Majeure 31. Agir Urbain

La géopolitique do-it-yourself, ou la carte du monde à l’envers

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L’art d’avant-garde naît avec le désir de son propre dépassement : soit sur le mode destructif, dadaïste, avec des tentatives de défaire le répertoire des formes héritées, voire de dissoudre les structures profondes du moi bourgeois ; soit sur le mode constructiviste, productiviste, avec une volonté d’insuffler au design, à l’architecture et aux médias une nouvelle finalité sociale et une intelligence politique à perspectives multiples[1]. Les deux tendances font également appel à un excès irrépressible par rapport aux genres traditionnels de la peinture et de la sculpture ; mais à part cela elles paraissent totalement opposées, et elles poursuivent leurs querelles idéologiques et plastiques à travers la première moitié du vingtième siècle, malgré des zones de recoupement énigmatique ou secret (Schwitters, van Doesburg…). Après la guerre, vers 1960, tout cela va changer : la brève rencontre d’un vaste réseau d’artistes révolutionnaires au sein de l’Internationale situationniste donnera une tournure nouvelle aux rapports historiques entre Dada et le constructivisme. Avec ses pratiques de détournement, ses cartographies subversives de la dérive urbaine et son ambition de créer des situations construites, l’IS cherche à injecter des compétences spécifiquement artistiques dans le champ de réception active constitué par la vie quotidienne dans les sociétés de consommation.

Situs, punk, underground

La carrière fulgurante de l’Internationale situationniste comme collectif d’artistes tend à s’effacer sous l’ombre de l’analyse politique de La Société du spectacle, qui visait à maximiser l’antagonisme entre une esthétique radicale de la vie de tous les jours et les illusions vendues, tous les jours, par les médias commerciaux. L’IS elle-même, en tant que formation artistique, aura été la victime de cette logique antagoniste, menant à l’exclusion de la plupart des artistes. Mais avec la notion de cartographie subversive et la pratique des situations construites, quelque chose de nouveau a fait irruption dans le monde. Il n’est pas nécessaire d’insister sur des origines exclusives, ni de fabriquer des généalogies truquées : car on voit facilement que, depuis 1968, la tentative historique de dépasser l’art a trouvé un champ élargi dans les rapports conflictuels et ambigus entre les enfants lettrés des anciennes classes laborieuses et la production foisonnante de l’industrie du spectacle. Le simple fait statistique qu’un si grand nombre de personnes ayant une formation artistique soient incorporées chaque année au service de cette industrie, alors même que la disponibilité immédiate d’un « langage fluide du détournement » leur permet d’en sortir à peu près quand elles veulent, est à la source de vagues successives d’agitation sémiotique et esthétique, qui tendent simultanément à dissoudre toute notion d’avant-garde et à relancer les luttes populaires pour une démocratie substantielle, c’est-à-dire égalitaire. À chaque fois que cette agitation resurgit, la question la plus importante pour ses acteurs en puissance c’est : comment puis-je en faire partie ?

« Voici un accord. En voici un autre. Formez donc votre groupe[2. » La célèbre consigne punk invitant à créer sa propre musique donne un aperçu instantané de la révolution culturelle qui a bouleversé l’Angleterre à la fin des années 1970. L’humour délirant, la transgression musicale et la violence de classe de la performance punk la rapprochent de très près de la définition d’une situation formulée par l’IS : « Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements. » De fait, le rapport entre punk et situationnisme était très clair à l’époque. Mais cette fois il y avait autre chose en jeu, quelque chose de radicalement nouveau par rapport aux tactiques subversives des années 1968. L’invitation punk disait : « Créez donc votre label. » À la prolifération de groupes improvisés répondait un déluge de disques indépendants, fabriqués et diffusés de façon autonome. Ainsi, le punk marque une première tentative de s’approprier les médias, ce qui, dans une société dominée par les industries culturelles, veut dire s’approprier les moyens de production. Le punk comme productivisme[3]. Il y a ici une visée constructive : un désir de répondre, avec des moyens techniques, aux techniques de la programmation du désir utilisée par l’industrie du disque. Le mouvement punk en Angleterre marque une première tentative de construire des situations subversives à l’échelle des moyens de communication modernes.

