Avant d’apparaître en bonne et due forme, le dialogue proposé entre « Plèbe et/ou multitude », comme l’explique Giuseppe Cocco dans ce numéro, a couru dans divers numéros de la revue Multitudes, depuis sa fondation (mars 2000) jusqu’au numéro spécial entièrement dédié aux Soulèvements (numéro 50). Il a traversé aussi la revue Futur Antérieur (consultez les archives sur notre nouveau site). Quelle est la question ?

Certains comme nous n’ont pas relégué l’idée marxienne que les mouvements sociaux loin d’être des états pathologiques de la société qui tendraient à se résorber avec le progrès, sont les forceps de l’accouchement d’un nouveau monde. L’illusion angélique et hégélienne que la société irait vers la pacification intégrale (la révolution inutile et la « fin de l’Histoire ») ne fait pas beaucoup d’adeptes en dehors de partisans de Francis Fukuyama, et encore d’un Fukuyama qui en serait resté avant les deux guerres d’Irak. Plus nombreux sont en revanche ceux qui adoptent une idée « naturaliste » et parfaitement objective des transformations, et pour qui la raison dans l’histoire ne va jamais à cheval mais plutôt à la vitesse d’un escargot tectonique. Inutile dans ce cas l’action, même le mouvement cher à Bernstein. Il suffirait d’attendre.

La plèbe : de Rome à Mao

Cela écrit et dit, avouons que se camper fièrement dans un refus d’abdiquer des catégories sociologiques et politiques qui permettaient de penser le mouvement et d’agir en politique, rester sur la crête de la Lutte de classe avec un grand L, du Peuple, de la Révolution, cela n’est pas très productif ni opérationnel non plus. La momification des catégories est aussi stérile et réactionnaire que les statues de Lénine exhibées fièrement dans la capitale de la Crimée. À l’heure où les statues de Sadam, de Moubarak et de Ben Ali ont été jetées bas, c’est plutôt le déboulonnage de la statue de Lénine place Maidan à Kiev.

Malgré ce fatras théorique inutile des répétitions bègues de « l’analyse-marxiste-des-conditions-objectives-du-capitalisme », deux mouvements de pensée hétérodoxes ont tenté depuis les années 1960-1970 de sortir de la médiocre alternative entre la fidélité à Marx Perinde ac cadaver et le ralliement à un fonctionnalisme parsonien de court terme, allant vers l’affadissement de toute différence de potentiel dans le corps social : l’entrée par la plèbe et l’entrée par la composition de classe, reconnaissant le caractère historiquement déterminé des classes antagonistes avec l’instrument paradoxal du concept de « multitude(s) ».

L’interpellation plébéienne dont sont présentées les principales thèses dans ce numéro se rattache à un retour de la catégorie de la plèbe. C’est l’historien Pierre Souyri senior, alias le Pierre Brune de Socialisme et Barbarie et le fondateur de Pouvoir Ouvrier (scission du mouvement précédent) qui dans La dynamique du capitalisme, son dernier ouvrage projeté et inachevé avant sa mort en 1979, avouait l’impuissance du marxisme classique et de l’analyse en termes de classes sociales dans le cas chinois. Il proposait de revenir à la notion de « plèbe » pour caractériser la pérennité du régime chinois (à l’époque du maoïsme à son agonie). En quoi il était marxien et non « marxiste » (au sens où Marx avait horreur de ce mot), car Marx, comme Ricardo, avait toujours reconnu le caractère historiquement déterminé de la notion de classes sociales (à la différence de l’historien français Augustin Thierry à qui il en avait fait l’emprunt). C’est-à-dire que le concept de classe antagoniste et interne à la société capitaliste est le corrélat de l’affirmation toute ricardienne du primat du profit sur la rente. Autrement dit, là où règne la rente plutôt que le profit industriel, dans une société capitaliste (pénétrée substantiellement par le capitalisme), la notion de classe – et sa vertu libératrice d’une classe qui ne tend pas à persévérer dans son être comme les autres classes, ordres ou castes – n’a pas de sens opératoire ni de moteur subversif.

