69. Multitudes 69. Hiver 2017
Mineure 69. L'Afrique sans fard

La logique de Nuremberg ne s’applique pas à l’Afrique

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En mars 2013, le général Bosco Ntaganda dit « Terminator », l’ancien chef militaire de l’Union des patriotes congolais (UPC), recherché pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, s’est livré à l’ambassade des États-Unis à Kigali et a été transféré par avion au siège de la Cour pénale internationale de La Haye. Les chefs d’inculpation comprenaient des accusations de meurtres, de viols, d’esclavagisme sexuel, de persécution et de pillage, des crimes documentés en détail par Human Rights Watch pendant dix ans. Le procès de Ntaganda, prévu pour l’année prochaine, prendra la suite de celui de Thomas Lubanga, le président de l’UPC, qui avait été condamné en 2012. Il ne semble pas que la procédure soit remise en question. Au même moment, le Conseil de sécurité des Nations Unies s’est engagé dans une stratégie d’intervention armée dans l’est du Congo, avec des troupes d’Afrique du Sud et de Tanzanie, contre les groupes rebelles que Ntaganda et d’autres ont commandé. Les deux entreprises – le procès des chefs rebelles pour crimes de guerre et les opérations militaires contre leurs troupes – se déroulent simultanément alors que des pourparlers de paix entre le gouvernement et les rebelles sont bien avancés. Il s’agit donc d’une solution militaire et judiciaire coordonnée pour ce qui est aussi, et fondamentalement, un problème politique. Il est inévitable qu’avec de pareilles solutions, les gagnants raflent la mise.

Dépasser Nuremberg : du judiciaire au politique

Quand il est question de violence de masse, le choix s’offre toujours entre l’approche judiciaire, soutenue par le parti victorieux ou des puissances étrangères, ce qui tend à exclure le parti perdant de toute solution politique ; et la négociation qui implique nécessairement tous les partis dans la discussion du futur, quels que soient les crimes commis. Après la guerre froide, notre réaction à la violence de masse a été largement déterminée par le modèle de Nuremberg : au Rwanda ou en Sierra Leone, au Congo ou au Soudan, les procès pénaux internationaux ont été la solution de prédilection. Le problème ici est que la violence de masse n’est pas seulement une question criminelle, puisque les actes criminels qu’elle implique ont des répercussions politiques.

Il ne s’agit pas de dire que personne ne devrait être tenu pour responsable de la violence. Seulement, il est parfois préférable de mettre entre parenthèses la question de la responsabilité criminelle le temps que le problème politique qui l’encadre soit résolu. L’alternative la plus crédible au modèle de Nuremberg qui a émergé depuis les procès de 1949 a pris la forme de négociations complexes pour le démantèlement de l’Apartheid en Afrique du Sud dans les années 1990, connues sous le nom de Convention for a democratic South Africa (Codesa).

Le discours contemporain sur les droits humains ne dit rien de la démarche qui a conduit à la fin de l’Apartheid. La tendance est à la réduction de ce processus remarquable à la personnalité unique et exceptionnelle de Nelson Mandela. La Commission de la Vérité et de la Réconciliation est portée aux nues mais la Codesa est largement oubliée alors que l’on dit que le problème perpétuel de l’Afrique, les guerres civiles violentes, exige d’inventer une solution différente. Mais, selon la logique dominante, les atrocités commises sont si extrêmes que la punition doit intervenir avant la réforme politique. La justice pénale à la Nuremberg est la seule approche envisagée. Cependant, il y a des enseignements à tirer de la Codesa et de son vocabulaire du compromis et du pragmatisme pour les conflits actuels en Afrique.

Le modèle de Nuremberg

Les procès de Nuremberg furent la conséquence d’un débat parmi les puissances victorieuses quant à la manière d’aborder les vaincus. Churchill pensait que les nazis avaient abandonné tout droit à une procédure ordinaire et devaient être exécutés sommairement. Henri Morgenthau, le secrétaire au trésor des États-Unis et un ami proche de Roosevelt, était du même avis : il allait plus loin et déclarait que les industries allemandes devaient être démantelées afin que le pays ne redevienne plus jamais une puissance mondiale. Henry Stimson, le secrétaire à la guerre de Roosevelt, avait un point de vue différent. Il en allait de même de Robert Jackson, juge à la Cour suprême, mais Jackson souligna clairement « qu’on ne peut pas faire un procès à un homme avec des instruments judiciaires si l’on n’est pas prêt à le voir libre s’il n’est pas jugé coupable […], le monde n’a aucun respect pour les cours de justice qui ne sont organisées que pour condamner ». Truman fut impressionné par le discours de Jackson et, trois semaines plus tard, il le nommait procureur en chef à Nuremberg.