Il y a une transformation fondamentale quand des concepts artistiques sont mis à l’œuvre dans un contexte d’appropriation massive, où les différences de classe se brouillent. Un territoire de l’art apparaît dans des cercles underground grandissants, où l’esthétique du quotidien est vécue comme une création politique. Le sol toujours instable de ce territoire se dégage à travers les années 1980 et 90, au fur et à mesure que surgissent les mouvements marginaux, maniant différents médiums et traditions. Les éléments les plus radicaux de la musique techno, avec leurs disques en white label, produits chaque fois sous des noms différents, avec leurs usages bricolés de la haute technologie informatique, avec leurs sound systems nomades, permettent de monter des concerts n’importe où. Les fanzines prolongent et étendent le mail art et, avec les mouvements britanniques Art Strike et Plagiarism, préconisent la grève de la production artistique et la copie illimitée. En Italie, le projet Luther Blissett favorise l’emprunt par tous d’un nom multiple, et la pratique de dérives collectives facilitées par l’usage de radios locales ou de téléphones mobiles[4. Le développement rhizomatique de l’art vidéo, les projets de télé alternative comme Paper Tiger aux États-Unis, l’activisme artistique pendant la crise du sida, les théories des « médias tactiques » nées à Amsterdam au milieu des années 1990, apparaissent comme autant de prolongements de ce nouveau territoire artistique. Mais au lieu de faire l’archéologie de ces développements, allons tout de suite à leur explosion la plus récente, à la fin des années 1990, quand un sentiment renouvelé d’antagonisme social a poussé les producteurs esthétiques, ainsi que beaucoup d’autres groupes, vers une confrontation ouvertement politique avec les normes et les autorités sociales.

Cette fois, tous les médiums disponibles à l’appropriation pouvaient être branchés sur une machine à diffusion mondiale : Internet. Les pratiques spécifiques du hacking informatique et le modèle général d’intervention dans le fonctionnement des systèmes complexes qu’elles proposent, ont donné confiance à une génération qui n’a pas été éprouvée par les impasses et les défaites des années 1960 et 70. À partir de cette possibilité constructive s’est forgée une ambition de cartographier l’ordre coercitif des grandes sociétés anonymes et des institutions transnationales. Cette cartographie des nouvelles structures du pouvoir trouvera son pendant dans la tentative de construire des situations subversives à l’échelle mondiale. Des pratiques collectives, se diffusant à partir de réseaux sociaux en dehors des sphères institutionnelles de l’art, formeront l’un des vecteurs importants de ce double désir, celui de saisir et de transformer la nouvelle carte du monde. Un désir radicalement démocratique qui peut se résumer dans une phrase à la signification apparemment impossible : la géopolitique faite par soi-même, do-it-yourself geopolitics.

Le 18 juin, le centre financier le plus proche de chez vous

6 Qui peut savoir exactement comment c’est arrivé ? La nature même des événements collectifs, relevant de la création coopérative, c’est de déborder toute narration singulière. Mais on peut dire que le 18 juin 1999, aux environs de midi, près de dix mille personnes sont sorties du métro londonien à la station Liverpool Street, en plein centre de la City. La plupart d’entre elles tenaient un masque de carnaval, noir, vert ou rouge, mais également doré — toute la gamme de l’extrême gauche, allant de l’anarchie et de l’écologie au communisme, avec un clin d’œil à la haute finance, puisque c’est de cela qu’il s’agissait. Malgré les éclats de voix chaotiques et la pulsation continue des tambours, on arrivait à lire au moins une partie des textes qu’ils portaient au dos du masque :

Les autorités ont peur du masque, car leur pouvoir réside dans le fait de vous identifier, de vous estampiller et de vous cataloguer, dans le fait de savoir qui vous êtes. Le Carnaval a besoin de masques, de milliers de masques… Se masquer, c’est libérer ce que nous avons en commun, ce qui nous permet d’agir ensemble… Ces dernières années, le pouvoir de l’argent a révélé son visage criminel sous un masque nouveau. Par-dessus les frontières, sans distinction de race ou de couleur, le pouvoir de l’argent humilie les dignités, insulte les honnêtetés et assassine les espérances. Au signal, suivez votre couleur. Que le Carnaval commence[5] !

