Majeure 52. Territoires et communautés apprenantes

La Loire vivante : un territoire pilote ?

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Quand, le 13 février 1986, Jean Royer, indéboulonnable maire de Tours, président de l’ÉPALA signe avec l’État et l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne un protocole pour l’aménagement de la Loire, personne n’ose imaginer qu’aucun des grands barrages prévus ne se réalisera. La France est, en ces années 1980, un pays qui ne doute pas de sa vocation de grande aménageuse des territoires. La Loire est encore un fleuve « capricieux », avec des crues impressionnantes, des étiages sévères, qu’il faut réguler. Le pays est de plus en crise économique depuis une dizaine d’années. Le taux de chômage est élevé ; les perspectives de grands chantiers sont alléchantes pour l’État et son économie administrée : durant toutes les crises, la relance par les grands travaux, en particulier ceux des barrages, utilisant une large main-d’œuvre, est une option payante. L’écrasante majorité des élus ruraux voit dans le programme à venir une manne alléchante d’argent public pour des territoires qui se sont vidés avec la Politique Agricole Commune et son aversion de la petite paysannerie. Il y a unanimité à gauche et à droite pour construire quatre grands barrages « structurants » sur le fleuve en amont de Nevers et Montluçon, sur le Cher, la Loire, l’Allier. Des dizaines de kilomètres de digues les accompagneront. L’aménagement sera conduit au pas de charge, en dix ans, puisque ces grands ouvrages sont indispensables. Tout est dit, écrit. Ou presque.

En effet, nous sommes en début 2013, et aucun des grands barrages prévus n’a été construit. Seul le petit ouvrage de Naussac 2, sur le Haut Allier, en Lozère, a finalement été édifié, en 1996. La Loire, sortie de la menace bétonnière, est devenue un exemple international, une référence qui s’exporte jusqu’en Chine, où le modèle très ancien « d’empire hydraulique » touche aussi ses limites. Sur la Loire, après un long et fructueux conflit, un consensus pilote a été trouvé : les barrages sont nécessaires, certes, mais point trop n’en faut. Cet enseignement a une immense portée, venant d’un pays dont les élites d’État, encore très imprégnées d’une forme de culture scientiste, sont plus intéressées par l’exploit technique que par le respect des limites de la nature et la prouesse écologique. Car ce qui s’est passé sur la Loire, avec le lancement le 4 janvier 1994 du Plan Loire Grandeur Nature, est bien une sorte d’exploit, un haut fait écologique et sociologique dont les artisans peuvent être fiers. Le bassin de la Loire est devenu une sorte de territoire expérimental, qui s’efforce, intelligemment, de gérer durablement, et collectivement, un écosystème encore fonctionnel.

La campagne Loire Vivante : une alliance populaire

La Loire a été l’objet d’une radicale transformation de la vision collective de ce qu’est un fleuve, permise d’abord grâce à la mobilisation puissante d’une société civile aussi locale qu’internationale, cosmopolite et déterminée. En quelques années, le « peuple » de la Loire, une coalition hétéroclite composée du Prince Philippe d’Angleterre, alors président du WWF International, de la coordinatrice de la campagne Loire Vivante, Christine Jean, une jeune scientifique, de paysans de la Haute-Loire, d’étudiants chahuteurs, de hauts fonctionnaires ouverts, de militants antinucléaires de la première heure, de naturalistes de la FFSPN, de retraités actifs, de rares scientifiques engagés, de pêcheurs, professeurs, mères de famille, ingénieurs, activistes internationaux, etc., ont su construire une « alliance pour sauver la Loire ». Celle-ci a, pacifiquement, brisé le front solide constitué entre l’État, l’Épala, Agence de l’Eau Loire Bretagne, Bouygues, les divers gouvernements et élus de la République.

