de la propriété, de la folie[4], etc.

Comment dès lors traverser l’épaisseur de ces réalités de transaction et saisir cette « pensée du dehors » qui, toujours, se retourne sur elle-même, en une forme d’intériorité ? Maurice Blanchot engage une déconstruction de la notion de communauté en montrant que celle-ci est indissociable du rapport (contingent, instable, mosaïque) que chacun y entretient : « la communauté n’est pas le lieu de la Souveraineté. Elle est ce qui expose en s’exposant. Elle inclut l’extériorité d’être qui l’exclut »[5]. Selon Blanchot, la communauté est donc le mouvement par lequel chacun, hors de soi, explore les potentialités de son propre inachèvement. Elle disparaît en même temps qu’elle se donne. Elle ne constitue pas l’Un à partir de l’Autre, mais fait vivre, pour les uns et les autres, l’horizon indépassable de sa propre perte. Les « êtres finis » ne sont pas les unités d’un ensemble qui, les dépassant, leur survivrait et ferait ainsi « œuvre » par eux et pour eux[6]. Leur extase est certes une expérience du dehors mais ce dehors n’est pas pour autant transcendantal. Il ne répond ni à une explication substantielle du lien social (qui n’est pas un « dénominateur commun »[7]), ni à une explication procédurale (un ensemble de principes de communication[8]), pas plus qu’à une explication sentimentale (une passion incorporée pour la coopération[9]) – car toutes ces approches supposent une définition préalable des limites du soi, définition qui nie la transformation permanente du sujet[10].

Pour explorer cette transformation, Blanchot prend un exemple qui n’est pas sans surprendre : La maladie de la mort, roman publié par Marguerite Duras en 1982. L’ouvrage met en scène – il deviendra une pièce de théâtre en 1986 sous le titre Les yeux bleus, cheveux noirs – une impossible histoire d’amour entre une femme hétérosexuelle (la narratrice) et un homme qui aime « ses semblables » (Duras vit alors en compagnie de Yann Andréa, jeune homme homosexuel qu’elle a rencontré en 1980). Blanchot choisit de faire de cette relation l’archétype de la « communauté des amants » (bien qu’il s’amuse lui-même du romantisme de cet intitulé). Les amants sont à la fois séparés du monde et inaccessibles l’un à l’autre, comme si le non-conformisme de leur relation écartait toute illusion d’éternité dans la relation amoureuse ; comme si la mort elle-même se tenait debout, entre eux deux. Cette situation crée un rapport éthique, où l’autre n’est pas ramené à soi (c’est-à-dire à une vie commensurable) mais suscite une mise en question de soi par le sentiment de responsabilité pour autrui[11]. C’est sans doute pourquoi le texte durassien fait coexister deux types de pronoms : « Elle » (qui désigne la narratrice) et « Vous » (utilisé lorsque la narratrice s’adresse à son amant). En résulte une irréductible distance (le « Nous » n’est jamais utilisé), assortie d’une empathie certaine (produite par le parallélisme des formes). Cette tension est tenue jusqu’à la fin du roman. Lorsque les amants se séparent, ce qu’ils perdent n’a, en réalité, jamais été gagné. « Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il ne soit advenu »[12]. C’est pourquoi, selon Blanchot, il n’y a de communauté qu’évanescente.

Pourtant, cette lecture semble ignorer les glissements qui émaillent le texte durassien : la maladie de la mort, c’est l’homosexualité elle-même, implicitement décrite comme une forme de négation de la différence des sexes. « Vous n’aimez rien, personne, même cette indifférence que vous croyez vivre, vous ne l’aimez pas. Vous ne connaissez que la grâce du corps des morts, celle de vos semblables »[13]. L’exaltation du couple hétérosexuel comme l’« union de ce que tout sépare » est une expression sexiste et homophobe assez banale, dont les débats sur le PaCS ont donné de nombreux exemples[14]. Blanchot reprend lui-même – sans clairement s’en distancier – la vulgate freudienne qui travaille le roman de Marguerite Duras. Dans une note de bas de page, il précise : « La femme sait que le groupe, répétition du Même ou du Semblable, est en réalité le fossoyeur du véritable amour qui ne se nourrit que de différences. Le groupe humain ordinaire, celui qui s’avoue et est par excellence civilisateur, “tend plus ou moins à faire prévaloir l’homogène, le répétitif, le continu sur l’hétérogène, le nouveau et l’acceptation de la faille”. La femme est alors “l’intruse” qui dérange la tranquille continuité du lien social et ne reconnaît pas l’interdit. Elle a partie liée avec l’inavouable »[15]. Il faudrait ajouter que cette opposition homogène / hétérogène, a pour effet, d’écarter la possibilité même des multitudes (célibat, multipartenariat, amitié, etc.). Ce système de pensée binaire place l’hétérosexualité dans une position de centralité, fût-ce a contrario. Duras de préciser dans La vie matérielle : « L’hétérosexualité est dangereuse, c’est là qu’on est tenté d’atteindre la dualité parfaite du désir. […] La passion de l’homosexualité, c’est l’homosexualité. Ce que l’homosexuel aime comme son amant, sa patrie, sa création, sa terre, ce n’est pas son amant, c’est l’homosexualité »[16]. Michel Foucault avait bien compris les ressorts de cette antienne et soutint à plusieurs reprises que le mode de vie gay était bien plus perturbant que les pratiques sexuelles elles-mêmes : « ce n’est pas le départ pour le plaisir qui est insupportable, c’est le réveil heureux ». Foucault reconnaissait ainsi la nécessité de la communauté pour inventer de nouveaux modes de vie, tout en mettant en garde contre ses dangers puisque s’y sédimentent nécessairement de nouvelles formes de disciplines[17]. Il ne s’agissait donc pas, chez Foucault, d’un discours anti-identitaire ou anti-communautariste – discours qui ont, aujourd’hui en France, pour fonction de naturaliser l’identité nationale autour de quelques-uns de ses groupes dominants – mais de tactiques, locales et mobiles, visant à résister aux scories des rapports de pouvoir.

