65. Multitudes 65. Hiver 2016
Majeure 65. Matières pensantes

La grandeur de l’infinitésimal. Nuages de champignons, écologies du néant, et topologies étranges de l’espacetempsmatérialisant

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La matière est tombée en disgrâce au cours du XXe siècle. Ce qui autrefois fût étiqueté « inanimé » est devenu mortel – juste après avoir été assassiné, détruit jusqu’au noyau, déchiré en lambeaux, réduit en miettes. Le plus petit des plus petits morceaux, le cœur de l’atome, a été brisé avec une violence qui a fait trembler la terre et le ciel. En un instant, dans un éclair de lumière plus brillant que mille soleils, la distance entre le Ciel et la Terre a été effacée – pas seulement imaginairement franchie par la théophilosophie naturelle de Newton, mais physiquement biffée par un champignon atomique propagé jusque dans la stratosphère. « Je suis devenu la mort, le destructeur des mondes1 ».

« L’espace n’est jamais vide et le temps lui-même n’est jamais » : paysages hantés et espacetempsmatérialisant2

Les horloges se sont arrêtées à Hiroshima le 6 Août 1945 à 08h15. Le temps s’est arrêté. Les mécanismes internes ont fondu. Le temps a été figé par une chaleur aussi intense que le soleil. Mort dans un flash, le temps disparu a été retenu dans les ombres – des silhouettes de personnes, d’animaux, de plantes et d’objets – et les murs ont été blasonnés par son dernier moment d’existence. Jamais auparavant il n’avait été possible de tuer le temps, ou pas comme ça. Les horloges atomiques, les horloges de fin du monde : pour une période indéterminée, les aiguilles du temps se sont lentement dirigées vers le minuit de l’existence humaine et plus-qu’humaine, avançant sans ne plus avancer3.

Les cadrans d’horloges figés sont devenus emblématiques de la destruction nucléaire. Dans le Musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima, il y a des montres dans les vitrines et des images d’horloges plus vraies que nature, toutes fixées pour toujours à 08h15. Et en face de la grande salle du Musée, il y a la sculpture d’une horloge : le visage du temps pour toujours fixé à 08h15. Hiroshima-08h15 constitue un point de l’espace-temps. Mais il y a aussi le site-test de Trinity-05h30, Nagasaki-11h02, et Fukushima-02h46… Réverbérations de temps arrêté, (re)venant par vagues.

Qu’arrive-t-il au temps quand les forces nucléaires sont exploitées et déchaînées ? Est-ce que l’espacetempsmatérialisant4 n’est pas déchiré, brisé en morceaux dé/connectés ? Vaporisé, dispersé, fait particules, emporté par la brise ? Condensé en gouttes de pluie qui tombent sur le sol et font des flaques d’eau dans les rues, étanchant la soif du sol ? Parti en fumée tandis que l’eau envahit les systèmes électriques de la centrale nucléaire ? S’écoulant dans la nappe phréatique tandis que fond le cœur de la centrale nucléaire ?

Le temps est / a été biffé. Étiré comme un bonbon au caramel, tordu comme un métal chaud puis refroidi, trempé, et brisé. Le XXe siècle a pourvu le temps d’une durée de vie limitée, le temps que le temps se désintègre. Les moments vivent et meurent. Le temps, comme l’espace, est soumis à la diffraction, au fractionnement, à la dispersion, à l’enchevêtrement5. Chaque moment est une multiplicité dans une singularité donnée. Le temps ne sera jamais plus le même – au moins en tant que temps-être6.

Les horloges corporelles des hibakusha ont été synchronisées sur la bombe, le tic-tac de leurs cellules suit les rythmes de la radioactivité7. Les hibakusha ont été dépouillés de leur passé, de leurs maisons, de leur ville, de leur santé et de leur avenir. Utilisés par la Commission d’après-guerre sur les Victimes de la Bombe Atomique pour établir des normes relatives à l’exposition aux radiations, les corps des hibakusha ont été réduits par des fonctionnaires américains à un étalon pour mesurer les limites de tolérance du corps, même si ces limites se sont révélées insuffisantes ; en réalité, les données chiffrées ainsi produites sont plutôt une mesure de l’intrication des formes de violence raciste et d’exploitation capitaliste-impérialiste8. Dans le monde entier, la radioactivité est maintenant synchronisée sur les bombardements du Japon. Le monde entier est enchevêtré avec l’explosion, cette dispersion globale du bombardement. La bombe continue de se répandre partout (mais pas partout également), et le monde entier suit la direction du vent nucléaire.

