73. Multitudes 73. Hiver 2018
Hors-Champ 73

La grève des camionneurs au Brésil

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Luttes et impasses dans la logistique

La grève des camionneurs brésiliens survenue le 21  mai 2018 a provoqué un blocage sans précédent : pendant 11 jours, pratiquement toute la circulation des marchandises s’est trouvée paralysée au niveau national, contraignant des dizaines de villes à déclarer un état de catastrophe et d’urgence publique. Les autoroutes brésiliennes se sont transformées en véritables espaces autonomes de mobilisation sociale et politique. La diffusion du mouvement, au-delà des luttes précédentes de 2015, a mobilisé d’autres couches du transport de marchandises et de passagers. Les conducteurs de fourgonnettes, d’Uber et de motos (motoboys), par solidarité avec les camionneurs, ont organisé leurs propres blocages et manifestations dans l’espace urbain. Surtout, au moment de la plus forte paralysie, 87 % de l’ensemble de la population soutenait les manifestations malgré de profondes répercussions sur leur vie quotidienne : l’adhésion des routiers dépassait complètement les limites de la représentation syndicale traditionnelle.

Le mouvement devenant un véritable processus destituant au-delà d’une lutte sectorielle spécifique, le gouvernement fédéral de Michel Temer (l’instigateur du processus d’impeachment de Dilma Rousseff en 2016), après avoir fait assurer une circulation minimale des produits de base par l’armée, fut contraint d’entériner presque toutes les revendications : imposition d’un prix minimum du fret, suspension des péages, réduction immédiate du prix du carburant et des prix flottants de Petrobrás. Malgré cela, de nouvelles turbulences se manifestent face à l’augmentation des carburants provoquée par la hausse du dollar sans que le fret ne croisse et sans amnistie des sanctions administratives subies par les conducteurs.

Cette grève des camionneurs brésiliens invite à pousser la réflexion sur trois points : a) les mutations globales du capitalisme contemporain et le rôle de la logistique dans ces transformations ; b) la situation spécifique du Brésil et de l’Amérique Latine dans l’épuisement du progressisme et de sa collaboration avec le néolibéralisme ; c) les composantes de l’innovation de la lutte des routiers sur une nouvelle protection sociale au moyen d’une lutte pour la priorité à la vie et au revenu.

1. L’insertion brésilienne dans la logistique mondiale

La « révolution logistique » actuelle (Cowen, D. 2014) se situe au-delà des changements inhérents à un secteur spécifique de l’économie ou même à la création d’un nouveau secteur regroupant tous les mécanismes de circulation des marchandises. Nous sommes devant une mutation qualitative : non seulement la transformation d’un fragment du « tout » (le champ de la circulation par rapport aux autres formes d’organisation de la vie), mais une nouvelle corrélation générale dont les effets sont transversaux et modifient tout l’ensemble. Dans cette perspective qui n’est plus sectorielle ou managériale, logistics makes worlds, la logistique crée des mondes.

Les frontières entre production et circulation sont de plus en plus floues et la séparation entre le moment de la production et le mouvement de la marchandise jusqu’à la réalisation de la valeur devient tout à fait impossible. Aujourd’hui les produits sont fabriqués dans l’espace logistique lui-même (Cowen, D. 2014, p.  22), les techniques et technologies des chaînes d’approvisionnement logistiques sont immédiatement productives sans pouvoir les séparer des multiples réseaux de production diffus dans le temps et dans l’espace d’une globalisation intensive (Neilson, B et al., 2018). D’ailleurs, loin d’une simple fonction de transport de marchandises réduisant les distances, la logistique a aujourd’hui un rôle directement organisateur, non seulement de la circulation elle-même, mais aussi des relations entre territoires, États, instances organisationnelles et groupes divers (Cuppini, N. 2018).