Pierre Souyri voyait dans le socialisme d’État chinois maoïste la forme achevée d’une accumulation du capital qui était parvenue à être dominée par la rente : le prolétariat retournant au rôle de la plèbe dans la République et l’Empire romain. La chose m’avait choqué à l’époque, mais Pierre Souyri, qui n’en était pas à son premier pas de côté par rapport à l’orthodoxie opportuniste, avait insisté : qui dit plèbe, dit clientèle qui neutralise les vertus subversives pour la transformation de l’accumulation de richesse. Ce qui expliquait, à l’époque romaine, l’écrasement des Gracques (sur la question fondamentale de la réforme agraire), la neutralisation de la fonction des tribuns du Peuple et, pour finir, la solution autoritaire des triumvirats, puis de l’établissement de l’Empire à partir de militaires qui réglaient à la fois la production de blé par des anciens militaires engagés comme colons dans les provinces, et la nourriture du peuple accumulé dans l’énorme Rome. Le pouvoir militaire centralisé s’avérant plus capable de nourrir, d’occuper la plèbe (par les jeux, par le blé, mais aussi par la conscription militaire) que le pouvoir aristocratique du Sénat, il avait réduit ce dernier, et par là même une République oligarchique à une république césarienne.

Formellement, l’Empire romain présente les traits du pouvoir du peuple : il se règle par acclamation, que ce soit par les légions qui défendent l’Empire ou par la plèbe de la Ville éternelle. En même temps, il bénéficie de l’astucieuse fusion de la potestas et de l’auctoritas en une seule personne, tentée par César et réussie par son neveu Octave : l’ascendance divine de la gens Julia permet de mettre systématiquement le souverain pontife (le pouvoir religieux) du côté de la potestas ôtant au Sénat la plus grande partie de sa légitimité.

Le maoïsme (comme le socialisme réel soviétique) en bridant strictement la prolétarisation des paysans (par l’interdiction de la commercialisation des cultures du lopin) transforme lui aussi la masse des possibles prolétaires en une plèbe déléguant l’impérium à l’armée de libération nationale et au Parti, et maintenue aux marges d’une prolétarisation effective. L’accumulation « socialiste » distord l’accumulation du capital en brisant le moteur incontrôlable de la prolétarisation, de la constitution d’un pouvoir antagoniste (même si cela ralentit de façon épouvantable la marche de l’accumulation, comme l’ont montré le « Grand bond en avant » et la révolution culturelle en Chine, la dékoulakisation stalinienne et la famine en Ukraine). Mais on peut considérer que le sous-développement, qui est un mal-développement dans le Tiers-Monde, relève de ce même processus de transformation en plèbe : il maintient en plèbe ce qui s’était transformé dans l’Europe occidentale et dans le continent nord-américain en constitution d’une classe ouvrière, véritable moteur de la transformation sociale rapide.

Un autre historien économique, Kostas Vergopoulos, a illustré ce capitalisme difforme à propos du capitalisme agraire, montrant que celui-ci fonctionnait bien comme un segment présentant l’apparence du capitalisme global : salariat, production de marchandises agricoles à l’échelle du monde. Mais l’apparence seulement, car il retransformait immédiatement le surplus extrait du travail des grands domaines turcs, tout comme les Junkers prussiens qui avaient intéressé Marx, en rente recyclée au niveau international et redistribuée en subsides à une plèbe, le tout allant avec une solution autoritaire et archaïsante qui devenait un obstacle à un développement articulé et cohérent de l’ensemble d’une société donnée. Le modernisme agraire (son accumulation capitaliste) contredisait complètement les prédictions optimistes de Marx que les chemins de fer et le développement capitaliste nous débarrasseraient des castes aux Indes.

Pour le marxisme, qui, tel Ricardo, déteste la rente, la plèbe est une forme anormale qui bloque la transformation révolutionnaire de la société. La plèbe, c’est un autre nom du prolétariat en haillon, peu fiable, versatile, manipulable par ses « patrons ».

