Comme une ville

La lutte des places – Où construire en commun ?

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Une toponymie a cours : il est admis que dedans est habitable, que dehors ne l’est pas. Une anthroponymie en résulte : il est admis que le dit « inclus » se distingue du dit « exclus » en ceci qu’à ce dernier manque un intérieur propre. Ainsi s’organise un « partage du sensible » qui, départageant les corps, structure la dramaturgie politique contemporaine sous la forme d’une lutte des places : munis versus démunis (d’un logement). Une utopie miroite : à chacun son intérieur. Dans l’interstice, impensé : l’inhabitable. Habiter est un verbe qui se conjugue aujourd’hui à quelques rares personnes du singulier. La construction de l’espace du commun n’est, pour sa part, pas au programme.

Le commun, espace dégradé

Il écume les rues d’Avignon depuis dix ans. Il accommode les restes, transforme les rebuts, use à nouveau de ce qui est hors d’usage. « Je vis de la chose publique, elle est la substance même de mon corps ». Il se souvient de sa mère s’égosillant : « Va jeter tes saloperies dehors ! » Il s’exclame : « Quelle ingratitude pour la maison commune ! » Mais confirme : « Dehors, on a coutume de dire que c’est fait pour les merdes. Je suis une merde. »

On tombe dans la rue, jamais on n’y monte. La rue se trouve au pied du mur, en bas de l’échelle, au ras des pâquerettes. Elle tapisse le bas-fond de nos villes. Les pieds la foulent, les chiens y pissent. La rue ne vaut que comme adresse : indication d’un haut lieu résidentiel, contre-plongée sur domicile fixe. Exceptionnellement, bardée des atours officiels de la fête ou du marché, elle devient conviviale. Par la grâce de l’événement éphémère, flanquée de citadins figurants, elle se rehausse d’un sourire sucré pour la photo. Mais s’installer là, prendre place sans préavis de disparition, c’est faire affront à la raison, à la culture, à l’humanité. « C’est indigne », répète-t-on à l’envi pour « sensibiliser » à l’obscène condition des sans-abri. Chacun s’accorde : il faut que ça disparaisse. Le militant invoque une « sortie par le haut » et l’accession finale à un logement, Graal monté sur piédestal. Le citoyen lambda s’insurge de ce que ça dégueulasse le trottoir ou le regard des enfants. C’est d’immondice dont il s’agit lorsqu’on aborde le « problème » des sans-abri. Qui doit trouver une solution.

« Est-ce qu’un homme ou une femme (…) peut-être ayant bu, vivant dans des conditions épouvantables, a la lucidité pour savoir s’il veut ou ne veut pas ? Je pose la question. Pour moi, cette personne n’est pas lucide. Je souhaite qu’on l’emmène dans un centre, qu’on la nourrisse, qu’on la soigne, qu’on lui présente sa chambre ou son lit, qu’on lui montre la salle de bain où il aura la possibilité de prendre une douche bien chaude ou même un bain. (…) Il y a un équilibre de bon sens à trouver entre un hébergement obligatoire et laisser un SDF dans une situation de danger. La question est de savoir s’il est lucide pour décider de sa vie ou de sa mort » (Nicolas Sarkozy, discours de Meaux, 28 novembre 2008).

Pas de nom, un prénom peut-être, un surnom bien souvent. Le sans-abri est désaffilié : « abîmé », il a perdu la considération du monde. Il erre dans le grand dehors, l’outreville. Il survit à même le sol où l’on perd pied. Bien que l’été assassine autant que l’hiver, on hurle que c’est le froid qui tue pour faire entendre que dehors est l’envers du foyer. Anachronique, le sans-abri est résidu des temps immémoriaux : il est un homme d’avant l’homme, être nu, proie facile. Il est l’infans : sans parole, sans lucidité, il convient de s’en occuper. Il est fou : sans dignité, sans intérieur, il convient de le reconstruire. Son installation disparaîtra nécessairement : elle n’est qu’un toit menaçant, un abri en trompe l’œil, un sous-sol en vérité. Le droit incrimine d’ailleurs cet abris-déchet qui, par effet de contamination, salit l’homme au point de lui faire perdre son statut de sujet de droit. Ainsi de l’article R644 du Code pénal, invoqué afin que disparaissent les tentes de sans-abri, qui condamne ceux qui « embarrassent la voie publique en y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques ». Ainsi de l’article 32 ter A de la récente loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure qui prévoit la destruction de toute installation menaçant « la salubrité, la tranquillité ou la sécurité publiques ». Dehors, rien ne saurait germer, se construire et tenir enfin, car tout est voué à liquidation. Les corps disparaîtront, de gré ou de force, cédant la place aux réseaux et espaces verts qui font la santé urbaine. Ainsi se formule la promesse d’une conquête sur l’inhumanité dont le sans-abri porte le faciès. Chacun devra enfin accéder au désir de tous : au logement, espace de vie propre et séparé.