En ce qui concerne les paysages nucléaires, la perte peut n’être pas visiblement perceptible, mais elle n’en est pas pour autant immatérielle. Il y a des pertes blasonnées sur les murs : les ombres de ce qui fût autrefois considéré comme éternel… un flash si brillant, une chaleur si chaude que presque chaque surface devint une plaque photographique. La perte n’est pas l’absence, mais une présence marquée, ou plutôt, un marquage qui trouble le partage entre absence et présence.

Ces paysages temporels dévastés sont sûrement hantés, mais pas seulement dans le sens où le souvenir des morts, des événements passés, en particulier les événements violents, s’y attarde. Hanter n’est pas immatériel, mais constitue une caractéristique inéliminable de l’existence des conditions matérielles. À la suite de Fukushima par exemple, le temps nucléaire, le temps de la désintégration, le temps mort, celui de l’horloge atomique et celui de la fin des temps – une superposition de temps dispersés mis-à-part-ensemble – font des tourbillons avec la radioactivité dans l’océan Pacifique. Le temps lui-même est nationalisé, racialisé, hors de ses gonds. Les enchevêtrements de l’énergie nucléaire et des armes nucléaires, le nationalisme, le racisme, le commerce global et le manque d’échange d’informations et de ressources énergétiques, les systèmes hydrauliques, les séismes, la tectonique des plaques, la géopolitique, l’état critique (au sens atomique et politique), tout cela et plus encore fait partie de cette histoire matérielle toujours en cours, qui est intégrée à la question de la dépendance future du Japon vis-à-vis de l’énergie nucléaire, tandis que le temps lui-même est laissé à l’état de désintégration.

Pas de petite matière

Quelle est l’ampleur des forces nucléaires ? Lorsque la séparation d’un atome, ou plus précisément celle de son petit noyau (10-15 mètres, soit cent mille fois plus petit que l’atome), détruit les villes et refait le champ géopolitique à l’échelle mondiale, comment une ligne dans le sable entre les niveaux « micro » et « macro » peut continuer à requérir notre assentiment ontologique et exercer son influence sur nos imaginaires politiques ? Lorsqu’une dévastation aux effets incalculables entraînant des décès indénombrables se déchaîne dans la mobilisation d’une force qui est si fantastiquement limitée (son travail consiste simplement à tenir ensemble le noyau d’un atome, autrement dit la petite fraction d’un point, un simple fétu d’existence, un quasi-néant), alors toute notion géométrique supposant une échelle préétablie doit sûrement avoir auparavant été soufflée en mille morceaux. Le traçage des enchevêtrements pourrait bien être un meilleur choix analytique que celui relatif à quelque notion d’échelles imbriquées (quartier Ì ville Ì État Ì nation) où chaque plus grande région est supposée englober la précédente, comme des poupées russes. Autrement dit, quand une force déployée sur un millionième de milliardième de mètre prend des proportions mondiales, détruit les villes en un éclair et reconfigure les alliances géopolitiques, les ressources énergétiques, les régimes de sécurité, et d’autres grandes caractéristiques à l’échelle de la planète, cela devrait exploser la notion géométrique d’échelles imbriquées qui revient pourtant à la charge lorsqu’on se demande ce que la physique quantique a à voir avec le (soi-disant) « macro-monde9 ».

Quelle est la mesure de temps10 ? En un éclair (un éclair aveuglant, connu pour avoir fait fondre les yeux), l’explosion est terminée, mais vit toujours. Les corps près de ground zero « deviennent moléculaires » – ou plutôt particules, plutôt sont-ils vaporisés – tandis que les hibakusha, dans le voisinage immédiat et sous le vent nucléaire, ingèrent des isotopes radioactifs qui retravaillent indéfiniment les molécules du corps tout en fabriquant de futurs cancers, petites bombes à retardement prêtes à exploser11. La bombe qui a explosé, l’énergie en cascade des noyaux qui ont été divisés, vit et continue son explosion à l’intérieur et l’extérieur des corps. La temporalité de l’exposition aux rayonnements n’est pas celle de l’immédiateté ; elle retravaille plutôt cette notion, qui doit dès lors inclure les générations avant et à venir. La radioactivité habite les moments-de-l’être, resynchronise et reconfigure les temporalités/l’espacetempsmatérialisant. La désintégration radioactive allonge, disperse et effiloche de façon exponentielle la consistance du temps. Le temps est instable, fuyant constamment loin de lui-même.

