69. Multitudes 69. Hiver 2017
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La pavane catalane pour une Europe naissante

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À première vue, le premier acte de la sécession catalane qui s’est joué en octobre 2017 avec un référendum largement empêché par Madrid et le recours à l’article 155 de la Constitution de l’Espagne, aboutit à une déroute en rase campagne du Parlement régional, marquée par la destitution du gouvernement de la Généralité, la fuite piteuse de Carles Puigdemont à Bruxelles et la convocation par un Mariano Rajoy requinqué de nouvelles élections régionales où il espère repousser définitivement au suffrage universel l’indépendance de la Catalogne.

Les partisans d’un statu quo du degré, il est vrai assez large, d’autonomie des Provinces d’Espagne auraient toutefois grandement tort de pousser un soupir de soulagement. La partie n’est pas jouée, la messe n’est pas dite non plus, et ce pour des raisons qui dépassent le nombril catalan, la morgue castillane mais tout autant les péremptoires déclarations des chefs des gouvernements des pays membres de l’Union (à l’exception de la Belgique) et celles fermes parce qu’embarrassées du Président de la Commission et des chefs d’État.

Depuis la victoire d’une coalition assez hétéroclite d’autonomistes et d’indépendantistes de droite et/ou de gauche qui avaient pour programme explicite de faire légitimer par le suffrage universel une véritable sécession dans l’un des plus vieux États-Nations de l’Europe, (sécession d’autant plus redoutable que la Catalogne un temps unie à l’Aragon a bien failli se constituer en État au XIVe siècle), les pays membres de l’Union Européenne, déjà sur la sellette avec la question écossaise appréhendaient le risque d’une contagion, d’une Catexit.

Le terme calqué sur le terme de Brexit est au reste inexact. La sortie du « still » United Kingdom acquise de fort peu par le référendum de 2016 est un mouvement de sécession d’avec la construction européenne ; les sécessions écossaise, catalane (et à un moindre degré padane, corse) ne sont pas anti-européennes, mais concernent un divorce d’avec les États-Nations. La nuance est de taille.

Si les projets d’indépendance, de souveraineté recouvrée ou acquise, d’autonomie en particulier sur le plan financier (fiscalité, accès direct au marché international ou intra-européen) remettent en cause l’État-Nation, ces régions revendiquent leur appartenance à l’Union Européenne. Dans le cas écossais, c’est la rupture anglaise (et galloise à l’époque du référendum) avec l’Union qui a fait resurgir la cause de l’indépendance qui avait été battue de peu, mais battue par un référendum organisé avec l’accord du gouvernement central. L’Espagne est fortement européenne dans son ensemble et pourtant le désir de rompre le contrat d’union nationale vient d’écrire l’une des plus sérieuses et stratégiques crises de croissance de l’Union.

Bien plus que le Brexit. Ce dernier a été accueilli plutôt favorablement par les partisans d’un renforcement de la construction de l’Europe politique. Avec la sécession catalane (quand bien même cette dernière aurait avorté pour de bon, ce qui n’est pas du tout certain si le binôme autonomiste-indépendantiste refait son unité face à aux partis de l’arc constitutionnel espagnol et parvient à remporter de justesse les élections) c’est le processus confédéral de construction européenne (bâti à partir des États-Nations grands et petits) qui est affaibli de façon décisive. J.C. Juncker a évoqué le cauchemar pour lui et la Commission d’une Union composée de 95 Provinces à la catalane. Il n’a pas prononcé le mot de « Länders » fédérés sur le modèle allemand (déjà présent dans le discours de Joschka Fischer). Pourtant c’est bien cette mécanique infernale pour l’ordre national issu des Traités de Westphalie à la fin de la guerre de Trente ans au XVIIe (Traités d’Osnabrück et de Münster de 1648) qui s’est progressivement mise en place, et qui complète ce que les Britanniques n’ont cessé de dénoncer comme un « fédéralisme rampant ».

En effet, que le veuille ou non le Président de la Commission et que le Conseil Européen confédéraliste dans son mode de fonctionnement formel l’entrevoie pour le conjurer immédiatement (avec la doctrine Mario Monti qui soutient que l’Écosse, la Catalogne et les candidats à la séparation d’avec leur État National devraient renégocier leur retour dans l’Union et se heurteraient au droit de véto de leur État d’origine), c’est bel et bien cette option qui a fait son entrée à pas de loup. Après l’acte 1 de la Catalogne indépendante, c’est ce spectre qui hante l’Europe. Il tient à deux principes (et état de fait) parfaitement ravageurs de l’ordre ancien :