La crédibilité de Nuremberg était fondée sur sa prétention à la sécurité juridique. De leur côté, les accusés préféraient être jugés par les États-Unis plutôt que par n’importe quelle autre autorité. Ils s’attendaient à un traitement plus souple de la part des Américains, en partie parce que ceux-ci avaient pour l’essentiel observé la guerre de loin et en partie, parce qu’il y avait des chances pour qu’ils deviennent les alliés de l’Allemagne dans la guerre froide à venir. Les procès doivent aussi être compris comme un spectacle performatif et symbolique. Pour Washington, Nuremberg était une opportunité d’inaugurer un nouvel ordre mondial et représentait la vitrine de la manière dont un État libéral civilisé menait les affaires. Dans une atmosphère chargée d’appels à la vengeance, Jackson expliqua à l’assistance de Church House, à Londres : « Un procès équitable pour chaque accusé. Un avocat capable pour chaque accusé. »

Les accusés ont été inculpés sur quatre chefs : 1. complot pour une guerre d’agression, 2. poursuite d’une guerre d’agression (pris ensemble, ces chefs d’accusation sont appelés « crimes contre la paix »), 3. crimes de guerre (violation des droits et coutumes de guerre, tels que le mauvais traitement des populations civiles et des prisonniers de guerre) et 4. crimes contre l’humanité (la torture et l’extermination de millions de personnes pour motifs raciaux). Le concept de « crime contre l’humanité » a été formulé pour la première fois en 1890 par George Washington Williams, un avocat, ministre baptiste et premier élu noir de l’assemblée de l’État de l’Ohio, pour décrire les atrocités commises par le régime du roi Léopold au Congo Libre. C’est ce chef d’inculpation qui a fait de Nuremberg le prototype de ce que l’on connaît finalement sous le nom de « justice des victimes ». Néanmoins, le complot pour une guerre d’agression et la poursuite de la guerre elle-même (1 et 2) étaient définis comme les crimes principaux pour les Alliés : les crimes contre l’humanité passaient au second rang. Les Alliés étaient divisés quant à cet ordre de priorité criminelle. Les Français ne pensaient pas que faire la guerre était un crime du point de vue du droit : c’était l’affaire des États. Les procès de Tokyo durèrent plus de deux fois plus longtemps que ceux des principaux accusés de Nuremberg, en partie à cause de perspectives profondément divergentes. Le juge Radhabinod Pal d’Inde soutint que le complot n’avait pas été prouvé, que la charge de la preuve avait été biaisée en faveur de l’accusation, que la guerre d’agression n’était pas un crime et que les jugements étaient illégaux parce qu’ils se fondaient sur des motifs ex post facto. Le procès, de son point de vue, était « une instrumentalisation honteuse de la procédure judiciaire ».

Un problème plus sérieux de ce type de procès vint de ce que seuls les perdants furent traduits en justice. Les gagnants nommèrent à la fois le procureur et les juges. Truman n’avait-il pas ordonné le bombardement de Tokyo et fait lâcher deux engins atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, conduisant à la mort d’un nombre incalculable de civils alors que la guerre était déjà en train de s’achever, infligeant « de la souffrance humaine sans raison », un cas de « crime contre l’humanité », pour reprendre les termes de la cour ? Churchill n’avait-il pas commis un crime contre l’humanité quand il avait ordonné le bombardement des zones résidentielles de villes allemandes, en particulier Dresde, durant les derniers mois de la guerre ? La plupart s’accordent à dire que le bombardement britannique de zones civiles a tué près de 300 000 civils allemands et fait 780 000 blessés graves.