Quelle est l’échelle et l’ampleur de la matière, de l’espacetempsmatérialisant ? Nous sommes poussières d’étoiles – fait d’atomes cuits à l’intérieur des étoiles par un processus de fusion nucléaire – et depuis lors un éclat « plus lumineux que mille soleils » réside dans le noyau d’un atome12. La plus grande et la plus petite des mesures de l’espace-temps : chacune contenue à l’intérieur de l’autre, chacune enfilée à travers l’autre. Une topologie étrange.

Si, comme l’anthropologue Joseph Masco nous y exhorte, « nous avons besoin d’examiner les effets de la bombe, non seulement au niveau de l’État-nation, mais aussi au niveau de l’écosystème local, de l’organisme, et, finalement, de la cellule13 » – à toutes les échelles en effet, des plus grandes échelles cosmologiques et astrophysiques jusqu’à celles des particules subatomiques – quels outils d’analyse peut-on utiliser pour comprendre non seulement les enchevêtrements de phénomènes qui traversent les échelles, mais aussi la très itérative (re)constitution et sédimentation des configurations spécifiques de l’espace, du temps, et de la matière – ou plutôt de l’espacetempsmatérialisant – et la (re)fabrication (tout aussi itérative) de l’échelle elle-même ?

Contrairement à l’universalité et à l’homogénéité de l’espace, du temps, et de la matière dans la physique newtonienne, la physique quantique, en particulier la théorie des champs quantiques, soutient que chaque brin de matière, chaque instant, chaque endroit (si nous oublions pour un instant que nous ne pouvons pas parler de ces concepts séparément) est diffractivement/différentiellement constitué ; ou plus précisément, chaque « morceau » de l’espacetempsmatérialisant est diffractivement/différentiellement constitué, chaque morceau spécifiquement enchevêtré à l’intérieur de tous les autres. L’espacetempsmatérialisant est une hétérogénéité radicale, non pas un ensemble de points statiques ou de coordonnées dans le vide, mais le dynamisme du différenciant.

Si la physique quantique fournit des outils conceptuels utiles pour la compréhension de la politique de la matière et de la matière de la politique dans l’« ère nucléaire », ce n’est pas parce que la physique quantique a raison là où la physique newtonienne a eu tort (à propos d’une certaine notion moderne du progrès), ni pour fournir un cadre politiquement neutre ou intrinsèquement meilleur ou nécessairement plus radical (comme si cela pouvait être déterminé à l’avance), mais plutôt parce que la physique quantique est entièrement impliquée dans, et sans doute marquée par, la fabrication de la bombe atomique. La physique quantique et la bombe atomique sont directement et profondément enchevêtrées14 : la théorie et la bombe, chacune aide matériellement à la constitution de l’autre, qu’elle habite. En effet, tout comme l’ontologie (l’hantologie) qu’elle suggère, la physique quantique aussi – et toute mesure ou outil d’analyse qu’elle pourrait fournir – est traversée par la politique (à savoir, en vertu de la nature même de son ontologie). C’est pourquoi elle pourrait être utile.

Physique quantique et inséparabilité

La nature newtonienne de l’espace, du temps, de la matière, et du vide, est annulée par la physique quantique. En particulier, elle annule les hypothèses newtoniennes de séparabilité et d’individualisme métaphysique. Il n’y a pas des entités individuelles autonomes fonctionnant dans le vide. La matière n’est pas une donation qui préexiste à ses interactions. La matière est toujours déjà rattrapée par le néant. Corps, espace, temps, et vide ne sont pas des questions/des matières ontologiquement distinctes.