Le logement, espace sacro-saint

Il est engagé dans le milieu associatif depuis toujours. Catholique fervent, il ne se réfère néanmoins qu’aux valeurs de la République lorsqu’il évoque son combat auprès des sans-abri. Une évidence pour lui : sans logement, point de salut. Il parle, chastement, d’intimité : « C’est dans le secret d’un chez soi que s’épanouit la dignité d’un homme ». Jamais il n’acceptera que « les plus faibles demeurent exclus » du droit commun de « posséder un logement ».

À la diabolisation de la rue, et la promesse de son nettoyage, s’articule la béatification du logement défini comme sinécure, espace propre. Horizon thérapeutique et moral, le logement se gagne par la force d’une course ascendante, d’un redressement. La course est difficile, et les institutions sociales et sanitaires en orchestrent les étapes. Dans les centres d’hébergement d’urgence, on offre le plus rudimentaire qui soit, faisant au pire pour souligner sans doute combien terrible est le combat. Dans les « villages d’insertion » conçus pour les Roms, ces incertains Européens aux installations débordantes, on sécurise au mieux : l’acceptation d’un règlement intérieur d’inspiration carcérale conditionne l’éventuelle « reconnaissance sociale » des familles « accueillies » là. Dans les « villages de l’espoir », conçus pour d’autres « marginaux », l’Algéco caricature l’habitat, le bitume et le grillage parodient l’espace public.

Ainsi s’inventent les modalités officielles d’une expulsion à l’intérieur. Au sein d’espaces retranchés, prototypes du logement social sans qualité et réglementé jusqu’à l’absurde, on « stabilise » les individus, leur réapprenant les « gestes simples » de la domesticité. On terrorise et pouponne, simultanément. L’intérieur est une norme à laquelle les corps doivent réapprendre à se mesurer. Ils consolident ainsi leur aptitude à « l’insertion sociale », pré-requis à l’accession au logement, preuve manifeste d’une heureuse inclusion. Ce qui traînait dehors doit trouver un dedans, une forme légitime et agréée de disparition par le haut.

Le droit au logement se brandit comme un droit aux fondations. À l’ombre de quatre murs, durs, droits et hauts, l’humanité doit trouver refuge et félicité. Le logement est l’enclos où se reconquiert le for intérieur, fondement de la raison. Il est la « part du bonheur » administrée et produite en vertu des lois de l’arithmétique : aux millions de « mal logés » correspondront des millions de constructions réglementaires. « Adapté », il s’offre comme niche ergonome, enclave pour un corps qui l’adoptera comme seconde peau. « Pérenne », il scintille comme sacrement, envers littéral de la misérable précarité. Le logement est un pur intérieur légalisé, utopie dont la réalisation ne dépend que de la sublime volonté des puissants. Il miroite comme rejeton d’une politique massive et d’une industrie lourde. Ainsi se narre l’épilogue de la crise : des hommes non pas en rang, forme ringarde de l’ordonnancement des corps, mais rangés dans une chambre propre, territoire légal de l’intime et du sexe.

Dans les logements amalgamés, pavillons démultipliés, on s’acharne à tracer les limites circonscrivant le terrain de sa sexualité légale. On cultive son enclos, décore son enceinte, parfait l’isolation de son asile. Le logement est le berceau contemporain de l’intimité ointe par le pouvoir industriel. Derrière les haies, les volets et les doubles vitrages, un individu se nourrit au réconfort. La traque au débordement connaît là une belle victoire : déchargée du politique, l’énergie libidinale se trouve réinvestie dans un onanisme revendiqué comme libération paroxystique. Post-thérapeutique, le logement s’avère la forme d’habitat de l’ère post-politique. Le territoire se trouve quadrillé de lots constitués comme autant de monuments introvertis. Ici retranchés, les sujets de l’urbanisme jouissent d’une commune impuissance politique. Vibre cependant l’image d’une souveraineté radicale : royalement, chacun gouverne son intérieur séparé et y écrit son intrigue familiale comme s’il s’agissait d’une épopée. Sanctifié dans le logement, le for intérieur retrouve sa puissance d’évocation de l’autorité juridique mais, singularité des temps présents, l’individu n’exerce son autorité que sur lui-même, seul corps politique qui lui soit donné de rencontrer : le loti se ment. « Tous logés ! », exige-t-on, rêvant d’agréger ce qui ne tient pas ensemble. Car ce « rêve pour chacun » trahit un projet de cohésion factice, mélancolique aux entournures : le lotissement. De « lieu commun », nous n’imaginons pas en bâtir.