La plèbe et la multitude

Or que constatent les auteurs de l’interpellation plébéienne en Amérique latine ? Que l’analyse dite « de classe » est incapable de coller à une description rigoureuse et fidèle de la réalité des mouvements sociaux. Leurs contours, leur exercice ne répondent ni à la marginalité du lumpenprolétariat, ni à celle classique et classiste des classes laborieuses. Pourtant la plèbe existe bel et bien. Elle apparaît avec l’énonciation d’une exclusion qui ne cherche pas une inclusion, ni la révolution en première personne. C’est le caractère inacceptable d’une situation en l’absence d’un débouché traditionnel (les partis politiques traditionnels d’opposition, les mouvements ouvriers structurés comme tels) qui en favorise l’émergence dans le champ politique. Elle révèle aussi autre chose que l’éternelle opposition de la spontanéité « inconsciente » et de l’organisation. Elle traduit une organisation de masse qui ne se confond pas avec le clientélisme. Elle n’est pas la réserve de soutien inépuisable des patrons.

Dans un renversement qui est un pied de nez aux schémas préconçus, on voit en Amazonie, en Australie, les peuples premiers faire face aux multinationales et aux États désireux d’exploiter les ressources forestières et minières, affronter les lumpen ouvriers des employeurs pourvoyeurs d’emploi. Inversement, les Amérindiens en Bolivie qui forment l’essentiel des mineurs mènent leur lutte de classe contre l’exploitation, mais interviennent dans la vie politique sur un mode séparé. Masse impressionnante, la « plèbe » appuie ou retire son appui, elle ne se laisse pas représenter facilement, refuse les tribuns, cette forme institutionnalisée de captation de son énergie à des fins étrangères à elle-même. Il y a bien en elle ce refus d’être gouvernée comme de gouverner qui définit la multitude à la différence du Peuple.

Rétrospectivement, quand on lit les débuts de l’histoire du mouvement ouvrier en Europe, on doit avouer que la classe ouvrière avait une furieuse composante plébéienne. Cette plèbe exprime-t-elle un désir de reconnaissance de son exclusion effective sans revendiquer le fameux « être dedans et contre » dans lequel l’opéraïsme italien avait reconnu le ferment du mouvement inquiet du capitalisme ? La plèbe vient du dehors et elle y reste. Elle constitue dans ses mécanismes d’énonciation un processus de subjectivation de la puissance du dehors, à défaut d’une prise de pouvoir. Cette puissance du dehors, André Corten la nomme « un état instantané de souveraineté, destiné à ne pas aboutir au souverain ». Elle est donc par définition indécise. Elle marque la limite de l’inacceptable, construit un récit mais ne s’identifie pas à une classe à l’intérieur de la société capitaliste, ni à une classe révolutionnaire. Elle est « intraitable », ne prétend à aucune totalité et ne « propose pas de principe de rangement alternatif au principe de rangement dominant ».

Il existe bien des traits de ressemblance entre les caractéristiques de l’interpellation plébéienne et la description de la multitude de Negri et Hardt : même allergie constitutive à la représentation, même refus de se confondre avec le Peuple, référent immobile et vide du pouvoir constitué, même affirmation du caractère crucial des processus d’énonciation et de subjectivation, même refus de l’universel abstrait, de l’identité ethnique ou communautaire, même affirmation d’un devenir universel dans la singularité des compositions de la diversité, dans le devenir minoritaire, et même rejet d’un marxisme ossifié et académique.

Ce qui sépare ces deux visions tient à ce que les thèses de la multitude déplacent la thèse opéraïste de la classe ouvrière vers d’autres processus d’énonciation. L’opéraïsme avait déjà déplacé, fragmenté la classe ouvrière unitaire en segments, et renvoyé la question gramscienne de l’hégémonie à l’abus de généralisation historique et sociologique du rôle dominant de l’ouvrier de métier communiste. Face au culturalisme évident de la théorie de l’hégémonie, l’opéraïsme se situait du côté délibérément sociologique et économique. Cette théorie avait exalté l’ouvrier-masse non-qualifié, reprolétarisant la classe ouvrière. En étendant la qualification d’ouvrier à « l’ouvrier social » (1976), puis finalement à « la multitude », Negri va jusqu’au bout de la démarche, mais contrairement à la « déterminité » de la théorie de « l’ouvrier masse », qui renvoyait au fordisme et au taylorisme, celle de l’ouvrier social, devenue encore plus génériquement celle de la multitude, renvoie de façon beaucoup moins affirmée à une phase historique donnée du capitalisme. Il y a bien la transformation radicale de la valeur qui dissout la distinction entre production, reproduction et circulation, entre travail productif et improductif, et la composition de classe devient entièrement politique.