Contre la conception de Newton selon laquelle il y a des forces externes agissant sur la matière inerte, la physique quantique considère la matière comme agentielle, et les forces, dans leur multiplicité, sont « immanentes à la sphère dans laquelle elles opèrent15 ». Les interprétations de la physique quantique diffèrent considérablement, mais selon ma lecture réaliste et agentielle – le résultat d’une lecture diffractive de la physique quantique à travers les théories contemporaines de la justice sociale – l’ontologie n’est pas une question de donation. Au contraire, le réalisme agentiel comprend la nature même de la matière et la matière même de la nature comme (itérativement re)constituées par la multiplicité (itérativement reconfigurée) des rapports de force. Cela n’invalide en rien des notions telles que l’entité, la force, le temps, l’échelle, la limite, la résistance ou la résilience : au contraire, le but est de les prendre un cran en-dessous, d’avoir un cadre analytique pour poser une série de questions préalables sur la matérialité de ces choses et la façon dont elles viennent à l’existence, plutôt que de commencer l’analyse après qu’elles sont arrivées sur la scène. Les entités, l’espace et le temps existent seulement à l’intérieur et à travers leurs intra-actions spécifiques ; ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont que des effets transitoires et éphémères, mais plutôt qu’ils sont constitués matériellement de façon à chaque fois spécifique16. Partant de là, les enchevêtrements quantiques ne sont pas de simples artifices, ni simplement le résultat de pratiques de laboratoire hautement techniques, mais sont plutôt le noyau de cette ontologie agentielle et relationnelle17. Les enchevêtrementsne sont pas de simples entrelacements ou de simples liens entre des événements ou des entités distinctes, ou simplement des formes d’interdépendance qui pointent vers l’interconnexion de tous les êtres en une unité. Les enchevêtrements sont l’inséparabilité ontologique des puissances d’intra-actions. Les phénomènes naturelculturels sont des enchevêtrements, les effets sédimentés d’une dynamique de l’intra-activité itérative, où les intra-actions (qui à la différence des interactions ne supposent pas la séparabilité, mais plutôt) coupent ensemble/à part, différencient-enchevêtrent. Les phénomènes sont des relations matérielles spécifiques de la différenciation du monde toujours en cours, où « matériel » doit être compris comme itérativement constitué par des relations de force. Les phénomènes ne sont pas situés dans l’espace et le temps ; plutôt, les phénomènes sont des enchevêtrements matériels enveloppés et enfilés à travers l’espacetempsmatérialisant de l’univers. Les enchevêtrements sont les (re)configurations et enveloppements intra-actifs de l’espacetempsmatérialisant.

L’espacetempsmatérialisant marque l’inséparabilité de l’espace, du temps, et de la matière – perturbant ainsi radicalement la métaphysique et l’épistémologie newtonienne – et sa forme verbale est destinée à signaler la (re)fabrication dynamique de l’espacetempsmatérialisant par l’itération et la sédimentation des intra-actions dans leur spécificité. L’espacetempsmatérialisant est une reconfiguration dynamique et continue d’un champ de relations entre « moments », « lieux » et « choses » (dans leur inséparabilité), où l’échelle est itérativement (re)faite en intra-action.

Théorie quantique des champs :
quelle est la grandeur de l’infinitésimal ?

Au milieu du XXe siècle, la nature du changement a changé. La conception de la nouvelle physique, une théorie quantique des champs (TQC), de 1927 à 1947 et au-delà, jusqu’à ce jour, a eu un impact profond sur la nature de la temporalité et du changement, sans parler des dimensions technoscientifiques de la Seconde Guerre mondiale. En fait, il y a eu un chevauchement frappant entre la physique à l’œuvre dans le projet Manhattan et le développement de la TQC. À ce moment-là, l’être et le temps ont, ensemble, été refaits. Perdant son statut de paramètre indépendant marchant sans relâche vers l’avenir, le temps n’est plus continu ou un. Il est diffracté, implosé/explosé sur lui-même : à chaque instant composé d’une superposition, d’une combinaison de tous les moments (différemment pondérés et combinés dans leurs enchevêtrements de matériaux)18. Et directement lié à cette indétermination du temps s’opère un changement dans la nature de l’être et du néant.

Selon la TQC, la matière n’est pas éternelle. Naissance et mort ne sont pas seulement le sort inévitable du monde animé ; les êtres soi-disant « inanimés » sont également mortels. Les particules ont des durées de vie limitées, des temps de désintégration. « Les particules peuvent naître et les particules peuvent mourir », explique un physicien. En fait, « c’est une question de naissance, de vie et de mort qui nécessite le développement d’un nouveau sujet en physique, celui de la théorie quantique des champs… La théorie quantique des champs (TQC) est une réponse à la nature éphémère de la vie19 ».