1. L’ordre de l’État-Nation n’est plus capable de constituer l’unité ultime de ses composantes historiques (Provinces, Régions, « Länders », peuples sans État, minorités nationales). Que cet état de fait devenu principe dans la construction européenne, ait son origine dans les deux guerres mondiales qui ont constitué un suicide collectif du continent jusque-là dominateur du reste du monde, ou qu’il remonte beaucoup plus haut dans le temps à la succession de guerres entre les nations européennes ou au caractère chaque fois éphémère de la reconstitution d’empires (Napoléonien, Russe, Austro-Hongrois, Allemand, Nazi, Soviétique) ne change rien à l’affaire. Le vieux cœur des nations issues du nationalisme de la Grande Nation dans la Révolution française ou du nationalisme des petites nations sorties de la révolution de 1848, qui avait un temps redonné vigueur à l’invention de l’État central de la monarchie absolue est bien fatigué : l’ironie de l’histoire est que l’État-Nation ne meurt pas sous les coups d’une idéologie mondialiste mais sous ceux d’un identitarisme avorton du grand nationalisme, qui répète de façon farcesque (la version tragique a déjà eu lieu entre 1880 et 1939) tous ses tics : l’invention de racines éternelles, l’artefact d’une communauté censée être plus forte que les clivages de classe, de religion. Le problème des Espagnols unionistes n’est pas qu’ils traitent la nation catalane de pure fiction politique, ce qu’elle est, mais qu’ils ne voient pas que la nation espagnole est une idole du forum tout aussi fictive et que ce départage les fictions et les mémoires c’est leur utilité pour habiter le futur. Le nationalisme des États-Nations comme celui qui resurgit au Royaume-Uni est un obstacle à la fédéralisation européenne qui signifiera la disparition de la confédération, tandis que le nationalisme kitsch catalan, écossais, breton, basque, corse (liste non exhaustive) est utile à l’affaiblissement des États-Nations.

Le nationalisme en soi ne mérite même pas l’aumône d’une épitaphe ou d’un thrène. En revanche le rôle qu’il est en train de jouer dans la conjoncture politique de construction européenne mérite toute l’attention.

2. Le couplage des unités de base significatives sur les plans socio-économique et culturel avec le niveau le plus élevé de la forme étatique menace de plus en plus l’exclusivité de la relation de l’État-Nation avec les unités de base qu’il s’est donné (départements en France puis régions). Ce n’est pas la première fois que l’histoire européenne connaît cette mutation. La désintégration lente mais inexorable de l’ordre féodal entre les unités héritées de l’Empire romain redevenues autonomes et les seigneuries elles-mêmes encastrées de façon lâche dans un lien de suzeraineté (et pas de souveraineté) par l’émergence d’une unité nouvelle, les villes libres et l’affirmation souveraine d’une monarchie centralisée. De l’Abbé Suger qui anticipa la monarchie française au cardinal Richelieu qui acheva de démanteler l’ordre féodal, il se passa cinq siècles. Et si le processus n’eût rien de linéaire, son résultat n’en fut pas moins effectif. La souveraineté capétienne, ou westphalienne des États était beaucoup plus étendue et envahissante que celle des féodaux (sauf sur les libertés personnelles) mais elle était compatible avec de degrés d’autonomie des bourgeois, des habitants des cités libres. Mutatis mutandis, chacun sent que pour les mosaïques de peuples sans États, de minorités nationales, de régions dotés d’une forte autonomie, d’États soumis entre le XIVe et le XVIIIe siècles qu’abrite le caravansérail européen, il y a plus d’espace de libertés (en bonne comme en mauvaise part) du côté de l’Union Européenne que du côté de l’État-Nation auquel ils ont été rattachés souvent nolens volens. Cela s’est traduit depuis l’élection à la proportionnelle et au suffrage universel du Parlement européen par des listes « régionalises » coalisées ou pas avec les écologistes.

Revenons à la Catalogne. Quelle a été la mécanique intellectuelle du raisonnement des indépendantistes ? Les derniers élargissements de l’Union, l’équivalent de la « Frontière sans cesse mouvante américaine » se sont nourris de l’explosion de plusieurs États-Nations : La Tchécoslovaquie s’est séparée (divorce de velours) en 1992 en deux États, la République Tchèque et la Slovaquie, qui ont adhéré en 1998 tous deux à l’Union Européenne. La guerre de Yougoslavie (1991-2001) a fait éclater cette fédération ; en 2004 la Slovénie est devenue membre de l’Union. C’était au tour en 2013 de la Croatie d’adhérer. Tôt ou tard, la Serbie, la Macédoine, le Kosovo, le Monténégro entreront dans l’Union. Plus à l’Est, les Républiques autonomes des pays baltes sont entrées elles aussi dans l’Union après s’être séparées de la défunte URSS.

On voit bien qu’un processus tectonique de temps long est à l’œuvre. Qu’il atteint la Géorgie, l’Ukraine. Pourquoi voulez-vous que la Catalogne qui pèse en chiffres absolus du PIB pas très loin de celui du Portugal et devance le Danemark, considère comme saugrenue l’idée de devenir un États de taille moyenne dans l’Union?