Le signal, musical, était donné par les haut-parleurs que des activistes portaient dans leurs sacs à dos. Mais personne ne l’entendait dans le vacarme ambiant. Quatre groupes se sont néanmoins divisés, sans respecter précisément leur couleur ; l’un d’eux s’est perdu en route et a fait sa propre fête près de London Bridge. Les autres ont suivi des chemins divergents à travers le labyrinthe médiéval du plus grand centre financier d’Europe, avant de converger vers un lieu qui avait été tenu soigneusement secret : le London International Financial Futures and Options Exchange, le plus important marché européen de produits dérivés — le cerveau même de la bête, hautement informatisé et hyper-compétitif. L’astuce était de se promener avec insouciance à travers les rues sinueuses, en jouant de la samba et en invitant les courtiers de bourse et les employés de banque à tomber leurs cravates ou à déchausser leurs talons et à se joindre à la fête — alors que quelques groupes plus délurés allaient rapidement en avant, pour se cacher dans de petites ruelles, en attendant le moment précis où des voitures s’arrêteraient en pleine rue et commenceraient à bloquer un bout de la Lower Thames Street. Le sound system était déjà là. Pendant que les manifestants encourageaient les derniers chauffeurs à quitter la zone avant son blocage complet, les groupes plus importants arrivaient, en soulevant d’énormes marionnettes en l’air et en agitant les drapeaux noirs, verts et rouges de Reclaim the Streets. Le Carnaval contre le Capital avait commencé, à l’intérieur du mile carré du centre financier de Londres — et la police, étonnée et prise au dépourvu, ne pouvait rien y faire.

Partout on hissait des bannières : « notre résistance est aussi globale que le capital », « la terre est un trésor commun à tous », « la seule option, c’est la révolution ». Des affiches du collectif français Ne pas plier, collées sur les murs des banques, dénonçaient le « money world », proclamaient « résistance-existence », et montraient la terre comme un immense hamburger, prêt à la consommation. Le site de l’événement avait été choisi pour son écologie souterraine : un fleuve enterré coule juste devant le marché des produits dérivés. Un mur de ciment et de parpaings a été construit devant la porte de celui-ci, et une bouche à incendie a été ouverte dans la rue, projetant un jet d’eau de dix mètres de haut, afin de libérer symboliquement la rivière ensevelie sous les sédimentations du capital. Les manifestants dansaient sous le torrent. Dans ce centre historique de la discipline bourgeoise, tout le monde s’est joyeusement laissé aller. C’était une party politique : un événement dionysiaque dans l’un des lieux névralgiques du contrôle planétaire.

La qualité de ces insurrections urbaines est spontanée, imprévisible, car tout dépend de l’expression coopérative d’une multitude de groupes et d’individus. Mais ces événements peuvent être nourris, chargés d’avance de ressources logiques et imaginaires. Les six mois précédant le 18 juin ont vu le déroulement d’un processus minutieux et chaotique de réunions publiques, de contacts interpersonnels, de montage graphique à la colle et d’écriture à n’importe quelle heure de la nuit, le tout entrecoupé d’initiations rapides à l’activisme électronique. Un livret d’informations sur les opérations mondiales de la City a été préparé, comprenant entre autres une carte qui distinguait dix catégories d’institutions financières différentes. Des affiches, des autocollants, des tracts et des textes ont été diffusés localement et internationalement. Parmi ce matériel il y avait 50 000 flyers dorés avec une citation de Raoul Vaneigem : « Renforcer la part de joie et de fête authentiques ressemble à s’y méprendre aux apprêts d’une insurrection générale. » Un quotidien a été diffusé gratuitement le jour de l’événement, sous le titre Éviter les standards (un détournement de The Evening Standard) ; en couverture figurait un trader éberlué dans une salle de marché vide, sous une manchette qui annonçait un « tchernobyl financier mondial ». Mais surtout, un appel international avait été lancé qui demandait d’intervenir depuis chez soi, ce jour-là, dans un centre financier quelconque à proximité de son domicile. Le 18 juin s’ouvrait le G8 de Cologne. Une bande-annonce de cinéma avait été préparée, avec des scènes de protestation prélevées partout dans le monde. Elle s’achevait sur une voix caverneuse de série B hollywoodienne qui rappelait : « le 18 juin, bientôt dans un centre financier près de chez vous ».