Les particules naissent hors du vide, passent par des transformations, meurent, retournent au vide, et renaissent, tout en étant inséparables de l’imagination sauvage et matérielle du vide. En leur cœur est l’indétermination du temps-être (c’est-à-dire l’indétermination réciproque qui relie le temps et l’énergie / matière / être), et cela donne lieu au fait que le néant n’est pas vide, mais au ras de la virtualité – le jeu indéterminé de la non/présence, de la non/existence. En tant que résultat d’une indétermination ontologique primaire, le vide n’est pas rien, mais une orientation désirante vers l’être/le devenir, au ras du désir et d’innombrables imaginaires de ce qui pourrait être/pourrait encore avoir été. Le néant est une présence matérielle, démentant toute insinuation selon laquelle il serait vide, c’est un mouvement indéterminé, un auto-toucher intra-actif de non-choséité. Le temps-être est en jeu dans le jeu de l’indétermination, où un événement n’est pas un, où la vie et la mort sont inséparables (mais pas le même) : la mort est dans la vie au sein de la mort20.

Il importe que le vide ne soit pas vide, simple manque ou absence. La question de l’absence est aussi politique que celle de la présence. Quand l’absence a-t-elle été une donnée absolue ? N’est-ce pas toujours quelque chose de relatif à ce qui est vu, reconnu, et compté comme présent et pour qui ? Le vide – un dispositif colonialiste très apprécié, un imaginaire astucieux et insidieux, une manière d’offrir une justification pour les droits de propriété quant à la « découverte » d’un territoire « vierge » – l’idée que des espaces « non entretenus », « incultes », « non civilisés », sont vides, plutôt que pleins, a été un outil maintes fois utilisé au service du racisme, du capitalisme, du militarisme, de l’impérialisme, du nationalisme et du scientisme.

Le vide n’est pas le fond sur lequel apparaît quelque chose, mais une partie constitutive, active de chaque « chose ». En tant que tels, même les plus petits morceaux de matière, les électrons par exemple – ces particules infinitésimales, points sans dimension ni structure – sont hantés et constitués par les vagabondages indéterminés d’une infinité de configurations possibles de l’espacetempsmatérialisant. Des mondes entiers à l’intérieur de chaque point, chacun spécifiquement configuré. Les infinitésimaux sont infinis. La matière est spectrale, hantée par tous les im/possibles vagabondages, une multiplicité infinie d’histoires présentes/absentes dans l’indétermination du temps-être.

Beaucoup a été dit ces derniers temps sur ce qu’être hanté veut dire. Certains comprennent cela comme une forme parmi d’autres de l’expérience humaine subjective – la revivification épistémologique du passé, un souvenir à travers lequel le passé se fait subjectivement présent. Mais selon la TQC, l’être-hanté est une indétermination animée du temps-être, qui constitue – matériellement, à partir littéralement de tout et de rien – la matière elle-même. L’être-hanté n’est donc pas le seul fait de se souvenir d’un passé (que l’on suppose) laissé pour compte (dans la réalité), mais plutôt le dynamisme de l’indétermination ontologique du temps-être et de l’être-temps dans sa matérialité. Et les injustices ne doivent pas attendre un remède futur, parce que le « maintenant » toujours déjà regorge des possibilités de rupture avec la simple présence. Chaque moment est densément chargé de tous les autres moments, condensant de façon holographique des motifs de diffraction spécifiques créés par une pléthore de vagabondages virtuels, par d’autres histoires de ce qui est/pourrait être encore/a été. Dès lors, se rappeler n’est pas seulement subjectif, l’éclair éphémère d’un événement passé dans les rouages d’un cerveau humain individuel ; au contraire, c’est une partie constitutive du champ de l’espacetempsmatérialisant21.

Nuages de champignons

Presque immédiatement après que les bombes ont frappé Hiroshima et Nagasaki, les images de champignons nucléaires se sont répandues sur les premières pages des journaux et des magazines plus rapidement que des spores fongiques portées par le vent. En 1960, le magazine Time a présenté le nuage nucléaire en forme de chou-fleur. Mais ce n’est peut-être pas par hasard si cette image de champignon vénéneux s’est imposée. Les champignons sont le pharmakon ultime – traditionnellement associé à la vie et la mort, la nourriture et le poison – une matière aux vertus occultes. Historien de la physique, Spencer Weart fait remonter l’association de l’énergie nucléaire avec la création cosmique à l’alchimie médiévale et l’idée selon laquelle il est possible de déverrouiller les secrets de la force de vie cosmique22. Au fond de cela, on trouve la fascination et l’angoisse relative à la notion alchimique de transmutation, attelées à des fantasmes du contrôle de l’humain sur la vie et la mort. Revenant à la naissance de la science moderne dans le creuset de ces désirs, l’alchimie elle-même fut transformée en une philosophie mature, rationnelle, et mécaniste. La transformation est sans doute une sorte de changement particulièrement chargée, qui enveloppe toute une histoire – des sciences modernes, de la persécution des sorcières, et plus encore.