L’accent mis sur le quatrième des quatre chefs d’inculpation, les crimes contre l’humanité, a commencé à s’atténuer à mesure que les procès touchaient à leur fin : le début de la guerre froide a marqué un changement dans l’attitude des États-Unis, qui se sont éloignés de l’impératif de réparation pour se diriger vers l’accommodation. Le destin d’Alfried Krupp en fut un exemple patent. Pendant la Première Guerre mondiale, les Krupp étaient en Europe les premiers fabricants et marchands d’armes et de munitions. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille a possédé et géré 138 camps de concentration à travers l’Europe. La famille s’est reposée sur le travail des esclaves pour construire et faire tourner ses usines et armer l’Allemagne : ils eurent l’autorisation de sélectionner des travailleurs parmi les prisonniers des camps de concentration et de réquisitionner des usines dans les pays occupés. En 1948, Krupp fut inculpé de crimes contre l’humanité et condamné à 12 ans de prison. Deux ans et demi plus tard, il fut libéré et ses biens lui furent restitués, après une amnistie à l’initiative des Américains.

Au centre de l’idée de justice mise en œuvre à Nuremberg se trouvait le consensus largement partagé que l’on n’avait pas besoin de gagnants et de perdants (ou de bourreaux et de victimes) pour vivre ensemble les lendemains de la victoire. En un temps record, les Alliés mirent en œuvre le nettoyage ethnique le plus étendu de l’histoire de l’Europe, non seulement en redessinant des frontières politiques mais aussi en déplaçant des millions de personnes à travers celles des États. Le principe suprême de cette entreprise était la nécessité de trouver un refuge sûr pour les survivants et, en 1948, l’État d’Israël devint un modèle pour le genre de restitution due aux survivants. Le terme « survivant » en lui-même était une innovation de la langue post-Holocauste : il s’applique aux victimes d’hier, dont les intérêts doivent toujours être placés en premier dans tout nouvel ordre politique qui suit la période de violence de masse. Au Rwanda aujourd’hui, comme en Israël, l’État gouverne au nom des victimes.

Une dépolitisation de la violence raciale

Les procès de Nuremberg ont fait l’objet d’une récupération idéologique à la fin de la guerre froide. Privée de son contexte historique et politique, la « leçon de Nuremberg » a été transformée en un précepte : la justice pénale est la seule réponse politiquement viable et moralement acceptable à la violence de masse. Comme paradigme de la justice des victimes, Nuremberg est devenu la pierre d’angle du nouveau mouvement pour les droits humains. Mais il y a une caractéristique de la justice des victimes à laquelle il est impossible d’échapper : un accusé est soit innocent, soit coupable. Et il s’ensuit de cette approche, qui peut bien être entièrement appropriée dans un contexte apolitique où le futur d’une société n’est pas en jeu, que ceux qui sont jugés coupables sont punis et qu’on leur refuse toute participation au nouvel ordre politique. C’est une conséquence qui peut être dangereuse, comme les Sud-Africains le savaient bien quand ils se sont rassemblés pour négocier la fin de l’Apartheid.

C’est devenu un lieu commun de dire que la transition sud-africaine a été conduite par la Commission de la Vérité et la Réconciliation. La Commission a été pensée comme un ersatz de Nuremberg où les adversaires de l’Apartheid jugeaient ses agents. Comme à Nuremberg, la prétention de la Commission à offrir l’amnistie en échange de la vérité doit être vue comme un tour de force. D’abord, le processus de la Commission a individualisé les victimes, ce qui avait un sens symbolique mais aucun sens politique, puisque c’était précisément la définition légale de groupes entiers en communautés « raciales » qui faisait de l’Apartheid un crime contre l’humanité. Ensuite, la Commission a défini une violation des droits humains comme un acte qui violait l’intégrité physique d’un individu, alors que la plus grande part de la violence de l’Apartheid résidait dans la privation de terres et de revenus pour des populations entières définies comme des groupes « raciaux » inférieurs (déportations, passeports intérieurs et ainsi de suite). Avec la Commission, la violence normative et institutionnelle de l’Apartheid est devenue secondaire derrière la violence spectaculaire dont fut victime un nombre bien plus réduit de chefs de file et d’activistes et qui fut exercée par des personnes dont les actions étaient jugées relever de la responsabilité personnelle.

La Commission est passée de la logique du crime et de la punition à celle du crime et de la confession. En pratique, elle a mis de côté la violence d’État de l’Apartheid, qui était instituée dans la loi, si ce n’est légitimée et s’est concentrée sur les excès de ses agents. Et de manière cruciale, elle n’a tenu pénalement responsable que les fonctionnaires individuels dont les actions constituaient des crimes sous la loi de l’Apartheid. D’autres actes, comme ordonner la destruction de maisons, furent considérés comme légaux. La Commission, de ce point de vue, fut très différente de Nuremberg, où les lois du Reich ne furent jamais utilisées comme circonstances atténuantes à un acte criminel. Pour cette raison, la Commission fut incapable de compiler une archive significative des atrocités commises sous le régime de l’Apartheid, comme Nuremberg l’avait fait pour les nazis. La Commission fut essentiellement une cour exceptionnelle, convoquée dans l’ombre de la loi de l’Apartheid, dont les travaux ne prirent pas en compte l’exclusion légalisée ni l’oppression et l’exploitation d’une majorité racialisée.