En mettant en œuvre des techniques de mesure, contrôle et optimisation, la logistique crée de nouveaux environnements et produit également des subjectivités. En ce sens, souvent à partir d’algorithmes d’automatisation et de technologies de l’information (Rossiter, N. 2016 ; Altenrid, M. 2016), elle articule et réorganise un immense effectif de travailleurs fragmentés mais liés par une nouvelle chaîne de machines. Au point que certains considèrent même cette myriade de travailleurs autonomes, individualisés et précaires comme un retour du « travailleur de masse ».

D’où l’affirmation : « la logistique fait la politique » (Grappi, G. 2016), c’est-à-dire qu’elle cesse d’être simplement un effet des stratégies de production et de consommation pour devenir un complexe de dispositifs de pouvoir (Altenried, M. 2016) lié à l’organisation spatiale et politique à l’échelle mondiale. La logistique permettrait ainsi non seulement une meilleure perception du fonctionnement des différents engrenages ​​du capitalisme, mais aussi l’adoption d’un point de vue plus concret des processus de plus en plus abstraits.

On peut ainsi privilégier deux faisceaux du cas brésilien. Premièrement, la grève des camionneurs révèle l’impact de la dernière crise politico-économique brésilienne en ce qui concerne son insertion dans la global supply chain. Au cours des quinze dernières années, le Brésil a consolidé son modèle d’agro-exportation, limité aux minéraux, pétrole brut, céréales, sucre, bœuf et volaille, avec la Chine comme principal partenaire commercial. Par ailleurs, le secteur électronique a connu une expansion vertigineuse de 15 % par an imposant un nouveau rythme de livraison des biens de consommation. Enfin, de nouvelles exigences pour l’approvisionnement en denrées alimentaires dans les grandes villes ont surgi dans un pays urbanisé bientôt à 90 %.

Dans ce contexte, le camionnage responsable d’environ 60 % de tout ce qui est transporté sur le territoire national, a dû presque doubler entre  2001 et  2016 (CNT, 2016). Les interactions, de plus en plus complexes d’insertion du pays dans les nouveaux processus de globalisation, se constatent en grande partie sur les autoroutes en fonction du mode prioritaire adopté par les politiques de développement depuis les années 1950. D’où le lieu commun entendu tout au long de la grève du point de vue du travail : « le camionneur est le bosseur qui porte le Brésil sur le dos ».

Ainsi, si, d’une part, les techniciens ont passé ces dernières années à mentionner les innombrables faiblesses du système, c’est-à-dire, les goulots d’étranglement de la circulation brésilienne, d’une autre, l’extension du transport routier semble révéler ce que le sociologue Francisco de Oliveira a identifié comme le modèle d’insertion du pays dans la globalisation capitaliste : une inclusion différentielle basée sur la relation entre les caractéristiques archaïques et les taux élevés d’exploitation du travail (Oliveira, F. 2003). C’est pourquoi l’accélération du rythme des échanges, illustrée par les nouvelles exigences du commerce électronique, est paradoxalement parallèle à l’homogénéisation et à l’intensification du modèle de circulation brésilien, et a donné lieu à ce que Taynã Souza a appelé « la globalisation par camions » (Souza, T.T. 2017).

Deuxièmement, la grève actuelle fait partie d’un tissu commun de luttes logistiques dans de nombreux pays. Certaines publications récentes1 réunissent des expériences qui indiquent, à la fois, une perturbation permanente et tourbillonnante de la chaîne d’approvisionnement et la nécessité méthodologique de partir du terrain (on the ground). Face à cette autre « chaîne de résistances », les goulets d’étranglement ne peuvent plus être considérés comme des dysfonctionnements techniques, physiques ou technologiques à résoudre, mais constituent de vrais conflits du complexe logistique et des formes de production de subjectivité.