Sortir de l’underground, reprendre la rue

Cet événement s’imprégnait de l’histoire du mouvement social britannique Reclaim the Streets, ainsi que d’autres groupes activistes tels que Earth First !, Class War, et London Greenpeace (un groupe anarcho-écologiste local, distinct de la célèbre ONG). Reclaim the Streets est une « désorganisation ». Elle est née du mouvement contre le programme routier lancé par le gouvernement thatchérien au début des années 1990. Les opposants utilisaient des techniques d’action directe, creusant des tunnels sous les chantiers, s’enchaînant aux machines avec des cadenas afin de les immobiliser. C’était du body art politique. Des références à d’autres luttes commençaient à surgir, dont un texte d’André Gorz de 1973, « L’idéologie sociale de la bagnole ». Tout un programme de résistance, riche d’un passé enfoui, pour ouvrir une nouvelle saison de luttes.

En 1994, le mouvement est arrivé à un tournant. Cette année a été marquée par une campagne contre l’autoroute M11 qui a duré tout l’été : les gens ont squatté le quartier résidentiel condamné de Claremont Road, ils ont vécu dans les rues, en construisant des échafaudages, des filets aériens, des points d’appui sur les toits, pour prolonger la résistance finale contre la police et les bulldozers. Mais c’était également l’année du Criminal Justice Act, qui a considérablement renforcé la répression contre les fêtes techno en plein air. Cette loi imbécile a politisé de force les jeunes amateurs de musique. Après ce tournant, les ravers et les manifestants anti-routes ont décidé qu’ils n’attendraient plus que l’État prenne l’initiative. Ils iraient faire la fête en plein centre-ville, pour s’affronter directement à la domination de la bagnole.

La première fête de rue de Reclaim the Streets s’est tenue en mai 1995, quand des centaines de manifestants ont surgi inopinément de la bouche du métro londonien, au moment où des militants mettaient en scène une fausse bagarre entre deux automobilistes. Les passants n’en croyaient pas leurs yeux, quand les deux conducteurs ont sorti un marteau et commencé à détruire leurs propres voitures ! Entre-temps, la rue était déjà occupée par une foule en liesse. Par la suite des techniques ont été inventées pour faire des « trépieds » permettant à un seul manifestant haut perché de bloquer la circulation automobile : la police, encore pacifique à l’époque, ne pouvait pas intervenir sans blesser grièvement le manifestant. La nouvelle de ces inventions s’est propagée comme un virus à travers le Royaume-Uni, et une forme originale de protestation populaire a vu le jour, avec une culture de la performance politisée. Plus tard on a vu l’occupation d’une autoroute urbaine, le M41, le 13 juillet 1996[6]. Des idées sur le potentiel politique du carnaval, influencées par le critique littéraire russe, Mikhaïl Bahktine, ont commencé à faire leur chemin parmi ces révolutionnaires du troisième type. Il n’y avait plus qu’un pas, mais c’était un pas de géant, pour arriver à l’idée d’une fête de rue mondiale — réalisée pour la première fois en 1998, dans une trentaine de pays, dans le contexte des « journées d’action mondiale » contre le néolibéralisme[7].

Reclaim the Streets Londres faisait partie de l’Action mondiale des peuples, un réseau altermondialiste créé en 1997. Derrière ce réseau il y avait les zapatistes, et le verbe poétique et politique du sous-commandant Marcos. Mais devant lui il y avait l’invention d’un mouvement social véritablement global, capable de couper à travers la division mondiale du travail et de fendre l’écran opaque des médias capitalistes. Pour la journée d’action mondiale du 18 juin, des vidéastes ont collaboré avec un laboratoire des médias indépendants, Backspace, qui se trouvait juste de l’autre côté de la Tamise. Les bandes ont été livrées au labo pendant l’évènement, montées pour streaming sur le Web, et remises à la poste aussitôt pour éviter toute capture par la police. Plus important encore, un groupe de hackers basé à Sydney, en Australie, a écrit un logiciel spécial conçu pour le site Web de leur fête de rue locale. Six mois plus tard, ce logiciel, Active Software, serait utilisé dans la ville américaine de Seattle, pour démarrer le réseau de journalisme indépendant Indymedia — un outil d’information et de dialogue politique à multiples perspectives, tourné vers le vingt-et-unième siècle.