Ces derniers avaient tracé, à la française, loin des citoyens, dans le secret ouaté des cabinets ministériels, entre une poignée de technocrates férus d’abstraction et quelques grands élus du Bassin, l’avenir du fleuve. Il serait en béton, comme celui du Rhône, de la Seine, du Rhin, des autres fleuves d’Europe. Quatre grands barrages étaient prévus. D’abord Serre de la Fare sur la Loire supérieure, en Haute-Loire, à l’amont de la petite ville de Brives-Charensac, marquée par une crue conséquente en 1980. Ensuite, Chambonchard sur le Cher, à cheval entre les départements du Cher et de l’Allier, non loin de Montluçon. Puis Le Veurdre sur l’Allier, une vingtaine de kilomètres au sud de la ville de Nevers. Le dernier ouvrage programmé, Naussac 2, sur le Haut Allier (le seul réalisé finalement, dans une configuration réduite), était destiné à faciliter le remplissage du réservoir de Naussac, édifié dix ans plus tôt et qui avait noyé 1 000 hectares de l’ancien grenier à blé de la Lozère. Les ouvrages devaient mobiliser un financement public de l’ordre de 3 milliards de francs. Ils avaient pour principaux objectifs : le « contrôle des crues » ; le stockage de l’eau pour l’agriculture irriguée et le fonctionnement des centrales nucléaires ; le « développement du tourisme ». Ils permettaient aussi de lancer un programme de grands chantiers perçus a priori comme bons pour l’économie et l’emploi. Enfin, sur un plan idéologique, ils donnaient satisfaction à tous ceux, nombreux, qui pensaient que seuls les fleuves « sous contrôle », et un contrôle sévère, sont des fleuves civilisés.

Loire Vivante, un rêve éveillé de victoire
À l’opposé, il y avait un mélange incertain d’acteurs, une coalition informelle sans moyens ni organisation, mais avec un potentiel élevé dans un pays commençant à percevoir les enjeux environnementaux. Un mélange ne fait pas une victoire. Celle-ci n’a été possible, dans un pays ayant l’habitude de passer en force sur les questions écologiques, que parce que les militants de « Loire vivante » ont forgé des outils nouveaux. Des outils éprouvés, avec succès, dans les autres pays d’Europe par le mouvement écologiste. Et avec les outils, des moyens et un état d’esprit.

Commençons par cet état d’esprit. Loire Vivante a d’abord été un formidable esprit d’ouverture. Ce mouvement, ce réseau d’associations réparties sur tout le cours du fleuve, depuis Nantes jusqu’au Puy-en-Velay, a attiré et su conserver au fil du temps les citoyens, les groupes d’acteurs les plus variés. Tout le spectre politique a pu se retrouver sous la bannière dessinée par Piem en 1988, un humain portant le fleuve en drapeau. Le dessinateur avait vu juste. Depuis les situationnistes, anarchistes, gauchistes de toutes obédiences, socialistes bon teint, royalistes, gaullistes de toujours, frontistes, chaque maison politique a su trouver sa niche dans un large édifice laïque hébergeant également une large communauté chrétienne, des pratiquants du zen, des protestants, des athées pur sucre, des agnostiques convaincus. La première qualité de Loire Vivante a été cette ouverture à l’autre.

Loire Vivante a été aussi animé, c’était nouveau, par un réel appétit de victoire. Dans une « communauté écologiste » marquée par une série quasi ininterrompue de défaites depuis les années 1960 originelles, au sein d’une nébuleuse écrasée par le souverain dédain des élites d’État et républicaines à son égard, cette soif a été salutaire. Les défaites de la lutte anti-nucléaire, du Pont de l’Île de Ré, de l’opposition à divers projets de grands barrages par le passé (Naussac, Villerest) étaient le seul souvenir commun d’associations environnementalistes marquées par un impressionnant complexe d’infériorité. Face à un État qui diligentait à la moindre contestation ses gendarmes mobiles pour imposer sa conception rigide de l’aménagement du territoire, les ONG avaient nourri un solide sentiment d’impuissance.