À l’ère de la subsumption réelle du travail dans le capital, la multitude devient de plus en plus la face d’antagonisme interne du capital. Et là, elle retrouve curieusement toutes les déterminations du prolétariat, et de la plèbe, avec peut-être une indétermination, une impossible commensurabilité avec les catégories académiques et pratiques de « la politique ». En ce sens, la plèbe comme la multitude relèvent du « sublime », contrairement à la classe ouvrière et au Peuple, qui suscitent en l’observateur politique le jugement de beau et de parfait accord avec le concept !

À lire la description de Corten, Huart, Penafiel, Décary-Secours & Faustino Da Costa, ceux qui ont vécu et étudié le Mouvement de Mai, celui des Indignés espagnols ont l’impression de se retrouver en terre connue. Ce que je formulerai de la façon suivante : ne serions-nous pas, du point de vue des processus de subjectivation, avec le précariat, le nettariat, le pronétariat et les figures parfaitement doubles des classes créatives (A. Sohn-Rethel emploie le même mot, et pas seulement Deleuze, Guattari, Franco Berardi et Negri) en pleine accumulation primitive de la classe antagoniste du capitalisme cognitif, comme l’esclavage, le lumpenprolétariat, les Pauvres sont l’accumulation primitive de la classe ouvrière ? Un se divise toujours en deux, et pas l’inverse. Les cristallisations instantanées de la plèbe comme celle des « mouvements » au troisième âge du capitalisme présentent des lois étranges. Pour comprendre leur alchimie, il manque encore à mon avis à l’opéraïsme, comme à la théorie de l’interpellation plébéienne, la pièce indispensable au puzzle que sont le postcolonial et les subaltern studies (dont le féminisme est une articulation consubstantielle), qui permettent de comprendre l’articulation historique de cœur du réacteur de la transformation du centre par le dehors. Un mouvement social-révolutionnaire sera vraisemblablement la synthèse de ces trois nouveaux piliers. Laissons la trilogie de l’économie politique anglaise, de la philosophie allemande et de la pratique française.

De la rente extractive à la rente financière

Reprenons : le problème pour la plèbe comme pour la multitude – la transposition du problème du Prince moderne – est la durée subjective, la conquête d’une principauté, sa conservation, son augmentation sans se laisser absorber dans la grande totalité du nouveau capitalisme cognitif. Sinon, nous avons la succession de ces moments d’éternité intemporelle, d’épiphanies de la plèbe, comme de la multitude. Toutes deux transforment le centre du système, mais celui-ci se nourrit d’elles comme une psychose se nourrit de la vérité de l’analyse et de tout discours de déprise radicale.

Certes, la description de la multitude en termes de composition subjective reste largement à faire, et l’Amérique latine offre un extraordinaire terrain de confrontation d’Amérindiens, de métis, de descendants d’esclaves ou de quilombolados (les habitants des quilombos) avec l’une des dernières classes ouvrières qui s’est constituée sous les militaires développementistes et bismarckiens, qui a produit le PT brésiliens, avec les Sans-terre et les nouvelles classes créatives urbaines, le précariat métropolitain. La constitution des classes ouvrières au xixe siècle fut tout autant une rencontre hautement improbable.

Risquons une hypothèse sur ce double surgissement de la plèbe et de la multitude au cours de ces dernières décennies. André Corten et Marie-Blanche Tahon, dans leur livre sur l’Algérie et le Mexique, avaient montré que le blocage assez stupéfiant du système politique de ces pays, en particulier l’emprise de l’armée (qu’on retrouve en Égypte) ne s’explique pas sans recourir à la catégorie de la rente, rente pétrolière puis gazière. Ce sont les marges qu’offre sa redistribution qui nourrit la population et transforme ses classes sociales en plèbe (au sens de la Rome antique ou de la Chine sous Mao), en la maintenant indéfiniment dehors et contre, mais sans aucune prise positive sur la transformation que l’optique marxiste serait en droit d’attendre.