Penser la communauté, c’est donc penser son imaginaire. C’est refuser la croyance en l’indéfinition des amants dans le rapport sexuel (Blanchot fait sienne la répugnance de Georges Bataille envers la mystique de la communion), mais c’est aussi penser les rapports de pouvoir qui façonnent l’imaginaire sexuel de la communauté (ce que Blanchot évite soigneusement de faire en renvoyant la confrontation entre l’homosexualité masculine et l’hétérosexualité féminine à une péripétie du récit durassien)[18]. Il y a pourtant dans le branchement qu’effectue Marguerite Duras entre sexualité, mort et altérité bien plus qu’une « communauté négative », un groupe qui, toujours, échappe à sa propre existence et ne peut donc être avoué. Y figure aussi la production d’un imaginaire de la « communauté négative » qui voue les sujets à des catégories strictement agencées (hiérarchiques et exclusives). Le fait que Duras ne nomme pas ces catégories n’est pas le signe de leur transparence devant « la maladie de la mort ». La transparence est au contraire l’habit qu’endossent les catégories sexuelles pour que se légitiment, à travers elles, diverses formes de pouvoir. Or, Blanchot tend à naturaliser les catégories sexuelles à partir desquelles il décrypte les effets civilisateurs de la pulsion de mort. Il prend ainsi comme exemple les « faiseurs de groupes » (au premier rang desquels il cite les Sections d’Assaut) qui transfigurent leur « tendance homosexuelle, sublimée ou non », pour produire de l’entropie sociale, non par anarchisme mais par souci d’homogénéité[19].

Cet imaginaire qui associe homosexualité masculine, narcissisme et négation de la différence a été largement réactivé avec l’épidémie de sida, tant du côté de la pathologisation que de celui de la sublimation. On peut citer la fascination qu’Hervé Guibert accorde à la mort qui s’empare progressivement de lui mais aussi les discours bareback qui revendiquent une sexualité non protégée, quel que soit le statut sérologique des partenaires (Guillaume Dustan, Erik Rémès). Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit au nom de la communauté que l’association Act Up Paris se soit opposée au relâchement des pratiques de prévention en placardant dans les rues de Paris en 2004 une affiche intitulée « La communauté que nous voulons ». Il me semble toutefois que la résistance à la rhétorique mortifère ne saurait passer par la reconstitution d’un modèle communautaire alternatif qu’à la condition d’être assortie d’une étiologie des pratiques homosexuelles elles-mêmes. Quand nombre d’entre elles contestent la sexualité comme lieu de production du soi[20], les sociétés occidentales contemporaines, obsédées par la question des origines, n’y perçoivent qu’une pulsion de mort. Il s’agit pourtant moins d’une expérience de disparition que d’une expérience d’impropriété.

Dans l’article qu’il consacre à Maurice Blanchot en 1966, Michel Foucault soutient « qu’il faudra bien un jour essayer de définir les formes et les catégories fondamentales de cette “pensée du dehors” »[21]. La communauté inavouable accomplit la première partie de ce programme mais ne s’engage pas sur la voie de la seconde. L’archéologue ne rencontre pas le généalogiste. Pourtant, c’est bien par le truchement des catégories discursives que s’articulent différents imaginaires de la communauté et que s’y exercent, à l’ombre de la loi, des rapports de pouvoir trop souvent ignorés. La communauté est donc immédiatement politique, non qu’elle soit l’introjection d’une loi préexistante (la loi de la communauté) ou la projection d’une identité essentialisée (l’identité dans la communauté)[22], mais parce qu’elle est un processus à travers lequel s’instituent simultanément la loi et son sujet comme communauté.