Enfin, Loire Vivante a fait l’effort continu, difficile et payant, de la professionnalisation. La culture du mouvement écologiste français a maintenu pendant longtemps (c’est moins le cas aujourd’hui) un enfermement dans l’idée qu’un « bon écologiste » est un « écologiste bénévole ». Le réel engagement se devait d’être amateur et la culture associative a longtemps été une culture ascétique. Cette vision étriquée de la pratique a permis d’éviter longtemps de se poser la question difficile du modèle économique des ONG de conservation. Pour la plupart des dirigeants associatifs de l’époque, les ONG devaient vivre de peu, avec peu, pour peu. Elles devaient se financer, pour leurs maigres ambitions et besoins, par des subventions publiques, être dirigées par des administrateurs bénévoles (souvent issus du milieu enseignant) et avoir, à l’extrême rigueur, quelques salariés soumis à une organisation de la démocratie interne sévèrement inadaptée aux défis d’un engagement intense, tel que celui de Loire Vivante. Pour l’écrasante majorité des dirigeants de l’époque, il n’était pas question de changer de modèle : recourir à l’argent privé ; construire des organisations professionnelles, insérées dans les contraintes économiques classiques ; générer de la valeur pour embaucher des salariés efficaces, disponibles, créatifs, compétents. Difficile, dans ces conditions, de gagner face à des entreprises comme Bouygues ou EDF, avec leurs dizaines de milliers de salariés ayant la construction des ouvrages pour métier. Impossible de faire face à un État et une administration contrôlant tous les étages, toutes les étapes d’un débat public d’une affligeante pauvreté. Il fallait changer ; il fallait investir ; il fallait installer Loire Vivante dans un nouveau modèle, un modèle gagnant.

Avec le soutien essentiel du WWF-International, investissant des millions de francs dans le combat, en salariant par exemple un « Campaign officer » venu de Suisse, Roberto Epple, une forme de stabilité et de continuité professionnelle a pu être établie. Grâce à l’état d’esprit de quelques innovateurs dans SOS Loire Vivante, une des associations les plus en pointe dans le combat, Loire Vivante a délibérément renouvelé le modèle de l’engagement. Elle a très vite embauché quelques salariés, qui ont pu consacrer l’essentiel de leur temps à résister professionnellement à l’Épala. Ces salariés, venus d’horizons professionnels divers, ont arrêté leur ancien métier pour se consacrer, 24 heures sur 24, à la défense du fleuve. Des nouveaux métiers, mal définis dans la typologie Insee. Mais des professionnels salariés au service de la recherche et de la recherche de fonds, de l’organisation d’actions incessantes, du regroupement des énergies, du dialogue avec les pouvoirs, dotant la résistance de moyens informatiques, construisant des fichiers, informant l’opinion, produisant des argumentaires, accueillant les nouveaux arrivants. Tout cela ne peut se faire en plus d’un emploi classique. SOS Loire Vivante a ainsi compté deux salariés dès la fin 1989, lui permettant de se stabiliser après une première période échevelée d’actions tous azimuts : occupation du site menacé, « Rassemblement Européen » de 14 000 personnes au Puy-en-Velay ; blocage pacifique du chantier ; actions de sensibilisation des divers publics, réponse au déferlement médiatique soudain. Il était vital, dans un tourbillon d’actions épuisant tant le degré d’engagement était total, de stabiliser la force de travail pour répondre aux attentes.

À la recherche de solutions partagées

Quatrième volet de cet esprit neuf : Loire Vivante a fait preuve de pragmatisme écologique, une approche assez nouvelle dans la conservation de la nature en France. En s’inspirant de l’approche tournée vers la « recherche de solutions » du WWF et des cultures anglo-saxonnes, en recherchant du consensus dans la radicalité, Loire Vivante a permis de sortir de la métaphysique écrasante qui bornait les esprits, tant dans le camp écologiste que chez les aménageurs. Deux vérités « absolues » s’affrontaient alors. Il fallait en trouver une relative, partagée. Un enjeu considérable dans un pays alors marqué d’un côté par la culture dominante d’élites d’État pénétrées de la conviction qu’elles ne pouvaient faillir et que tout débat était donc superflu ; et d’un autre côté par des associations d’une méfiance viscérale logique vis-à-vis de tous les pouvoirs. L’argumentaire de Loire Vivante a dû progressivement passer d’un argumentaire classique, scientifique, sur la conservation de la biodiversité, à un argumentaire technique sur la gestion de l’eau et la culture du risque naturel d’inondations, permettant de respecter les grands équilibres écologiques des cours d’eau.