Dans le cas de l’Algérie, le livre de Corten et Tahon avait été écrit avant les élections législatives de juin 1991, qui donnèrent au premier tour 88 % des suffrages au Front Islamiste du Salut et qui ne connurent jamais de second tour, l’Armée y ayant mis un terme brutal. Les islamistes avaient parié sur le lien entre les difficultés pour le régime militaire de survivre et l’épuisement de la rente pétrolière et gazière des gisements du Sahara. C’est bien ce qui faillit se passer. Mais la découverte puis l’exploitation des gisements du Tibesti vers la frontière libyenne redonna à l’État nourricier les moyens de renvoyer à la plèbe le mouvement islamiste (tout comme l’agitation berbère en Kabylie). Durant la guerre civile qui suivit, le FIS ne parvint jamais à bloquer l’exploitation des nouveaux gisements pétroliers et le robinet de la rente parvint à marginaliser et à réduire méthodiquement le poids du FIS.

Comment l’armée égyptienne est-elle parvenue à repousser les Frères musulmans au rang de plèbe, alors que l’État égyptien ne dispose pas de la rente pétrolière, à la différence de l’Arabie Saoudite qui a étouffé le printemps arabe chez elle comme au Bahreïn ? Il faut probablement considérer que l’armée y représente un mode de production difforme, tout autant que le capitalisme agraire. Si nous nous tournons vers la multitude et sa très faible productivité politique, au sens de son faible pouvoir de transformation institutionnelle – malgré des apparitions aussi impressionnantes que le 15 de Mayo en Espagne – nous retrouvons la question de la rente, mais cette fois-ci sous la forme de la rente financière.

La plèbe est fortement corrélée en Amérique latine à la question des anciens communs et à son heurt avec les projets industriels énergétiques et agro-industriels des multinationales et des États, avec comme terrains d’affrontement les terres, les ressources de la biodiversité. Les multitudes métropolitaines manifestent pour leur part autour des nouveaux biens communs numériques, des services publics, des transports, de la santé, de l’accès au savoir. Du code forestier brésilien à la stratégie de développement des brevets à tout va, ou de la transformation des ressources environnementales aux arbitrages entre les jeux (la coupe de football) et les politiques de réduction de la pauvreté et d’une radicale démocratisation des équipements des savoirs – les plèbes paraissent très loin, dans leur composition sociale, du cœur financier du capitalisme cognitif, mais en Australie, au Canada, au Brésil, dans les États andins donnant sur le bassin amazonien, elles ont un pouvoir de blocage considérable. Les multitudes qui surgissent au cœur de la nouvelle accumulation primitive du capitalisme cognitif paraissent porteuses d’une transformation sociale considérable, mais ne sont pas parvenues pas à la traduire en force politique. La coupure croissante du PT au Brésil avec le sujet antagoniste de la métropolisation numérique en témoigne. La Présidente Dilma Rousseff n’a pas seulement des problèmes avec les Indiens de Belo Monte et avec toutes les tribus qui manifestent contre le code forestier et la délimitation de leurs terres face aux grands propriétaires, comme avec les Sans-terre qui ne sont pas indiens : elle doit aussi faire face aux collectifs de sans-abri, aux grèves des enseignants.

Quel rapport avec la rente financière ? Dans le premier cas, l’endettement des États (Colombie, Équateur) ou leur nécessité de financer la protection sociale (par la Petrobras au Brésil) les conduit à des arbitrages de plus en plus exclusifs de la plèbe, jusqu’à ce que cette dernière, un instant leurrée par les « déclarations constituantes inclusives », refasse sécession pour réapparaître quand « l’inacceptable » est atteint. À moins qu’il ne s’agisse plus simplement, de la part des États, d’un achat différé selon une procédure de rente viagère en attendant l’extinction complète des « minorités indigènes ». La question généralement se règle par la rétrocession d’une partie de la rente pétrolière à certains secteurs de la plèbe qui deviennent des « clients ». La plèbe est redevenue romaine.