Mais quand la bombe atomique a explosé, le nuage atomique qui reliait le ciel et la terre était une condensation de matières qui étaient bien plus que symboliques. « Quand Hiroshima a été détruit par une bombe atomique en 1945, dit-on, la première chose vivante à émerger du paysage soufflé était un champignon matsutake 23 ». Que cette histoire soit ou non historiquement exacte, des champignons ont effectivement été trouvés non seulement dans la région immédiate entourant le réacteur nucléaire de Tchernobyl après l’accident en 1986, mais aussi de plus en plus à l’intérieur du réacteur, sur ses murs24. Quel est le rapport entre les champignons et la radioactivité ? La radioactivité, comme le champignon, est un pharmakon, et ils sont enchevêtrés l’un avec l’autre. Il se trouve que les champignons qui contiennent de la mélanine prospèrent au contact d’émissions radioactives, en utilisant les rayons bêta et gamma (rayonnements ionisants) comme une sorte d’aide digestive. Les champignons « Radiotrophiques » utilisent l’ionisation de la mélanine plutôt que la photosynthèse en tant que « nourriture ». La forte concentration de matières radioactives dans les champignons fait leur chemin jusqu’à la chaîne alimentaire et s’échappe des zones contaminées (par exemple, via un sanglier engloutissant des champignons autour de Tchernobyl). En même temps, certains scientifiques voient la possibilité d’utiliser des champignons à des fins d’assainissement nucléaire (un projet est en cours d’examen pour aider à restaurer les zones de Fukushima)25.

Il existe également des connexions matérielles spécifiques entre les champignons et les nuages. « Déboisez les terres et vous… déboiserez le ciel ! » avertissent les scientifiques qui ont l’intuition que les champignons pourraient être responsables de la couverture nuageuse sur l’Amazone26. Un échantillon d’air de la forêt tropicale a été porté au « Laboratoire national Lawrence Berkeley en Californie et placé dans le synchrotron de l’établissement, où des rayons X d’énergies différentes ont été bombardés sur les petites taches recueillies27 ». L’analyse laisse penser à un lien entre le potassium libéré par les champignons vivants dans la forêt tropicale et la formation des nuages. Le Lawrence Berkeley National Lab (LBNL, propriété de l’Université de Californie, de même que son rejeton, le Lawrence Livermore Laboratory (LLL) qui se consacre au développement d’armes) a été conçu par Ernest Lawrence. (Edward Teller, connu pour son travail sur la bombe à hydrogène et le projet de Strategic Defense Initiative (dit « Guerre des Étoiles »), a collaboré avec Laurent en aidant à établir le LLL.) Lawrence a travaillé en collaboration avec Robert Oppenheimer (scientifique à la tête du projet Manhattan), et d’autres spécialistes de physique théorique de Berkeley, afin de renforcer les liens entre les physiciens des particules et la recherche militaire. On attribue au laboratoire de rayonnement de Lawrence d’avoir trouvé un processus d’enrichissement de l’uranium. Après la guerre, Lawrence a cherché à renforcer les liens militaires avec son laboratoire. Lawrence et son « Rad Lab » sont également directement reliés à la découverte du processus de la photosynthèse28. Le Rad Lab, et d’autres laboratoires de physique des particules, a également fait des nuages miniatures dans son laboratoire – que l’on appelle des « nuages Wilson de chambre » – pour détecter les rayonnements ionisants (dont les champignons se nourrissent). Les « nuages Wilson » – ainsi nommés en raison d’une similitude visuelle avec le détecteur utilisé – sont une caractéristique spécifique des nuages de champignons. Nuages de champignons à l’intérieur des champignons à l’intérieur des nuages… infinités d’infinités à l’intérieur de l’infinitésimal.

Voilà juste quelques petits brins d’une histoire très enchevêtrée. La terre et les cieux sont connectés, oh, de tant de manières.

