Nous savons tous ce que c’est qu’une rente, ou pour le moins un rentier. Chacun d’entre nous a, une fois dans sa vie, regardé dans le blanc des yeux le propriétaire à qui il loue son appartement. Il est possible d’envier ou de haïr cet homme — il faut dans tous les cas le considérer comme quelqu’un qui gagne de l’argent sans devoir travailler. On appelle l’« ancien régime » l’époque où les lois de la rente valaient de manière absolue. Les réactionnaires à la Burke ou à la Hegel considéraient ces lois comme naturelles et en faisaient l’éloge ; les révolutionnaires disciples de Rousseau, les réformistes des Lumières et les fondateurs des droits de l’homme les avaient au contraire en horreur. Les libéraux anglais et les philosophes kantiens pensaient que la liberté ne pouvait être fondée ni se développer à partir de l’exploitation de la richesse provenant d’un héritage, et qu’une richesse « digne » devait se fonder sur le travail. Quant aux théoriciens de la « richesse des nations », les inventeurs de l’économie politique, leur ambiguïté a lourdement pesé dans cette histoire : d’un côté, ils affirmaient en effet que la richesse capitaliste devait être construite contre la rente (et c’est dans l’identification de cette voie qu’a précisément consisté la vérité de la science économique) ; de l’autre, ils ne se cachaient pas (même s’ils le dissimulaient en revanche à leurs lecteurs) que le développement capitaliste n’aurait pas pu exister, ni décoller avec tant de force, s’il ne l’avait pas fait à partir d’une appropriation originaire et violente. Historiquement, c’était effectivement ce qui s’était produit : l’appropriation du commun, des terres et du travail à l’époque des enclosures.

Voilà donc ce qu’est la rente absolue : une accumulation originaire violente mais nécessaire — qu’il faut cependant cacher parce qu’elle a été infâme : esclavagiste, perverse, atroce dans ses modalités[1]… Bien sûr, selon les pères fondateurs de l’économie politique, la rente absolue, liée au monopole de la propriété privée de la terre, survit certes dans les processus ordinaires et quotidiens de jouissance de la rente mais de manière entièrement subordonnée aux autres formes de production de la richesse (c’est ce qu’ont dit en général les économistes — parce qu’ils l’espéraient sans doute, mais également parce qu’ils en subissaient aussi l’ambiguïté).

Ainsi, pour Smith, la concurrence a pour effet de supprimer toutes les rentes dans les autres secteurs économiques, c’est-à-dire d’empêcher toutes les situations de monopole et d’abus de pouvoir. En réalité, la rente n’est devenue réellement importante que quand elle a commencé à représenter la prime mise en jeu dans la concurrence entre capitalistes : un surprofit transitoire, lié à la capacité de tel ou tel entrepreneur à innover et / ou à saisir les occasions les plus rentables du marché.

La rente relative ou « différentielle » est devenue, quant à elle, une des figures à travers lesquelles se présentait la valeur ajoutée produite par le travail, celle qui émergeait à partir de la différence de productivité des terres travaillées par rapport à celles qui ne l’étaient pas. Ricardo, par exemple, est allé jusqu’à nier l’existence de la rente absolue en mettant l’accent sur la seule dynamique de la rente différentielle. À travers la « rente différentielle », l’économiste tentait de prendre le parti des réformistes et de trouver une certaine plausibilité à leurs arguments. En fait, au-delà du simple développement capitaliste, il cherchait tout autant — et sans même trop s’en cacher — à légitimer la violence de l’appropriation originaire, celle de l’accumulation primitive.

Quand, à mi-chemin entre les fondateurs de l’économie politique et aujourd’hui, il y a donc près d’un siècle, Keynes s’en prenait quant à lui à la rente en appelant de ses vœux « l’euthanasie du rentier », qui aurait pu penser que le début du XXI e siècle allait être à nouveau (encore à nouveau) caractérisé par le débat sur la rente et par les effets politiques de sa centralité ? Ou par l’exaltation idéologique et réactionnaire de ses plus tristes dérives ?