Il a fallu en premier faire reconnaître le « capital nature » inouï de la Loire. Les savoirs naturalistes accumulés pendant des décennies par diverses associations appartenant à la FFSPN ou au monde de la pêche (récréationnelle et professionnelle) étaient considérables. Pour les oiseaux, mammifères, insectes, plantes, poissons, batraciens, les inventaires montraient que la Loire disposait d’un patrimoine naturel exceptionnel à l’échelle européenne. Des espèces emblématiques, comme les sternes, le saumon, l’écrevisse à pied blanc avaient encore, dans les années 1980, des populations certes menacées, mais avec plusieurs centaines ou milliers d’individus. Sur les autres grands bassins fluviaux en Europe, ces populations étaient souvent éteintes. Ce fleuve était riche de ces espèces parce qu’il avait conservé une bonne part de sa « dynamique fluviale ». Ses habitats et ses espèces remarquables étaient liés à la constante évolution du lit du fleuve, peu endigué sur certaines parties et encore soumis à des crues régulières, « morphogènes ». De fait, la richesse écologique principale de la Loire, c’était cela : sa morphologie en évolution permanente, donc sa capacité à recréer des milieux, à se déplacer latéralement, à rajeunir son lit, alors que tous les autres fleuves français et d’Europe étaient largement endigués et « contrôlés » par des grands barrages fragmentant leur linéaire. La Loire était unique dans l’Union Européenne, et même à l’échelle de l’Europe continentale. C’était, c’est le seul fleuve à n’avoir, de ses sources à son estuaire, que trois grands barrages influant sur son régime et sur cet élément fondamental qu’est le transport sédimentaire. De nombreux scientifiques, parmi lesquels Monique Coulet, Édith Wenger, aidés par l’Institut des Plaines Alluviales de Rastatt, avaient alerté sur les limites d’un modèle d’aménagement hérité de la vision du xixe siècle : digues, barrages, épis, rectification, « conquête de l’espace alluvial et maîtrise de la force du fleuve ». Leur argumentaire était d’autant plus cohérent que les Allemands, dans le Land sud du Baden-Würtenberg, avaient lancé un programme de « renaturalisation » du Rhin, massivement artificialisé depuis 1840. La réouverture des digues construites cent ans plus tôt était devenue une nécessité. Il fallait recréer des espaces de débordement pour diminuer la force des crues à l’aval, inonder à nouveau les plaines alluviales reconnectées au fleuve, diminuant ainsi les risques d’inondations dans la partie moyenne du fleuve. Il fallait à nouveau redonner de la liberté à un fleuve trop endigué, trop contraint.

L’écologie des fleuves n’intéressait évidemment pas les aménageurs français. Seuls comptaient les indices de croissance, les emplois, la protection des populations contre les « excès » de la Loire, ses crues et ses étiages impossibles. La France et sa hautaine technologie nucléaire ne pouvaient conserver une Loire fantasque. Loire Vivante a réussi à passer, à l’échelle du réseau de petites ONG du bassin et de l’opinion des enjeux de stricte conservation, aux enjeux plus techniques de gestion de la ressource en eau, de gestion du risque naturel d’inondation. Passer de l’écologie savante à l’écologie pratique, pragmatique, pour donner une vision cohérente d’un autre aménagement possible, sur un territoire immense, 120 000 km2, a été une gageure. Loire Vivante, pour gagner, s’est donc imposée de faire porter une part importante de son effort sur la recherche concrète d’alternatives, un champ d’action à défricher entièrement. Le problème des crues est rapidement apparu comme le seul « argument de vente » des aménageurs, méritant un effort de recherche conséquent. En effet, la question du développement touristique autour des futures retenues vides en été a été réglée en quelques mois. Celle du soutien d’étiage pour le maïs irrigué ou les centrales nucléaires n’a pas été trop longue non plus, les demandes, tant des agriculteurs irrigants et des villes que d’EDF et de certains industriels, étant surévaluées.