Dans le deuxième cas, c’est une autre forme de rente qui apparaît : la multitude – agrégation dans la rue des différentes composantes des classes prolétaires, ouvrières, employées et créatives – juge « inacceptables » les priorités adoptées à l’intérieur d’un État, à l’âge de la société de la connaissance : en général la poursuite de l’industrialisation à marche forcée, les grandes infrastructures, un modèle orienté vers l’exportation de l’agro-industrie et un sous-investissement dans le buen conocer y el buen vivir de la population. L’incapacitation (au lieu de l’encapacitation) de la multitude s’opère par la transformation de ce débat en jeux pour la plèbe (un mixte subtil de vieilles classes aristocratiques, de classes populaires, de réseaux de média) dont la Copa fournit un saisissant exemple. Comme si le modèle dernier cri de gouvernement et de contrôle de la multitude consistait à lui présenter le miroir de la plèbe, combiné à celui des experts économiques en politique de développement.

La dépense publique ou privée, lorsqu’elle est utilisée aussi bien pour transformer la plèbe en instrument de contrôle des multitudes que pour transformer la multitude et les classes laborieuses du capital industriel en auxiliaires dans la réduction des « réserves écologiques indigènes » – et quelle que soit son origine (taxe sur les profits, les ménages, les entreprises) – devient la rente, qui n’est pas une quantité d’argent qualifiée en fonction de sa provenance (sa place dans le processus de production), mais un foncteur qui neutralise les effets politiques que devraient produire tant la plèbe que la multitude. La rente affecte la relation, le rapport de classe. Elle n’est pas un moyen de production matériel, mais un convertisseur qui subordonne les rapports des classes nouvelles aux rapports de production du vieux capitalisme industriel, débarrassés de leur partie vive, la classe ouvrière. Paradoxalement, mais seulement en apparence si l’on a suivi l’analyse menée ici, le plus efficace mécanisme neutralisateur de cette neutralisation s’avère être le revenu universel. Le revenu universel sous toutes ses formes. La qualité de vie, el buen vivir comme on dit en Amérique latine espagnole, est la forme fondamentale de la population qui préfère ne pas être gouvernée comme une plèbe dans une démocratie. À cet égard, nul contraste plus saisissant, plus illustratif de ce renversement radical du pour au contre que la coupe du monde de football au Brésil. Au pays de ce sport devenu le Colisée de l’Empire, la population était invitée à revêtir ses vêtements de carnaval du stade. Mais les questions triviales, horriblement matérielles comme l’adduction d’eau potable, d’assainissement, du logement, d’éducation, les transports, de la pauvreté, de l’inégalité abyssale et celles plus vicieuses comme le code forestier en Amazonie, la délimitation soi-disant définitive des terres indiennes (une façon d’entériner en fait l’occupation de leurs terres par les fermiers du soja et des éleveurs du plus grand troupeau du monde) sont venues rappeler que le devenir plèbe de la multitude n’est qu’un moment. Quarta feira sempre desce o pano comme dit la chanson de Chico Buarque : Mercredi, on quitte toujours les habits de carnaval !

Nous comprenons tous que l’alliance des anciens communs et des nouveaux communs, de la plèbe et des multitudes, est la nouvelle question de la traditionnelle composition de classe. La description du circuit de la rente ainsi entendue doit donc être étendue non seulement en amont mais aussi en aval. La plèbe en mouvement arrêtant un instant le carnaval, cette fête destinée à renverser pour un temps le cours inégalitaire des choses et faire rentrer les gens à la maison, les multitudes s’immisçant fugitivement dans les interstices du pouvoir, ne serait-ce pas cela faire multitude, peuple, classe selon les chapelles des uns ou des autres ? L’important c’est qu’il n’est guère de plus puissant moteur de transformation. Ni de source plus légitime de la politique, la seule qui sauve la politique sans foi du compromis perpétuel.