Quand on étudie le pouvoir constituant et démocratique à l’œuvre dans les processus de fondation de l’ordre juridique moderne, on ne peut pas ne pas remarquer que celui-ci touche toujours (mieux : qu’il investit toujours) les rapports de propriété qui caractérisent l’ordre capitaliste d’un point de vue critique, il attaque les rapports de propriété préconstitués ; du point de vue des réformes et / ou de la révolution qu’il rend possibles, il exprime le désir de nouveaux types d’ordres sociaux de la propriété. Étant donnée l’intensité de cette intention du pouvoir constituant, il n’est pas surprenant que la science juridique bourgeoise ait tenté, tout au long de la modernité, d’en isoler le concept, et de l’arracher à la matérialité des rapports sociaux au sein desquels il naissait — des rapports sociaux qui étaient dans un premier temps des rapports de propriété, mais qui sont devenus, plus tard, les rapports de l’appropriation capitaliste en général. Le pouvoir constituant finissait là où commençait le droit. Thermidor représentait le moment où le pouvoir constituant se réalisait pour que l’on puisse paradoxalement le nier, l’effacer immédiatement après.

Pourtant, la science constitutionnelle savait aussi que cette neutralisation était vaine. Même s’il était possible d’isoler formellement le pouvoir constituant, les juristes et les politiques étaient immédiatement obligés de considérer l’analyse de la « constitution matérielle » (c’est-à-dire l’étude des rapports sociaux, de leur complexité et de leur éventuel antagonisme, qui sont à la base de la « constitution formelle » ou légale) comme fondement de leur propre travail. C’est donc une étrange situation qui apparaît ici. Les rapports de propriété constituent le problème à partir duquel les insurgences du pouvoir constituant se définissent. Au contraire, le pouvoir constitué considère les rapports de propriété comme sacrés et immuables. Certes, dans le formalisme hypocrite de la jurisprudence contemporaine, le pouvoir constituant ne peut être relancé que comme « pouvoir d’exception », c’est-à-dire sans aucun contenu qui ne soit directement lié à l’intensité de la décision. Pourtant, chaque fois que le pouvoir constituant se présente dans sa matérialité et reprend le thème de la propriété, il assume au contraire le temps de la constitution, s’y propose en tant qu’élément d’innovation juridique et d’émancipation sociale, et ouvre à la possibilité d’institutions démocratiques. C’est à ce moment-là que le pouvoir constituant se heurte à la « rente absolue »[2], qu’il se construit — en tant que fonction démocratique — dans la temporalité longue de la constitution matérielle, et qu’il lutte à l’intérieur des formes juridiques de la « rente différentielle ».

Aujourd’hui, la démocratie ne se trouve plus seulement devant (et contre) la rente absolue, terrienne (foncière et immobilière) : elle doit surtout affronter la rente financière, le capital que l’argent mobilise de manière globale comme instrument fondamental de la governance des multitudes. La financiarisation est la forme actuelle du commandement capitaliste. Évidemment, celle-ci est encore liée à la rente, et elle en répète l’intentionnalité violente — tout comme elle reprend les ambiguïtés et les contradictions de n’importe quelle figure de l’exploitation capitaliste. Il serait donc stupide de penser que le capital financier ne représente pas en lui-même un moment antagoniste, car il comprend toujours en son sein cet élément nécessaire qu’est la force de travail, et qui est à la fois un producteur de capital et une menace pour celui-ci.

La forme à travers laquelle le capital financier englobe l’antagonisme se définit selon des paramètres absolument spécifiques : une abstraction forte par rapport à la qualité corporelle du travail ; la constitution capitaliste d’un monde masqué et / ou de besoins dévoyés ; une communauté d’exploitation monstrueuse (l’exploitation du commun : parce que quand la force de travail est devenue multitude et que le travail s’est fait coopératif et cognitif, le capital n’exploite plus seulement le travailleur lui-même, et qu’il exproprie au contraire le commun que ce même travailleur produit). La rente financière se présente donc comme exploitation du commun.

Alors : rente absolue ou rente différentielle ? Rente fondée sur un geste d’appropriation radicale, ou bien au contraire sur un geste d’expropriation et d’exploitation généralisées, c’est-à-dire articulé sur la totalité de la valeur produite, sur la valorisation commune ? Un économiste contemporain, post-industriel, répondrait sans doute sans hésiter en évoquant le mythe de l’entrepreneur schumpétérien, et en affirmant que la dynamique du capitalisme et sa force de destruction créatrice proviennent de l’entrepreneur motivé par la recherche d’un surprofit, d’une position transitoire de monopole — et de la rente qui en résulte. En somme : pas de rente sans innovation. Soit.