Restaient les crues. Les menaces d’inondations similaires aux crues d’anthologie de 1846, 1856 et 1866 étaient bien réelles. L’installation de centaines de milliers de personnes dans le lit majeur du fleuve, en particulier en partie endiguée de la Loire moyenne consécutivement au boom économique de l’après-guerre, avait amplifié les risques. En Haute-Loire, la pression des élus, traumatisés par la crue de septembre 1980, était sérieuse. Il fallait reconnaître leur désir de ne plus revivre le cauchemar d’un fleuve en crue « dévastant tout » sur son passage. Le rapport de force imposé par Loire Vivante a permis de démontrer, les études se succédant, que le problème était posé à l’envers, sans tenir compte des évolutions récentes des savoirs internationaux en matière de gestion du risque naturel d’inondation. Sans que la France s’en aperçoive, d’autres pays industrialisés avaient quitté la culture de la « lutte contre les crues » pour passer à une culture de « gestion du risque naturel de crues ». Le deuxième modèle est totalement différent. Il part de trois constats : 1. Les crues sont nécessaires à la vie des fleuves, elles sont un élément vital de leur équilibre, de leur richesse naturelle, de leur productivité ; 2. Rien n’arrête définitivement un fleuve en crue. Les digues et barrages peuvent aggraver les dommages, créant une illusion de sécurité conduisant à la suroccupation des zones inondables ; 3. La construction de politiques publiques qui ne prétendent pas supprimer le risque, mais le gérer, en y associant les populations est une option plus sûre, moins coûteuse à terme que la construction d’ouvrages. La crue du Mississippi, en juillet 1993, générant plus de 10 milliards de dollars de dégâts sur le fleuve le plus aménagé du monde, et « under control », comme le certifiait le « US Corps of Engineers » a sonné le glas d’une conception purement technologique du problème.

Loire Vivante, grâce à une coopération exemplaire avec le ministère de l’écologie, s’est donc attaquée au nœud du problème : la protection des biens et des personnes par rapport au risque naturel d’inondations, loin de l’objectif de départ de conservation de la biodiversité. Son attitude pragmatique, « solution oriented » comme le dit le WWF, a généré des tensions. Pour beaucoup de fondateurs, le rôle des écologistes n’était pas de chercher des solutions alternatives, mais de protéger la biodiversité et de dire le vrai. Cette coupure sur le sens de l’action est encore prégnante en France : une partie de la communauté associative assène une « doxa » pour beaucoup inaccessible, se gardant encore trop de coopérer avec les acteurs économiques, les élus, les institutions et les syndicats pour imaginer les alternatives.

La communication pour toucher l’opinion

Loire Vivante s’est donc donné une ambition, des principes d’actions, des moyens matériels pour construire une victoire. Restait à forger un ou deux outils puissants. L’appel à l’opinion publique a été la première des priorités, et l’apport du WWF important. Là encore, les ONG françaises manquaient cruellement de savoir faire, engoncées dans une approche trop scientifique, incompréhensible par le quidam. Le cri de ralliement, « Vive la Loire sauvage » du Prince Philippe d’Angleterre, alors président du WWF International, venu exprimer très protocolairement son soutien à Loire Vivante sur le Bec d’Allier en octobre 1988, a été un catalyseur formidable. Le prince, venant défier la République unanime, a déclenché l’intérêt indispensable des médias parisiens. Dans le même temps, Loire Vivante a su organiser sa communication auprès des médias régionaux sur les divers sites menacés, de la source à l’estuaire, relayant une batterie incessante d’actions de terrains bien coordonnées. L’ordinateur, le fax, les réseaux d’appels téléphoniques ont permis d’organiser des rassemblements quasi instantanés, toujours médiatisés. Ainsi, dès la signature, par le préfet de la Haute-Loire, de la déclaration d’Utilité Publique de Serre de la Fare permettant de lancer le chantier, des militants déterminés ont occupé la place. Le 11 février 1989, ils plantaient à la tombée de la nuit, sous la neige, en bordure de la route étroite serpentant vers le site prévu pour la construction du barrage, une première tente et passaient une nuit fraîche annonciatrice de bien d’autres. L’occupation, l’outil le plus efficace pour rassembler, intéresser la population locale, les médias locaux et internationaux, allait durer cinq années.