Tout européen convaincu, qui ne nourrit plus aucune attente politique (au sens d’un projet à long terme, mises à part les compétitions sportives) de l’État-Nation, comprendra le souhait catalan, écossais pour commencer de se choisir plutôt le drapeau bleu à douze étoiles à côté de celui de leur « pays ». Et l’embarras des dirigeants des Nations membres de l’Union et des instances communautaires révèle que nous touchons à un point névralgique de la « constituency » de l’Europe politique. Qu’ils aient décidé d’afficher ne reconnaître que Madrid plutôt que de crever l’abcès est sans doute prudent dans le contexte des frasques polonaises, hongroises et britanniques. Mais si cette prudence devait se muer en comportement de l’autruche, elle serait mortelle à long terme. Car ce n’est que partie remise. Après l’acte 1 de la sécession catalane, il y aura un acte II. Et se trouvent déjà engagés sur les rails, l’affaire écossaise et le tout aussi épineux épilogue de la réunification irlandaise ranimé par le Brexit. Et ces casse-têtes ne sont pas prêts de s’arrêter. Il suffit de penser à la Belgique. Ce n’est pas un hasard si le Premier ministre Martens s’est montré particulièrement compréhensif à l’égard de ceux que Madrid nomme les séditieux.

Mais la Catalogne qui refuse de se plier à la souveraineté fiscale espagnole, ne refusera-t-elle pas encore plus de se plier à un impôt fédéral européen, à un gouvernement économique fédéral ? Les partisans italiens de la Padanie de la Ligue du Nord ne refusaient-ils pas de payer pour le Sud ? D’autre part, ce nationalisme n’est-il pas le pire ferment de dissolution des projets d’intégration politique dans l’Union ?

Nous avons vu qu’autrefois les cités libres médiévales après un essai de Cités-États en Italie au XVe au XVIIIe siècles, ont noué alliance avec les monarchies absolutistes. Et ce qu’elles ont gagné en liberté vis-à-vis des seigneuries, elles l’ont payé en espèces sonnantes et trébuchantes. Dans la mondialisation actuelle, l’allégeance à une Europe fédérale, à sa monnaie, à ses majorités politiques dissipera rapidement les mirages de principautés.

L’histoire nous conte mille et une journées de dupes de cet acabit. L’équivoque entre les autonomistes et les indépendantistes n’a pas seulement un sens par rapport aux vieilles nations, il en revêt un autre vis-à-vis du nouveau cadre européen qui se nourrit de cette secousse sismique. Tout pourrait bien se jouer à la jonction de ces deux ensembles qui tirent déjà à hue et à dia.

Mais deux variables feront des diverses formes de dislocation des États-Nations dans l’Union Européenne soit la fin de l’histoire sur ce petit bout de continent soit l’avènement politique majeur d’une puissance post-nationale (étant entendu que ni les États-Unis, ni la Chine, ni l’Inde, ni la Russie ne sont sorties de l’horizon national de leur Empire).

La première variable, la plus importante est la consistance du mouvement de création d’une vie en commun qui dépasse le clivage entre les Catalans de souche et ceux qui viennent des autres provinces d’Espagne ainsi que ceux qui viennent tout simplement des rives sud de la Méditerranée, voire du reste de l’Union Européenne. Ce mouvement n’est pas une chimère. La Maire de Barcelone Ada Calau et son mouvement appuyé par Podemos détient la pièce du puzzle manquante. La deuxième variable est la compréhension politique dont la classe politique européenne (Commission, Conseil et Parlement européen) saura ou ne saura pas faire preuve. Donald Tusk, Président du Conseil Européen après avoir souhaité que l’Espagne recoure plutôt à la « force de l’argument qu’à l’argument de la force », a demandé à Mariano Rajoy « d’éviter un nouveau recours à la force ». Sur le fond, il est plus lucide que J.C. Juncker : à partir du moment où le recours à la force policière est exclu, la solution du problème catalan ne peut être que politique. L’invocation de l’ordre Constitutionnel de 1978 ne vaut que si l’écrasante majorité des citoyens du territoire de l’Espagne se reconnaissent en lui. Visiblement en Catalogne près de 50 % du peuple veut le changer. Faute d’avoir devancé la crise en germe par une réforme à froid, les forces politiques espagnoles (du Parti socialiste au Parti Populaire) se retrouvent dans la situation de Charles X lors des Trois Glorieuses : « C’est une émeute ? », demandait le souverain, qui se vit répondre par son Premier ministre : « Non Sire, c’est une révolution ! » Il n’est pas jusqu’à Podemos qui a perdu une belle occasion de prôner la convocation d’une Constituante.

Si aux élections régionales catalanes de décembre l’option sécessionniste l’emporte ou n’est défaite que de très peu, c’est la Constitution espagnole qui devra être changée si cet État-Nation ne veut pas réveiller les autonomies valencienne, andalouse, galicienne et basque. Si l’Espagne ne veut pas sortir d’elle-même.