Majeure 31. Agir Urbain

L’ambivalence de la participation et l’urbanisme situationnel

et

Partagez —> /

Dans le numéro 173 de la revue Archplus consacré au logement, Günther Uhlig décrit les Baugruppen (groupes d’auto-construction) qui se constituent un peu partout comme une nouvelle forme de promotion immobilière. Elle pourrait marquer selon lui « un tournant dans la profonde crise que traverse actuellement le logement urbain ». La prolifération d’initiatives telles que la Baugruppenagentur à Hambourg, le mouvement apparenté Tuebinger Stadt (à Tübingen), la plate-forme Internet récemment créée wohnprojekten-berlin.info, le programme pour les auto-constructeurs-utilisateurs à Leipzig qui vise à renforcer l’accès à la propriété dans la vieille ville, ainsi que l’association fédérale Forum pour le logement en communauté, tout ceci tend à accréditer la thèse d’un mouvement croissant de développement urbain auto-initié et autogéré. Suite à la disparition d’une politique sociale du logement au niveau gouvernemental, la prise de responsabilité personnelle et l’apport de capital individuel semblent former l’unique alternative, y compris en tant que politique de l’État.

Baugruppen et “classe créative”

2 Dans un article polémique, publié le 8 octobre 2006, le quotidien conservateur allemand Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung décrit le quartier Vauban, un quartier résidentiel modèle de Fribourg-en-Brisgau, sous les couleurs d’une idylle petite-bourgeoise élitaire mais alternative, une « gated community par le revenu et la culture » qui peut se targuer de la plus haute densité de lampes halogènes, de vélos, de bacs à sable et de groupes de thérapie respiratoire en Allemagne — avec, en prime, une absence totale d’étrangers et de chômeurs. Ce quartier couvert d’éloges, vanté pour l’essentiel par des promoteurs privés et des Baugruppen, représente une forme concrète d’organisation par la « base » — pour une clientèle bien définie. Mais on pourrait tout aussi bien le présenter comme un modèle d’urbanisme autogéré.

3 Plus récemment, un modèle de « ville créative », une planification urbaine dernier cri, a été lancé, dans la foulée des théories de Richard Florida et Charles Landry. En bref, cela consiste à prescrire un urbanisme de facture (néo)libérale pour accroître l’attractivité et répondre aux exigences des acteurs à potentiel économique très prometteur des industries créatives. Ici les politiques urbaines donnent l’impression de faire fond sur des dynamiques « de base », afin de les intégrer dans leur modèle de gouvernance. Alors que, pendant les années 1990, la politique de « communication » urbaine se faisait surtout par le biais d’une stratégie « festivalière », à travers des manifestations de grande ampleur à caractère touristique, ce sont maintenant les acteurs (sub)culturels et leur arrière-ban qui font l’objet de la sollicitude administrative et sont promus au rang de nouvelle norme. À la suite de Berlin en 2005, les villes s’ornent de plus en plus de soi-disant « pôles culture-économie », qui font de la « classe créative » la principale porteuse d’avenir. Selon Bastian Lange, « la dernière tendance consiste à jumeler urbanisme et classes entrepreneuriales en s’appuyant sur l’imaginaire de ces dernières. Ce sont elles qui sont le point de référence central, c’est à leur image que sont redéfinis et renégociés le social, la sécurité économique et la répartition des ressources ». L’engouement pour le concept de « ville créative » revient au fond à redistribuer les cartes d’une politique urbaine basée sur la ségrégation. Au lieu de construire des écoles, des crèches ou du logement social, on privatise aujourd’hui les travaux publics et l’immobilier municipal, et on favorise la création de lofts, de galeries et l’établissement de « jeunes pousses » qui ciblent le marché de la culture. Dans cette optique, les initiatives des Baugruppen pour faciliter l’accès à la propriété individuelle ne sont rien d’autre qu’une variante de la politique pavillonnaire, un peu plus condensée dans l’espace et située au centre. Cela ouvre le marché immobilier à un nouveau type de clientèle. On peut y voir une nouvelle forme d’urbanisme, portée par de nouvelles forces entrepreneuriales non étatiques. Mais il n’est pas sûr que tout le monde y trouve son compte.