Une victoire avec des lendemains
L’occupation a pris fin en janvier 1994, avec l’annonce par MM. Balladur et Barnier, du lancement du Plan Loire Grandeur Nature, premier plan de gestion durable d’un fleuve dans notre pays. L’ouvrage de Serre de la Fare a été abandonné, remplacé par des aménagements alternatifs à Brives Charensac. Le lit du fleuve a été creusé, trois usines déplacées, la trame urbaine repensée pour « réconcilier la ville et le fleuve », selon l’urbaniste Michel Cantal-Dupart, concepteur de l’alternative avec le BCEOM. Personne, aujourd’hui, ne regrette le choix effectué. Le barrage de Chambonchard a été abandonné en 1999, celui du Veurdre reporté. Le projet d’extension du port de Donges, dans l’estuaire du fleuve, a été abandonné en 2008. Le Plan Loire a, globalement, permis de repenser le lien homme-fleuve, le lien développement-conservation, le lien institutions-société civile. Il a permis à notre pays de rattraper une partie du retard considérable qu’il avait dans ces domaines.

Alors ? Le bassin de la Loire a-t-il choisi l’intelligence collective, la mutualisation, le partage d’une vision commune et des moyens, dans un processus apprenant pour « réparer les erreurs du passé », pour le bien-être du fleuve et de ses riverains ? Oui. Certainement oui. La victoire de Loire Vivante a été la première grande victoire écologique dans notre pays. La victoire du Larzac avait davantage été celle d’un modèle de développement économique paysan, soutenu par une large communauté anti-militariste contre la confiscation d’un causse par l’armée. Sur la Loire, le pays s’est pacifiquement et habilement battu pour son fleuve vivant, son fleuve sauvage – le pays entier, depuis l’habitant des vallées jusqu’au grand commis de l’État, en passant par quelques élus de la République, chefs d’entreprises, artistes, écrivains, musiciens. Et, pour une fois, l’ensemble des ONG a réussi à travailler de concert.

Cette victoire, comme l’avait célébré l’association Robin des Bois dans un communiqué lors du premier report du projet en 1991, n’a pas été sans lendemain. Elle a eu des prolongements divers jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, entre 2002 et 2011, le WWF et diverses ONG ont lancé, pour donner plus de chance au saumon sauvage et contribuer au développement d’autres énergies renouvelables que l’hydraulique, une nouvelle campagne pour faire effacer trois grands barrages EDF sur l’Allier et la Sélune, en Normandie – un enjeu inséré dès 2007 dans le Grenelle de l’Environnement. Les barrages de Poutès, Vezins, La Roche qui Boit vont être effacés dans les années à venir, ce qui permet à la France d’être le premier pays d’Europe à enlever des grands barrages pour restaurer sa biodiversité.

Vingt-cinq ans après le début de l’aventure, les ondes positives de la mobilisation se font toujours sentir. Le Plan Loire Grandeur Nature poursuit sa route européenne et va entamer sa quatrième phase en 2013. L’appropriation politique du plan, à l’échelle du bassin, est plutôt une réussite. L’Épala a survécu à une défaite en rase campagne. Devenu Établissement Public Loire en 2002, c’est l’organisme de bassin le plus en pointe en matière de gestion durable d’un fleuve. Exemplaire dans sa volonté de coopération avec la société civile, une convention l’unissant au WWF depuis 2008. Exemplaire dans sa politique de restauration du fleuve. Exemplaire dans la mise en œuvre de la réduction, concrète, de la vulnérabilité. Exemplaire dans la coopération avec l’Europe. L’État ou l’Agence de l’Eau Loire Bretagne, partenaires majeurs du Plan, avec des héritages plus anciens, ont plus de difficultés à se renouveler et sont plus lents à construire des liens avec la société civile. Hors du bassin, divers plans pour les fleuves se sont mis en place : le Plan Rhône, le Plan Seine. Les visions changent, même si subsistent encore des projets à contre-courant, comme le chantier du grand barrage EDF sur le Rizzanese, un des derniers fleuves côtiers intacts de Corse. L’intelligence collective n’irrigue pas encore tous les territoires.