Nous savons que l’invention est collective et que la rente et les droits de propriété intellectuelle ne font que bloquer la circulation et la production des savoirs — et par conséquent la dynamique même de l’innovation. Nous savons aussi que l’objectif du capital n’est pas d’aboutir à une rente transitoire liée à l’innovation mais à une rente permanente fondée sur l’expropriation de la force de création et d’invention collectives. C’est ainsi que les frontières entre la rente et le profit s’effritent, et que les seules véritables innovations du capital se produisent dans le domaine des droits de propriété intellectuelle et de la finance, afin de renforcer le pouvoir de la rente et sa force de captation de la richesse…

Or, quand le profit lui-même se présente comme une rente (puisque, dans le marché global, il se trouve immédiatement traduit sous cette forme), la rente financière et les flux financiers, c’est-à-dire le « monde de la rente », sont immédiatement traversés et conditionnés par les luttes de la multitude. Et pourtant, quand le monde de la rente différentielle se présente ici à nous, c’est la rente elle-même qui montre désormais un autre visage. Elle se confronte en effet au commun — car elle émerge précisément dans le commun, dans une généralisation de l’exploitation. Il y a des pays (la Chine, par exemple) où ces processus sont tellement « purs » que les rapports sociaux entre la centralisation politique du commandement, d’une part, et la dimension du Welfare, du salaire social et de la distribution de la richesse en général, de l’autre, se présentent immédiatement comme des rapports de lutte : même le salaire a acquis le caractère général de la rente financière. Quand on regarde en revanche ce qui se passe dans des pays où l’articulation complexe entre la rente et le profit est « impure », comme les États-Unis et l’Europe (ou encore dans tous les pays de l’ex-tiers monde où existent encore des « oligarchies » de la rente), il faut là aussi remarquer à quel point la lutte pour la réappropriation de la rente est intense dans la formation des rapports de reproduction de la société.

Partout, donc, la résistance à la rente est extrêmement forte. Et partout la défense de la rente en arrive à proposer à nouveau la synthèse entre la rente absolue et l’état d’exception, synthèse dont on a vu qu’elle traversait la généalogie de la rente elle-même. C’est alors que la rente réapparaît, y compris sur le terrain du droit, et s’oppose avec violence aux processus démocratiques et aux droits de l’homme. C’est le moment où elle choisit de s’affirmer comme garantie du profit, en renversant alors le cours historique du développement capitaliste.

Or, une fois que la rente a absorbé — ou tout du moins intégré — les dynamiques du profit, y a-t-il la possibilité de définir dans ce contexte une lutte sur le « salaire différentiel » ? Y a-t-il par conséquent la possibilité de décrire des dispositifs de lutte à l’intérieur de la rente et contre celle-ci ? En d’autres termes, en quoi consiste une lutte sur le revenu ? Et quel est le « salaire de la rente » ? Toute réponse à ces questions doit avant toute chose réintroduire un sujet d’action : au moment où la rente mystifie le commun de la production sociale, entre quels sujets la lutte se construit-elle ? Un sujet, disait-on à l’instant : une force antagoniste, multitudinaire, qui possède la capacité de détruire la rigidité du biopouvoir exercé au nom de la rente absolue.

Et alors, encore une fois, comment un tel sujet peut-il être construit ? Cela n’est sans doute envisageable que si l’on investit un espace de luttes fondé, structuré, orienté par la rente différentielle. La première nécessité, c’est précisément de construire un sujet à partir des luttes, en leur sein. La rente absolue devient différentielle quand elle est soumise à la démocratie des luttes. Il faut mener des luttes susceptibles d’amener à la construction de ce sujet. Unir les précaires et les exclus, recomposer le travail matériel et le travail intellectuel — le premier à travers la complexité de ses articulations, qui jouent à la fois dans l’usine et dans la métropole, le second dans l’épaisseur actuelle de sa trame (des call-centers aux universités, des services industriels à ceux de la communication, des centres de recherche aux services sociaux, sanitaires et éducatifs…). Voilà en quoi consiste cette multitude capable aujourd’hui de représenter un sujet politique qui puisse entrer activement sur le terrain de la rente commandée par la finance, et de lancer une lutte sur le revenu avec la même puissance qu’elle le fit jadis, quand elle menait avec les ouvriers des usines fordistes les luttes sur le salaire. C’est dans cette dimension qu’un « salaire de la rente » est pensable.