Outre l’homologie entre champignons terrestres et atmosphériques, il existe entre eux une étrange topologie matérielle – chacun habitant l’autre. Lorsqu’une bombe nucléaire explose, chaque brin de matière radioactive est un diagramme de diffraction implosé de l’espacetempsmatérialisant, un bourgeonnement d’histoires possibles enchevêtrées. De minuscules particules radioactives qui pleuvent du ciel, des champignons radiotrophiques prospérant dans les zones nucléaires contaminées, de la faune prospère autour des réacteurs de Tchernobyl, des champignons vivant à l’intérieur des réacteurs, un multiple effondrement des réacteurs de Fukushima, une remise en état par des champignons, des particules radioactives traversant les courants océaniques en Amérique du Nord, le Bulletin de Scientifiques Atomistes qui resynchronise l’Horloge de la Fin du Monde pour inclure la crise climatique, la formation des nuages sur la forêt amazonienne soutenant des millions d’espèces marquées par des brins microscopiques de potassium émis par les champignons, testés à LBNL, connectés à LLL, l’Université de Californie, des cyclotrons, des accélérateurs de particules, l’enrichissement d’uranium, la physique des particules, la physique nucléaire, la théorie quantique des champs, le Projet Manhattan, un test pour la bombe et l’extraction d’uranium sur les terres des Natifs, le racisme, les camps d’internement, la guerre, le militarisme, l’impérialisme, le fascisme, le capitalisme, l’expansion de l’industrie, les Droits des G.I., le boom immobilier, le boom de la disparité raciale du marché au logement aux États-Unis, l’anéantissement nucléaire des villes avec de simples bombes, l’état de sécurité, les centrales nucléaires, l’échec des centrales nucléaires et les zones inhabitables, la culture des champignons. Et bien plus.

Tous ces phénomènes matériels-discursifs sont constitués les uns par les autres, chacun selon des enchevêtrements spécifiques. Ce n’est pas une simple question de choses connectées à toutes les échelles. Au contraire, la matière elle-même, dans sa matérialité, est différenciellement constituée comme implosion/explosion : une superposition de toutes les histoires possibles constituant chacun de ses brins. La substance même du monde est une question de politique. La matière est non seulement politique de haut en bas, mais aussi à l’intérieur des matières qu’elle inclut. Une géopolitique planétaire à l’intérieur d’un simple morceau – une étrange topologie, une implosion/explosion : en la matière, ce n’est pas rien.

Quelle est la grandeur d’un infinitésimal ? Quelle est la mesure du néant ?

Traduit de l’anglais par Frédéric Neyrat

1 Fameuse citation de la Bhagavad Gita traduite du sanskrit par le physicien J. Robert Oppenheimer dans le sillage de l’explosion de la première bombe atomique.

2 Le sous-titre de cette section est inspiré des artistes Eiko et Koma, Le temps n’est même pas : L’espace n’est pas vide, une exposition rétrospective d’abord montrée à la Gallerie Zilkha de l’Université Wesleyan en 2009.

3 Apparue en 1947, l’Horloge de la Fin du Monde du Bulletin des Scientifiques Atomistes représente une estimation par des scientifiques de l’imminence de la catastrophe mondiale.

4 Ce terme traduit spacetimemattering, et devrait plutôt être traduit par espacetempsmatiérant, ndt.

5 Cf. Karen Barad, « Troubling Time/s, Ecologies of Nothingness: On the Im/Possibilities of Living and Dying in the Void » in Eco-Deconstruction: Derrida and Environmental Philosophy, sous la direction de Matthias Fritsch, Phil Lyons, and David C. Wood (Fordham University Press, 2017) (à paraître).

6 Avec un clin d’œil à Ruth Ozeki au sujet de son roman A Tale for the Time Being (traduit sous le titre En même temps, toute la terre et tout le ciel, Paris, Belfond, 2013).

7 Hibakusha en Japonais signifie personnes « affectées par des explosions ».

8 Cf. par exemple, « Science with a Skew: The Nuclear Power Industry After Chernobyl and Fukushima », The Asia-Pacific Journal 10(1), no. 3 (2011), dernier accès le 5/12/2015, http://apjjf.org/2012/10/1/Gayle-Greene/3672/article.html

9 Les enchevêtrements remettent en question les notions géométriques d’échelle et de proximité ; la topologie avec son accent porté sur des problèmes de connectivité et de frontière devient un outil d’analyse plus adéquat. Non pas que l’échelle n’ait pas d’importance ; mais elle n’est pas simplement donnée, et ce qui semble très éloigné peut s’avérer aussi proche que l’objet en question, voire une partie inséparable de celui-ci. Cf. le concept d’espacetempsmatérialisant in Karen Barad, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meeting, Durham, NC, Duke University Press, 2007.