Le processus politique de la Codesa

Dans sa préface au rapport final en cinq volumes de la Commission, publié en 1998, Desmond Tutu rendit hommage à celle-ci en tant que preuve de la magnanimité éthique et politique des victimes mais le véritable changement s’était produit avant que la Commission ne soit instituée. En effet, la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (Codesa) avait aussi promis l’amnistie aux responsables de la violence, en échange, non de la vérité, mais de leur ralliement au processus de réforme politique. Les négociations étaient conduites avec pour objectif de mettre fin à l’Apartheid politique et juridique. Elles impliquèrent d’inévitables compromis pour les deux partis, sans lesquels la transition n’aurait pu être menée à bien.

La Codesa prenait acte du constat, commun aux deux partis antagonistes, qu’il y avait peu de chances que le conflit se termine rapidement. Cela impliquait que chacun accepte que sa solution préférée était désormais hors d’atteinte : ni la révolution (pour les mouvements de libération), ni la victoire militaire (pour le régime). Si l’expérience sud-africaine est représentative de quoi que ce soit, c’est de l’argument que le « second meilleur choix » est plus efficace que le premier meilleur choix, dans une logique de compromis imparfait. Le Congrès national africain (ANC) avait rapidement compris que, quand on menace de conduire ses adversaires à l’échafaud, ceux-ci n’ont aucun intérêt à s’engager dans la voie de la réforme : loin de criminaliser ou diaboliser l’autre camp, comme ils auraient pu être tentés de le faire, les dirigeants de l’ANC décidèrent de le traiter en adversaire politique. Les procès incarnent l’idéal de la justice mais la procédure pénale élimine les gens dont la coopération est nécessaire pour négocier la fin du conflit. Quoiqu’ineffable, la violence en Afrique du Sud était un symptôme de la division profonde de la société civile. Des procès à la Nuremberg n’auraient jamais pu prendre en compte ces divisions. Et il n’y avait pas eu l’équivalent d’Israël pour les victimes : les victimes et les bourreaux, les noirs et les blancs, devaient vivre dans le même pays.

La Codesa a procédé à tâtons. Pendant la première phase, qui commença à la fin de 1991, chaque parti essaya d’imposer dans ses propres rangs un consensus ou tout du moins, une majorité claire. En mars 1992, après une série de victoires électorales pour l’ultra-droite du Parti Conservateur, qui avait refusé de prendre part à la Codesa, le Parti National au pouvoir a convoqué un référendum réservé aux blancs au sujet de l’état des négociations : une majorité écrasante approuva le processus. La Codesa II commença en mai mais fut plongée dans le chaos après le massacre de Boipatong le mois suivant : Mandela accusa le gouvernement de complicité avec les tueurs du Parti Inkatha de la Liberté et l’ANC se retira des négociations, s’engageant dans une grande campagne d’actions de masse, qui conduisit le mouvement à descendre dans la rue. Les négociations bilatérales entre l’ANC et le Parti National (NP) reprirent finalement, malgré la rupture formelle : chaque camp avait instrumentalisé la violence politique et la menace d’un regain de violence pour mobiliser ses partisans et paralyser l’opposition, une stratégie qui souligna l’urgence de reprendre les négociations. En septembre, les deux partis signèrent un Mémorandum d’entente : une assemblée élue démocratiquement écrirait la Constitution finale, dans le cadre des principes sur lesquels se seraient mis d’accord un groupe de négociateurs nommés par tous les partis.

Alors que l’ANC se préparait à faire des concessions historiques, Joe Slovo, le secrétaire-général du Parti communiste, écrivit un article dans le journal du parti, l’African Communist, pour proposer un arrangement quant au partage du pouvoir. Dans cet accord, la bureaucratie de l’ancien régime, dont la police, l’armée et les services de renseignement, serait reconduite et il y aurait une amnistie générale pour les agents de l’Apartheid en échange de la pleine divulgation de leurs agissements. Slovo n’avait pas besoin de rappeler l’évidence : l’objectif réel de ces concessions n’était pas la transparence du passé meurtrier du régime mais le démantèlement de l’Apartheid légal et l’introduction de réformes électorales qui ouvriraient la voie au gouvernement de la majorité.