Le chantier, espace hospitalier

Il avait 26 ans et vendait des fruits et légumes à Sidi Bouzid, dans le centre de Tunis. Marchand ambulant sans droit, il fut interpellé le 17 décembre 2010. Outre ses marchandises, on lui a confisqué son installation : une charrette surmontée d’une balance. Le lendemain, désespéré, il s’est immolé par le feu devant la sous-préfecture. Il est décédé le 4 janvier 2011, alors que le pays s’était déjà soulevé.

L’édifice se lézarde et des sujets débordent, inaptes à la solitude et à la dépossession de tout. L’urbanisme, comme prolongement de la politique par d’autres moyens, voudrait toujours davantage contenir les corps. Le couvre-feu en est le parangon contemporain, manifestation paroxystique de la basileïa, plan d’occupation de l’espace que poursuit l’institution politique jusqu’à l’asphyxie. Alors, le refrain sur l’intime s’avère l’une des prières contemporaines portant le rêve d’une dépolitisation des corps. Le latin intimus est le superlatif d’interior, et le logement, en tant que forme architecturale de l’intime, promet la domestication du sexe et son assignation à résidence. Ainsi bien tenus, les corps ne se risquent pas en politique. Ceux qui vivent dehors ne sauraient avoir de vie sexuelle. Ils ne sauraient prendre place, bâtir leur vie et faire ici-même corps avec d’autres. Ils ne sauraient occuper l’espace, et l’inventer par là-même. Pourtant, cela aura lieu.

Le sans-abri n’est pas d’arrière-garde, manifestation résiduelle d’une misère non encore jugulée. Il est l’homme dégradé engendré par l’urbanisme contemporain, et non ce que ce dernier fera disparaître à grands coups d’opérations de police urbaine. En périphérie, le logement social anonyme couve les révoltes à venir, comme le laisse entrevoir ce qui ne cesse de frémir dans les inhabitables banlieues. Au centre, le logement en tant que valeur refuge exige l’expulsion des corps : vide, l’immobilier s’échange mieux, et la vacance explose dans les métropoles où l’on investit à tout rompre. En outre, le nombre de mal-logés accrédite la thèse d’une convoitise folle, la fameuse « pression du marché », et nourrit donc la bulle immobilière qui promet d’innombrables nouvelles « victimes » nécessaires. La liquidation des corps, structurelle et sans fin, devra trouver les formes de son enrayement.

Dehors, la pacification n’aura pas lieu. Jalonnée d’espaces publics de pacotille – « agora », « forum », « esplanade » – la ville se développe sans avenir, et se réalise comme cénotaphe du politique : innommable, elle est invivable. Cependant, l’erreur est urbaine, et le développement crée des restes fertiles : les friches qui, fleurissant tout contre le bâti, portent les éclosions de demain ; les déchets et détritus qui, tel le gravillon qui deviendra béton, font les constructions de demain. Le développement urbain crée son négatif non officiellement répertorié comme habitable : ce qui demeure comme chantier. Dans le minéral, le débordement se produit en insurrection, et le nouveau croît dans les failles de l’ancien, en épouse les formes et le recouvre enfin pour engendrer de nouvelles formes. L’espace urbain est promis à ce processus de pseudo-morphose que, dans Le Déclin de l’Occident, Oswald Spengler définit comme la logique constitutive des ruptures historiques. Pour renaître comme espace commun.

Une ville insurrectionnelle doit trouver le chemin de son éclosion dans la lézarde des édifices. C’est par une reconquête collective de l’acte de construire que prendra à nouveau corps cette « commune », espace de co-construction. En co-mains, nous devons soutenir ce qui émerge, consolider les installations avec ceux qui vivent là enfin reconsidérés comme sujets de plein droit, occuper le territoire et, ce faisant, le devenir. Cultivant l’art de la prise au sol, une architecture sauvage doit éclore, une architecture mineure ne répondant qu’au seul impératif d’hospitalité. Cette insurrection, portée par des corps « dé-séparés » et réinvestissant l’espace physique, implique de reprendre possession de l’acte de construire et de cesser de réclamer qu’adviennent d’en haut les dites « solutions de logement ». Construire au corps à corps s’avère la seule stratégie qui vaille, faisant du chantier le lieu d’invention incessante du commun, en contrepoint du développement urbain.