Faisons cependant attention. En aucun cas il ne s’agit de penser que les quantités salariales arrachées à la rente (tout d’abord absolue, puis différentielle) puissent déterminer d’une manière ou d’une autre la crise du commandement capitaliste. Les luttes autour du revenu (très précisément : les luttes pour le « revenu de citoyenneté ») sont avant tout le moyen de construire un sujet politique, une force politique. Un moyen sans fin ? Oui, sans doute, parce que sa finalité n’est pas — ne peut pas encore être — celle de la conquête du pouvoir ; et qu’elle ne peut pas être non plus une transformation durable des mécanismes de reproduction de la société capitaliste : dans ce type de luttes, on ne peut que construire la réalité et la reconnaissance d’une force qui sache se mouvoir efficacement sur le terrain du revenu. C’est à partir de ce tournant, de cet usage constituant de la lutte — pour la définition et la reconnaissance d’un sujet politique — qu’il sera par la suite possible d’envisager qu’une lutte ne se réduise pas à la négociation d’un salaire de citoyenneté, mais qu’elle cherche au contraire à se réapproprier le commun et sa gestion démocratique.

Il n’existe pas de lutte de classe sans un lieu dans lequel celle-ci puisse s’inscrire. Aujourd’hui, ce lieu est le territoire métropolitain. Autrefois, c’était l’usine ; de nos jours, c’est encore en partie, sans doute, l’usine — mais dire « usine » signifie désormais autre chose. L’usine, aujourd’hui, c’est la métropole, avec ses rapports productifs, ses filières de recherche, ses sites de production directe et indirecte, et ses flux de circulation / communication, ses axes de transport, ses frontières et ses limites, ses crises de production, ses blocages de la mobilité, ses différentes formes d’emploi, etc., etc.

La métropole : usine ultra-moderne que seule la place prépondérante du travail cognitif dans les processus de valorisation pouvait rendre possible ; et pourtant, usine très ancienne dans laquelle les migrants et les femmes, les précaires et les jeunes, les sous-qualifiés et les hyper-qualifiés, les anciens « garantis » et les nouveaux exclus sont, tous, mis au travail comme des esclaves — parce que l’exploitation investit désormais tous les aspects de la vie. La métropole : usine pré-industrielle qui joue sur les différences de status et de culture en déployant toute une gamme de modalités d’exploitation, et qui fait par exemple des différences de genre et d’ethnie des différences de classe ; et pourtant, usine post-industrielle où ces différences constituent le commun de l’entrelacs métropolitain, du métissage créatif continu, du croisement des cultures et des vies.

Un commun qui, dans la métropole, peut aujourd’hui être reconnu et mis en pleine lumière. La rente couvre et dissimule ce commun : elle le construit à partir des étages les plus élevés des gratte-ciels, elle le domine sur les marchés actionnaires, elle le révèle à ceux qui le cachent à ses véritables producteurs. Bien au contraire, une démocratie absolue de luttes pour la transparence, pour la glasnost, peut nous indiquer la voie de l’émancipation du commun, parce qu’il s’agit d’attaquer tous les flux de la rente — de la rente immobilière (à travers les articulations financières du profit) jusqu’aux rentes des copyrights et des productions informatiques.

Les luttes que nous avons à l’instant indiquées entre parenthèses, cet « à travers » sur lequel nous insistons, constituent aujourd’hui le cœur du capital. La démocratie peut — et doit — détruire la rente absolue afin d’atteindre la puissance et l’intensité nécessaires pour développer des luttes contre la rente différentielle. Après avoir représenté la figure originaire et violente de l’essor du capital, la rente absolue est aujourd’hui devenue celle de l’exploitation capitaliste qui vit au plus haut niveau du développement : c’est la figure de l’exploitation du commun. Mettre en contradiction le rapport entre le commandement et le commun — jusqu’à ce que cette contradiction explose — voilà donc le chemin à parcourir. En se disant qu’aucune dialectique n’est plus capable de résoudre le problème, et que seule la démocratie peut aujourd’hui y arriver, à condition qu’elle devienne absolue, c’est-à-dire que s’opère en elle la reconnaissance de ce que chacun de nous est nécessaire aux autres parce qu’il est égal dans, par et en vertu du commun.

Traduit de l’italien par Judith Revel

Notes

[ 1] « La propriété foncière suppose que certaines personnes ont le monopole de portions déterminées du globe dont elles peuvent disposer selon leur volonté particulière exclusive, en dehors de toute autre personne » (K. Marx, Le Capital, livre III).Retour

[ 2] Nous faisons ici implicitement référence aux propositions de nationalisation de la terre faites — en des moments différents — par certains secteurs de la bourgeoisie elle-même. Propositions qui, selon Marx, auraient permis de supprimer la rente absolue et de rendre le développement capitaliste plus dynamique — même s’il soulignait également qu’une telle réforme n’avait aucune chance d’être adoptée, à cause du risque qu’elle faisait courir à toutes les formes de propriété.Retour