Le fil conducteur qui relie une série de grèves et de manifestations, comme par exemple les grèves récentes de camionneurs et d’entrepôts des ports de Long Beach et de Los Angeles (2012-2017), les nombreuses protestations de camionneurs chinois (Shanghai, 2011, Ningbo, 2014, Yatian, 2013, 2014), les blocages en Indonésie (2016), les luttes articulées des transporteurs locaux, des entrepôts et des activistes dans le nord-est de l’Italie (Vallée du Pô en général, Piacenza en particulier, 2011, 2013) – met en évidence plusieurs thèmes communs : précarité, exploitation intense, épuisement physique des travailleurs, remise en cause du statut des travailleurs, transfert de coûts de circulation par les gouvernements et les entreprises, coupure avec les mouvements écologistes. Trois axes de luttes s’y opposent : recherche de nouvelles formes d’organisation, production de solidarité dans l’hétérogénéité et tentatives d’élargir la mobilisation.

C’est donc à partir d’un tissu mondialement commun que nous analysons le cas brésilien, en cherchant à comprendre les dimensions singulières du mouvement et ses relations avec les tentatives démocratiques de sortie « par le haut » de la crise actuelle. Ainsi, les deux faisceaux décrits ci-dessus – la centralité de la logistique globale et la formation d’un répertoire de nouvelles luttes – peuvent être déployés dans une lecture qui se fonde sur le relais constant entre les dimensions globale et locale de la logistique.

2. Ni néolibérale ni  progressiste :
la grève brésilienne comme  fin  de  cycle

Insérées dans le contexte général, les luttes logistiques au Brésil présentent néanmoins des spécificités importantes. Le point central est qu’elles prolifèrent comme une double réponse, à la fois aux conséquences de la nouvelle politique néolibérale du gouvernement Temer ainsi qu’aux tentatives désastreuses de sortie du néolibéralisme menées par la gauche dite « progressiste ». Elles révèlent d’une part, la fin d’un affrontement macropolitique nourri depuis trois décennies par une prétendue opposition entre néolibéralisme et progressisme, un conflit qualifié de « laboratoire d’Amérique Latine » par la gauche mondiale. Elles ouvrent d’autre part, un terrain politique à une situation floue, dont les développements sont encore imprévisibles.

Pour saisir les dimensions de cette cassure, il faut d’abord comprendre que la crise qui a frappé le Brésil n’a pas résulté d’une prétendue acceptation du néolibéralisme, ni de son intensification au cours des dernières années mais, tout au contraire, des tentatives abstraites de fuite de la globalisation financière via le néodéveloppementisme, l’interventionnisme, l’extractivisme2 et le protectionnisme, y compris au niveau de la corruption de la machine électorale. La réponse néodéveloppementiste du gouvernement Lula à la crise mondiale de 2008 et à la crise de gouvernance nationale a commencé en 2005 avec le premier scandale de corruption qui est apparu comme victoire de la soi-disant gauche progressiste du gouvernement et de la gauche pragmatique du Parti des Travailleurs (PT).

Deuxièmement, l’hypothèse bien connue d’Eduardo Gudynas (2012) sur les gouvernements progressistes latino-américains qui ont créé des « États compensateurs » dont l’équilibre reposait sur le cercle vicieux entre d’une part une dynamique néo-extractiviste, orientée vers la mondialisation et, de l’autre, des mesures visant à « prévenir les effets les plus négatifs du capitalisme », n’a pas été confirmée. Ce serait aussi la lecture de Sandro Mezzadra et Brett Neilson (2013) sur les relations entre extractivisme, finance et logistique en remarquant néanmoins que les gouvernements progressistes font retrouver à l’État d’anciennes tâches disparues sous l’ère du « consensus de Washington » en développant de nouvelles capacités institutionnelles, réglementaires et même de distribution.

Il a ensuite été démontré que la pression néodéveloppementiste renforcée dans les années qui ont suivi la crise mondiale, avait plongé les gouvernements progressistes dans un déséquilibre politique, économique, social, culturel et environnemental profond et toujours imprévisible. Les indicateurs sociaux et économiques eux-mêmes montrent dès à présent le renversement total des avancées antérieures dont le paroxysme est la tragédie humanitaire au Venezuela3. En effet, la tentative d’appliquer des « limites » au capital par la recherche affirmée de haut en bas d’une solution « extérieure » (outside) au néolibéralisme, (Cocco, G. Cava, B, 2018), a eu pour résultat exactement l’inverse : le retour des modèles d’ajustement budgétaire, de privatisation et de réduction des droits, qui sont maintenant défendus comme solution à la crise.