Un « processus de négociation multipartis » commença le 5 mars 1993, conduit par les deux protagonistes principaux, le NP et l’ANC. Il débuta à un train d’escargot mais une fois de plus, la violence politique, cette fois-ci l’assassinat du responsable de l’ANC/SACP Chris Hani, poussa les esprits à accélérer la négociation. Les partis s’accordèrent le 1er juin sur la tenue d’élections pour l’année suivante, en avril. L’impression partagée que la tempête approchait a permis d’abréger les discussions sur des fondamentaux comme les principes constitutionnels et les détails de la Constitution elle-même. Le résultat en fut une constitution intérimaire, ratifiée en novembre. Les compétences clés de décision furent déléguées à des comités techniques, qui recevraient l’assistance du Harvard negociation project 1, afin de contourner ou de briser les blocages lors des négociations. Avec cette constitution intérimaire, les protagonistes (et le pays) profitèrent d’une pause dans cette course rapide et dangereuse. La maigre légitimité d’un « consensus suffisant » fut la justification qui permit à l’ANC et au NP de conserver leur élan. Le fait que des principes fondateurs aient été choisis par des négociateurs que personne n’avait élus et que la cour constitutionnelle s’était vue donner le pouvoir de rejeter un projet constitutionnel porté par une assemblée élue, constituèrent des violations flagrantes du processus démocratique. Pourtant, un nombre croissant de sud-africains en vinrent à les considérer comme des nécessités politiques.

L’émergence de principes constitutionnels limités

Les principes constitutionnels qui en émergèrent comprenaient un certain nombre de propositions clés. La première était l’indépendance de la Public service commission, de la Banque de réserve, du protecteur public (un ombudsman2), de l’auditeur général, des écoles et des universités. La seconde était une Charte des droits et des libertés garantis par la constitution qui sacralisait la propriété privée comme droit fondamental. La clause prévoyant la restitution des terres à la population majoritaire fut placée en dehors de la Charte. Quand les droits à la propriété étaient conflictuels, comme ils l’avaient été entre colons blancs et natifs noirs, les premiers parurent profiter d’un privilège constitutionnel d’après la Charte, tandis que les seconds n’avaient qu’une reconnaissance formelle de « l’engagement national pour une réforme terrienne ». Des concessions plus importantes encore furent faites aux niveaux provincial et municipal, avec des systèmes électoraux hybrides qui empêchaient des majorités absolues noires dans les gouvernements locaux et rendaient impossible la levée de taxes dans des zones blanches en faveur de zones noires. Le privilège blanc fut, en pratique, inscrit dans la loi au nom de la transition. Le bilan de la Codesa fut mitigé. Elle échangea la justice pénale pour une solution politique et offrit une amnistie générale pour obtenir un accord (« consensus suffisant ») qui conduisit inexorablement au démantèlement de l’Apartheid légal. Mais, en même temps, elle fixa un plafond constitutionnel aux mesures de justice sociale qui auraient permis au gouvernement majoritaire de mettre en œuvre des changements significatifs en faveur des noirs.

Les procès de Nuremberg prirent fin en 1949, alors que la guerre froide battait son plein ; la Codesa par contre s’est réunie deux ans après la fin officielle de la guerre froide. De toute évidence, le genre de realpolitik à l’œuvre dans les derniers moments de Nuremberg constitua une inspiration fondamentale dans l’expérience de la Codesa, mais le paradigme avait subi un changement radical. Il bascula de la recherche de la justice des victimes à ce que l’on pourrait appeler une « justice des rescapés », si l’on prend le terme de « rescapés » dans son sens le plus large, afin d’y inclure tous les protagonistes sortis de quarante ans d’Apartheid : les victimes d’hier, les bourreaux d’hier et ceux qui, hier, en avaient tiré profit ou s’étaient contentés d’observer.