10 Pour une discussion plus détaillée sur la manière dont la notion de temps est retravaillée selon le réalisme agentiel, cf. Barad, « Troubling Time/s, Ecologies of Nothingness ».

11 Cf. « In this flash the body becomes molecules », par Bill Johnston et Eiko Otake, vidéo de cours à la Wesleyan University (4:58min), https://vimeo.com/10387574.

12 « Plus lumineux que mille soleils » : cette phrase issue d’un verset de la Bhagavad Gita est dite avoir été citée par Oppenheimer à l’essai nucléaire Trinity.

13 Joseph Masco, « Mutant Ecologies: Radioactive Life in Post-Cold War New Mexico », Cultural Anthropology 19(4) (2004), p. 517-550.

14 Karen Barad, Infinity, Nothingness, and Justice-to-Come, livre in progress.

15 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 122. Les rapports de force que j’ai ici à l’esprit ne sont pas seulement sociaux et leurs effets (dans un remaniement du rapport de cause-à-effet) ne sont pas limités à la formation de sujets humains. Au contraire, c’est seulement à travers le fonctionnement des appareils de production corporelle que les forces viennent à être distinguées comme sociale, biologique, géologique, politique, etc., selon le cas. Pour plus de détails sur le réalisme agentiel, cf. K. Barad, Meeting the Universe Halfway.

16 Intra-action ne désigne pas seulement un changement allant d’une séparabilité présumée à une non-séparabilité (une ontologie relationnelle), mais implique une compréhension radicalement différente de la causalité, et un cadre onto-épistémologique avec des implications pour la réflexion sur la justice.

17 Les notions techniques de « réduction du paquet d’ondes » et de « décohérence » ne constituent pas des objections fondamentales ici. Cf. K. Barad, Meeting the Universe Halfway, Chap. 7.

18 Pour plus d’éléments quant à la diffraction du temps, cf. K. Barad, « Troubling Time/s, Ecologies of Nothingness » et Infinity, Nothingness, and Justice-to-Come.

19 Anthony Zee, Quantum Field Theory in a Nutshell, Princeton, Princeton University Press, 2010 (2nde édition), p. 3-4.

20 Cf. Karen Barad, What is the Measure of Nothingness? Infinity, Virtuality, Justice (dOCUMENTA (13): 100 Notes – 100 Thoughts, Book Nº099, 2012), et « On Touching – The Inhuman That Therefore I Am » in differences: A Journal of Feminist Cultural Studies, numéro sur « Feminist Theory Out of Science », 23(3) (2012), pour une présentation détaillée de ma compréhension, en terme de réalisme agentiel, de la théorie quantique des champs (qui implique également une élaboration plus poussée du réalisme agentiel).

21 Cela me rappelle le travail de (hibak) denshosha – les gardiens de la mémoire au Japon (et aussi ailleurs). La question de savoir comment garder des souvenirs vivants alors que meurent les survivants est poignante et urgente.

22 Spencer Weart, The Rise of Nuclear Fear, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2012.

23 Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015, p. 3.

24 Albert Einstein College of Medicine, « Radiation-eating » Fungi Finding Could Trigger Recalculation of Earth’s Energy Balance and Help Feed Astronauts », ScienceDaily, 2007, dernier accès le 4/12/2015, www.sciencedaily.com/releases/2007/05/070522210932.htm ; et Bobby1’s Blog, « Radiation-eating fungi. They kill trees and they kill people », Bobby1’s Blog, posté le 14 novembre 2012 (dernier accès le 4/12/2015), http://optimalprediction.com/wp/radiation-eating-fungi-they-kill-trees-and-they-kill-people/

25 Paul Stamets, « Using Fungi to Remediate Radiation at Fukushima », Permaculture, 2015, dernier accès le 5/12/2015, www.permaculture.co.uk/articles/using-fungi-remediate-radiation-fukushima

26 Veronique Greenwood, « How Fungi May Create the Amazon’s Clouds », Discover Magazine (online), 2012, dernier accès le 5/12/ 2015, http://discovermagazine.com/2012/sep/04-mushroom-cloud

27 Ibid.

28 Le mécanisme de la photosynthèse a été décodé par le chimiste Melvin Calvin – encouragé par Lawrence – dans le « Rad Lab » en utilisant du carbone radioactif.