Comme plus tard à Seattle, il y eut des affrontements avec la police. Alors que la foule commençait à se retirer, une colonne de fumée s’est élevée au-dessus de la cathédrale de St-Paul, comme un signe que ce carnaval voulait vraiment mettre le monde à l’envers. Le jour suivant, le gros titre du Financial Times disait : « Des manifestants anticapitalistes font le siège de la City ». Ces mots ont marqué une rupture avec le langage triomphaliste des années 1990, qui avait vu disparaître jusqu’au concept de l’anticapitalisme. Mais le véritable événement médiatique s’est déroulé sur Internet. Sur le site de Reclaim the Streets, une carte renvoyait aux actions menées dans quarante-quatre pays. Le rêve de la fête de rue mondiale avait été réalisé, avec un niveau de sophistication tactique et d’analyse politique jamais atteint par le passé. Une nouvelle cartographie des pratiques éthico-esthétiques avait été inventée, incarnée et exprimée à travers la terre entière.

Net.art et médias tactiques

Le 18 juin n’était pas une œuvre. C’était un événement, une situation collectivement construite. Il a ouvert un territoire d’expérience pour ses participants — une « zone autonome temporaire », pour reprendre les termes de l’écrivain anarchiste Hakim Bey. Par rapport aux mondes virtuels de l’art et de la littérature, mais aussi de la théorie politique, de tels événements peuvent être conçus comme des actualisations : ce qu’ils offrent, c’est un espace-temps pour l’effectuation de possibles. C’est leur message : « un autre monde est possible ». Et cela veut dire également qu’un autre monde est possible pour l’art, en dehors des circuits constitués de production et de diffusion.

Internet a servi de point de départ. Les listes de courrier électronique et les sites Web ont ouvert un nouvel espace public transnational, où l’on parle d’activités artistiques au sein d’une conversation plus vaste, concernant l’évolution de la vie en société. Le professionnalisme étroit qui tend à étrangler le « monde de l’art » commence enfin à céder. Parmi les premiers à jouer à ce jeu, il y avait un serveur new-yorkais, The Thing, un centre de médias alternatifs à Vienne, le Public Netbase, le serveur Ljudmila à Ljubljana, etc. Depuis le milieu des années 1990, ces plates-formes s’intéressent au développement du net.art, qui peut être produit, diffusé et évalué en dehors du système des galeries, des magazines et des musées. L’utopie radicalement démocratique du mail art, qui avait évolué selon divers chemins et temporalités depuis les années 1960, s’en est trouvée d’un coup démultipliée, transformée, projetée dans un autre devenir. En 1995 la liste de diffusion transnational Nettime a été fondée, afin de générer une « critique immanente » des cultures en réseaux. Ces projets peuvent apparaître aussi éphémères et insaisissables que les « zones autonomes temporaires ». Mais ils ont aidé à donner une consistance et une capacité opératoire à la nouvelle rencontre entre pratiques artistiques et activisme politique qui apparaissait à cette époque sous le nom de « médias tactiques ».