D’autres expériences de transition

La transition en Afrique du Sud fut précédée par la solution politique mise au point en Ouganda, à la fin de la guerre civile de 1980-1986. La fin de la guerre résulta en effet d’un statu quo politique : l’un des camps, la National Resistance Army, avait « gagné » militairement dans le Triangle de Luwero, une petite partie du pays, mais n’avait pas de forces organisées ailleurs. La solution politique prit la forme d’un arrangement pour partager le pouvoir, connu sous le nom de « base large », qui offrit des postes ministériels à des groupes d’opposition contre la promesse de renoncer à la lutte armée. Il faut mettre cette situation en perspective avec la perplexité du gouvernement ougandais devant l’insurrection plus récente de l’Armée de Résistance du Seigneur (ARS). La Cour pénale internationale a lancé des mandats d’arrêt contre les chefs de l’ARS en 2005, une situation qui rend une solution inclusive difficile : entre la poursuite des hostilités armées et l’implication de la Cour, toute solution politique paraît avoir été exclue pour le moment. Tout ce que le gouvernement peut faire est de s’assurer que la campagne militaire de l’ARS s’exerce hors des frontières ougandaises et s’expatrie dans les pays voisins.

Au Mozambique, six mois après les élections sud-africaines de 1994, se déroulèrent d’autres élections impressionnantes, qui faisaient suite à quinze ans de guerre civile. Le processus de paix au Mozambique avait décriminalisé Résistance nationale du Mozambique (Renamo), une opposition appuyée sur la guérilla et conseillée par le régime de l’Apartheid, dont le mode opératoire comprenait le recrutement d’enfants soldats et la mutilation de civils. Un processus de vengeance au Mozambique n’aurait conduit à aucun accord : les commandants de Renamo et ses figures de proue furent invités à participer au processus politique et à se présenter lors des élections nationales et locales. L’accord de la « base large » en Ouganda, la transition en Afrique du Sud et la solution de l’après-guerre au Mozambique furent tous obtenus avant que la Cour Pénale Internationale ne soit fondée…

Éviter l’assignation

La manifestation épique de la justice des vainqueurs à Nuremberg, avec ses jugements abrupts de culpabilité ou d’innocence, n’est pas un bon modèle dans le contexte de guerres civiles où les victimes et les bourreaux échangent souvent leurs rôles au cours de cycles de violence imprévisibles. Personne n’est entièrement innocent et personne n’est entièrement coupable : chaque côté a son histoire de victimisation. Comme la justice des vainqueurs, la justice des victimes diabolise l’ennemi, très probablement le voisin proche et exclut le coupable d’un quelconque rôle dans la société d’après-guerre. La logique de Nuremberg et, par extension, celle de la CPI, tend à éloigner les camps d’une guerre civile de solutions inclusives et à les guider vers la ségrégation et le démembrement, la victoire militaire et la séparation formelle des bourreaux et des victimes d’hier en communautés politiques rivales, distinguées si nécessaire par de nouvelles frontières.

Les droits humains peuvent bien être universels mais les torts humains sont particuliers. Penser en profondeur les torts humains, c’est prendre à bras-le-corps les problèmes qui donnent naissance aux actes d’extrême violence, ce qui implique ensuite que les récits des victimes puissent être consignés dans un « récit du rescapé ». Celui-ci permet de se focaliser moins sur les bourreaux et les atrocités particulières telles que Boipatong ou Srebrenica mais d’être plus vigilant à l’égard des cycles continuels de violence, pour que les communautés en guerre puissent finalement en sortir. Pour que ceci se produise, il ne saurait y avoir aucune assignation perpétuelle d’identité de victime ou d’identité de bourreau.

La transition sud-africaine a commencé avec une recherche pragmatique de la seconde meilleure solution, d’une sortie du cul-de-sac où la victoire militaire avait échappé à l’un et l’autre camp et où les procès pénaux n’étaient pas envisagés. La plupart des sociétés colonisées ont fait l’expérience d’une forme ou d’une autre de conflit civil, en se divisant sur la question de savoir qui avait été ou non complice du règne colonial. Elles continuent de se diviser autour de celle de savoir qui appartient ou non à la nation et qui peut prétendre ou non à la qualité de citoyen. Comme la Commission de la Vérité et de la Réconciliation, la Codesa n’avait rien d’un projet radical pour la justice sociale. Mais elle a tourné le dos à la vengeance et offert aux vivants une seconde chance.

Traduit de l’anglais
par François-Ronan Dubois

1 Méthode mise au point par l’école de droit de Harvard pour développer la théorie et la pratique de la résolution des conflits et de la négociation.

2 Défenseur des droits des citoyens.