La logistique comme méthode d’analyse nous aide concrètement à comprendre ces implications mutuelles. En effet, la réponse à la crise mondiale de 2008 a été marquée par une nouvelle relation entre développement et logistique par l’annonce de « mesures contracycliques », notamment la stimulation de l’achat de camions au moyen de prêts bonifiés et de réduction d’impôts à l’industrie automobile. Dès 2009, le gouvernement Lula jette les bases de la « nouvelle matrice économique » de Dilma Rousseff par l’octroi de crédits pour les bus, machines agricoles et camions, plus un taux zéro de la taxe sur les produits industrialisés. Soit environ 10  milliards de dollars (R$ 34  milliards) de subventions en 2015. La croissance de la flotte a été annuellement de 5 % jusqu’en 2015.

Cependant, dans la même année 2015 qui pourrait être considérée comme annus horribilis par les gouvernements progressistes en Amérique Latine, il était devenu d’évidence impossible de maintenir le faux équilibre qui sous-tendait la relation croissante entre le développement et la logistique : a) la lutte pour la mobilité dans les métropoles contre l’augmentation des tarifs de bus a déclenché un soulèvement sans précédent en juin  2013, révélant une fracture politique déjà ouverte par le cycle de luttes de résistance au néodéveloppementisme, contre les méga-usines, les barrages, la déforestation, l’invasion des terres indigènes et les expulsions de centaines de favelas. (Braga, R. 2012, Cocco, G. 2014) ; b) la politique fiscale et d’investissement du gouvernement Dilma, fondée sur d’importantes subventions aux grandes entreprises et aux grands projets, a révélé une incapacité totale à mobiliser la société brésilienne de manière productive (Oliveira, R. 2016) ; c) l’éclatement de la crise économique en 2015 et la possibilité d’un ajustement budgétaire au début du deuxième gouvernement Dilma ont montré que la campagne électorale de 2014 où Dilma niait fortement l’existence de la crise était complètement fausse, privant le gouvernement de toute légitimité pour maintenir un minimum de stabilité politique et économique ; d) des enquêtes judiciaires contre la corruption ont révélé les accords financiers entre partis et entreprises de la quasi-totalité du système, et mis en évidence le lien entre les grands travaux publics, la gestion de Petrobras par le gouvernement fédéral et les détournements d’énormes sommes d’argent.

Confronté à une crise sur tous les fronts, le gouvernement a commencé à réduire la politique de subvention et a décidé de reprendre l’augmentation des prix du carburant, en rupture avec la politique de contrôle forcé, et en essayant de récupérer la perte chiffrée en milliards de Petrobras. Contrairement au « tournant à gauche » promis, le gouvernement a proposé un ajustement budgétaire commandé par un économiste orthodoxe lié aux grandes banques. La crise s’est aggravée, entraînant une baisse de la demande de transport et une forte surproduction de l’offre croissante de camions. En 2015, la première grève des camionneurs a eu lieu, avec déjà les mêmes revendications qu’en 2018 : baisse des prix du carburant, réduction des péages, fret minimal et sécurité sur les routes.

Certaines revendications de ce mouvement concernaient déjà la logistique. Premièrement, face à la baisse de la demande due au début de la crise, les travailleurs, en particulier les indépendants (68 % de tous les camionneurs), ont demandé que leurs heures de repos par jour soient réduites de manière à ce qu’une accélération des livraisons génère une augmentation des revenus ; deuxièmement, en plus de la réduction des prix du carburant, ils ont demandé de nouvelles négociations sur les dettes découlant du financement par le PSI ; troisièmement, ils ont commencé à utiliser le numérique pour accroître l’agilité de l’embauche, éliminer les intermédiaires et mobiliser la grève à partir de centaines de groupes WhatsApp ; quatrièmement, un parti plus radicalisé a commencé à demander « Dilma dehors » dans les manifestations pour la destitution de la présidente. La grève a pris fin lorsque Dilma a répondu à certaines revendications tout en envoyant les forces armées pour contenir la partie la plus radicale du mouvement4.