Le concept de médias tactiques a été élaboré autour des conférences Next 5 Minutes, qui se sont tenues à Amsterdam tous les trois ans, de 1993 à 2002. Geert Lovink et David Garcia en donnent cette définition : « Les Medias Tactiques, c’est ce qui se passe quand les médias bon marché pour amateurs, issus de la révolution de l’électronique domestique et des circuits élargis de diffusion (que ce soit les chaînes d’accès public ou l’Internet), sont exploités par des groupes ou des individus qui se sentent lésés ou même rejetés par leur environnement socioculturel[8]. » La notion-clé vient de Michel de Certeau, qui, selon les deux auteurs, « a décrit la consommation comme un ensemble de tactiques par lesquelles les faibles utilisent les forts ». Ce qui est en jeu c’est la possibilité d’une production autonome d’images et d’informations à partir de positions marginales ou minoritaires, dans une époque dominée par des conglomérats de médias strictement capitalistes, opérant à l’intérieur de réseaux réglementés en leur faveur. Et pourtant, Michel de Certeau lui-même parlait de cultures prémodernes, dont les « manières de faire » intimes, échappant au radar administratif, pouvaient témoigner d’une résistance archaïque au capitalisme hyper-rationalisé. Quant aux médias tactiques, ils ont été inventés par des travailleurs immatériels de l’économie post-industrielle, à la pointe de la déterritorialisation. Avec leurs DV-cams, leurs sites Web et leurs techniques de streaming, les nouveaux activistes pratiquaient « une esthétique de braconniers, en trichant, lisant, parlant, se promenant, faisant leurs courses, désirant ». Ainsi on réinvente « la ruse du chasseur, les manœuvres, les situations polymorphes, avec des découvertes joyeuses, poétiques autant que guerrières ». C’était l’esprit du Next 5 Minutes 3, au printemps 1999, juste au moment où le mouvement altermondialiste allait apparaître brusquement aux yeux de tous. Les médias tactiques sont devenus le nouveau porte-voix des multitudes insurgées.

Avec le cycle de luttes allant de 1999 à 2003, un territoire d’expérience prend sa consistance. Traversé d’analyses politiques, mais aussi d’images et d’affects esthétiques, ce territoire mobile s’est déplacé, pour faire littéralement le tour du monde, avant de culminer avec les grandes manifestations de février 2003, qui n’ont pas arrêté la guerre. Prétextant des passions tristes qui se sont installées à la suite de cet immense geste pacifique, des journalistes, sociologues et hommes politiques ont vite fait de proclamer la mort d’un mouvement, car leur désir le plus profond, c’est de contrôler, de verrouiller. Mais la rue n’est plus ce qu’elle était, les luttes reviennent toujours de leurs latences et ce qu’on appelle « art » est devenu plus libre, plus protéiforme, plus résistant, depuis ces années mouvementées. Quand on y repense aujourd’hui, le 18 juin apparaît comme un salut collectif, constructiviste et irrévérencieux devant l’aube du vingt-et-unième siècle.

Notes

[ 1] Cet article est une traduction abrégée et légèrement remaniée de « Do-It Yourself Geopolitics », publié dans le recueil de Gregory Sholette et Blake Stimson, Collectivism after Modernism, Minneapolis, Minnesota University Press, 2007. Texte anglais disponible à l’adresse : http://brianholmes.wordpress.comRetour

[ 2] Texte de couverture du fanzine Sniffin’ Glue (1976-77), repris dans le recueil de Mark Perry, Sniffin’ Glue : The Essential Punk Accessory, Londres, Sanctuary Publishing, 2000.Retour

[ 3] Sur la politique punk d’appropriation, voir Dan Graham, Rock My Religion, Dijon, Les Presses du réel, 1993.Retour

[ 4] Sur les mouvements Art Strike et Plagiarism, voir les livres et sites Web de Stewart Home, notamment Neoism, Plagiarism & Praxis, Édinbourg, San Francisco, AK Press, 1995 et Mind Invaders, Londres, Serpent’s Tail, 1997. Sur le projet Luther Blissett, voir www.lutherblissett.net.Retour

[ 5] Pour le texte complet des masques (qui comprend des citations directes de la « Première déclaration de La Realidad » des zapatistes mexicains), voir le superbe texte « Friday June 18th 1999 » dans le journal éco-anarchiste Do or Die, n°8, www.eco-action.org/dod/no8/index.html. Pour d’autres informations et images, voir http://rts.gn.apc.org, www.agp.org et http://tash.gn.apc.org.Retour

[ 6] Voir comment cela s’est fait à www.youtube.com/watch?=OUHY7KwL61o. À chacun de le faire autrement soi-même !Retour

[ 7] Pour une belle histoire de ce mouvement, voir le livre collectif, et amplement illustré : We Are Everywhere, Londres, Verso, 2003.Retour

[ 8] « The ABC of Tactical Media », http://thing.desk.nl/bilwet/Geert/ABC.txt. Voir également www.next5minutes.org.Retour