Cette structure de lutte a été réactivée en 2018 contre les mesures du gouvernement Temer. Il présentait, lors du remplacement de Dilma, un programme « Pont vers l’avenir » qui prévoyait un ajustement budgétaire classique avec réductions et limitation des dépenses publiques, ainsi que des réformes du travail, de la Sécurité sociale et la privatisation de biens publics. Confronté à deux accusations formulées dans le cadre des opérations anti-corruption, Temer tente de faire avancer le pacte politique postérieur à la destitution qui devait bloquer et faire cesser les enquêtes judiciaires, créer un espace d’opposition légitime pour la gauche et obtenir un nouveau consensus économique à travers des réformes néolibérales. Chez Petrobrás, confronté à une perte de 70  milliards de dollars en quatre ans (2014-2017), un nouveau président a adopté une ligne radicalement commerciale et favorable au marché, laissant les prix fluctuer librement et quotidiennement.

La grève des camionneurs dans ce contexte peut être considérée comme le refus le plus puissant du pacte Temer en s’opposant à l’ajustement néolibéral qui a transféré les coûts de la crise aux pauvres. Comme lors de la précédente grève, elle a remis concrètement en avant le problème de la corruption et, surtout, elle a lié les revendications économiques à la lutte politique destituante et anti-système. En liant économie, politique et mobilisation autonome, la lutte des routiers s’est élargie de manière nouvelle en créant une paralysie nationale historique. Elle s’est étendue à tous les camionneurs avec le soutien de la population en menaçant la stabilité même du gouvernement Temer. Même si elle n’a duré qu’environ dix jours, la grève a eu un impact considérable sur l’économie, avec une baisse générale du PIB en mai estimée à 1,5 % du PIB, dont 10 % dans le secteur industriel, 4 % dans le secteur des services et 11 % dans les investissements.

Comme Dilma, Temer a dû freiner l’expansion du mouvement en acceptant la quasi-totalité des revendications des travailleurs, en particulier la chute des prix du carburant et la suspension du régime flottant mis en place par Petrobrás ainsi que l’adoption d’un fret obligatoire minimum pour les entreprises contractantes. La dimension plus directement politique du mouvement a été bloquée par une vaste campagne médiatique et le redéploiement des forces armées pour régulariser la circulation des produits de base.

3. La grève dans la logistique comme lutte pour le revenu et la valorisation de la vie

Analyser la logistique sur le terrain permet de comprendre que l’opposition entre néolibéralisme et néodéveloppementisme est une abstraction vide qui empêche la perception des réciprocités qui traversent les deux stratégies. Les camionneurs du Brésil se sont opposés successivement : (i) aux coûts de la privatisation des routes initiée depuis les années 1990 ; (ii) aux pièges créés par les gouvernements Lula et Dilma par leur mobilisation néolibérale non avouée, liée à l’expansion de l’endettement au moyen du crédit à la consommation individuel ainsi qu’à la subordination de cette mobilisation aux grands projets développementistes (Cava, B. Cocco, G. 2018) ; (iii) au pacte politico-économique du gouvernement Temer, fondé sur une régulation budgétaire classique et des réformes favorables au marché.

Ce qui permet aux luttes logistiques de dépasser la simple réaction ou le corporatisme (ce qui, dans le cas des routiers, signifierait en fin de compte une proximité avec l’économie pétrolière et agroalimentaire) est la mobilisation pour le revenu et la vie, présents non seulement dans les grands conflits, mais aussi dans la vie quotidienne qui soutient le fonctionnement de la chaîne logistique (supply chain). C’est donc dans les dimensions productives de la logistique, y compris la production de subjectivités, que s’écoule continuellement une lutte biopolitique qui articule l’autonomie, le revenu et la vie, avec toutes ses difficultés réelles et ses ambivalences.

Dans le cas brésilien, la logistique cherche à augmenter le nombre d’heures supplémentaires et de circulation, réduire les temps de repos et utiliser les plateformes numériques pour accélérer les recrutements et rechercher le meilleur prix pour le service. La lutte des conducteurs s’est traduite par le refus direct de toute forme de reports sur les conducteurs des coûts et risques logistiques : hausses des péages, carburant, insécurité et absence de lieux de repos sur les routes et l’imposition d’un fret minimum pour le service de transport.

Trois grandes caractéristiques ont marqué cette mobilisation autonome : a) le statut de travailleur indépendant ou même précaire (travailleurs endettés) fondait le caractère volontaire de l’arrêt qui servait le combat pour créer une impasse ; b) le mouvement s’est construit indépendamment de tout l’arc de l’activisme de gauche et de la « nouvelle droite », tous deux pris au piège de la relation entre néodéveloppementisme et néolibéralisme ; c) la grève a mis au défi toute la structure traditionnelle des syndicats et des entreprises, en créant ses propres moyens d’organisation, d’association et de communication.

Mais face à l’impossibilité de s’appuyer sur les institutions et partis liés au système politique traditionnel, les routiers ont commencé à exiger une « intervention militaire » qui, loin de représenter un mouvement lié aux forces armées, indiquait l’aspiration désespérée à un nouvel ordre, le désir d’une nouvelle protection sociale (Cocco, G. 2018). Les camionneurs soulignaient les limites du welfare classique (en particulier en 2015) et l’inégalité inhérente à l’ajustement fiscal en cours qui leur transfère les coûts de la crise.

Face à l’effondrement en Amérique Latine de l’alternance néolibéralisme –néodéveloppementisme, face à la crise de la globalisation, la mobilisation des camionneurs, conjuguant autonomie et affirmation de leur condition de vie, vise ainsi un nouveau welfare centré sur le droit à un revenu universel. Ce droit au revenu peut jeter les bases d’une nouvelle mobilisation productive, bien au-delà de la « globalisation par camions » et des utopies manquées du progressisme.

Bibliographie

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Cocco, G. Cava, B. New neoliberalism and the Other : biopower, anthropophagy and living Money, New York et  Londres, Lexington Books, 2018.

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Cuppini, N. A cidade enquanto sistema logístico. In : Revista Lugar Comum : estudos mídia, cultura e democracia, no 52, Rio de Janeiro, UFRJ/ESS, 2018.

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Neilson, B. La logistica nel capitalismo globale. Un dialogo con  Giorgio Grappi, Brett Neilson e Ned Rossiter.
www.sinistrainrete.info/analisi-di-classe/12772-niccolo-cuppini-e-mattia-frapporti-la-logistica-nel-capitalismo-globale.html (consulté le 8 septembre 2018).

Oliveira, Francisco de. Crítica à razão dualista : o  ornitorrinco, São Paulo, Boitempo, 2003.

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Rossiter, N. Software, infrastructure, labour : a midia theory of  logistical nightmare, Oxford, Routledge, 2016.

Zero Hora. Jornal. Agricultores, motoboys e prefeituras aderem à greve dos caminhoneiros, édition du 24 mai 2018.

1Choke points: logistic workers disrupting the global supply chain(Alimahomed-Wilson, Ness, 2018) et le dernier numéro de la revue Zapruder (mai-août 2018).

2 Politique d’exportation portant essentiellement sur les matières premières à laquelle le tiers monde était traditionnellement assujetti.

3 Cf. le débat sur le retour possible du Brésil à carte de la faim global. In: IHU On-Line. Entidades e especialistas alertam: a fome pode voltar a ser um dos principais problemas do país [Les entités et les experts nous alertent : la faim peut redevenir un des principaux problèmes du pays]. Numéro de 9 janvier 2018.

4 Du point de vue dune analyse globale, il existe une relation constante entre lutilisation des forces armées dans les territoires, la logistique militaire et la logistique commerciale : cf Cohen, Deborah (2014).