Le souci de soi : politiques d’exclusion ou politiques de négociation ?

4 L’auto-organisation et la participation, en tant que techniques culturelles et que modèles économiques et politiques, sont devenues la norme dominante. Les Baugruppen, du moment qu’ils ont la propriété privée individuelle comme perspective, et la classe créative, en tant que forme d’auto-organisation à but économico-culturel, sont devenus les axes privilégiés de la politique urbaine de l’État. Ce modèle postfordiste d’urbanisme est résumé par Nicolas Rose comme « une forme de gouvernement qui se base sur des principes de régulation mis en pratique par des acteurs individuels et autonomes dans le contexte de leur liens sociaux et familiaux propres ». Aujourd’hui, un projet situationnel non dirigiste d’urbanisme représente en fait un modèle hégémonique de politique urbaine, qui non seulement autorise et encourage la pensée et l’action autonome et volontariste, mais l’exige de plus en plus souvent. Et devant cette exigence partout présente de considérer l’individu comme une ressource économique, la possibilité de faire la distinction entre technique de contrôle de soi et technique du gouvernement tout court tend à s’effacer. En faisant tout reposer sur le principe de l’efficacité économique, le pouvoir légitime sa prééminence sur la responsabilité personnelle de ceux qui sont forcés d’agir sous son emprise. Mais jusqu’a présent certaines couches de la population seulement sont parvenues à participer avec confiance et succès a l’élaboration autonome et autogérée de leur environnement bâti. Cette approche de l’urbanisme à coups de projets individuels n’est pas facile à étendre à la société tout entière. Les limites de ces stratégies individuelles sont liées à la présence ou l’absence d’un compte épargne-logement confortable ou d’un capital culturel substantiel. Cet urbanisme situationnel existe de fait, et il définit depuis un certain temps l’environnement de façon plus importante que l’action résiduelle de l’urbanisme à planification hiérarchique et normes obligatoires. L’urbanisme situationnel oblige architectes et planificateurs à se confronter à toute la gamme des réalités sociales dynamiques et à la pluralité des parcours de décision qui en découlent. Il invite à tenir compte des aspects politiques, culturels et ethniques, économiques, environnementaux, en un mot sociaux, de la planification et de la construction. Il se fonde sur la multitude des pratiques quotidiennes de la ville.

L’urbanisme situationnel agit à la marge

5 À côté des exemples d’investissement personnel et d’auto-organisation sociale de l’espace, aujourd’hui exigés par l’État dans le cadre de la dérégulation néolibérale, d’autres formes d’urbanisme situationnel émergent et trouvent leurs sources dans la pauvreté et l’exclusion. Tandis que la clientèle attractive du point de vue culturel et économique cherche à « redéfinir ses intérêts propres comme étant ceux de la société en général », elle produit un urbanisme situationnel et hégémonique, au sens de Gramsci.

6 En revanche, l’urbanisme situationnel marginal se nourrit de thèmes, d’acteurs et de lieux exclus du discours de l’urbanisme situationnel hégémonique, qu’il tend à ignorer, voire à criminaliser. Il s’agit de formes d’urbanisme et d’appropriation de l’espace non planifiées et non contrôlées. Ainsi, le cabanon-bar sur la plage, instance largement admise aujourd’hui d’utilisation temporaire de l’espace, s’oppose au campement de roulottes des Wagenburgen. Les cours intérieures des anciens HLM re-décorés par leurs nouveaux propriétaires et les étages réaménagés en lofts avec vue sur l’eau font concurrence aux diverses pratiques illégales du street art et à l’auto-organisation spatiale des immigrants. Alors que les pratiques hégémoniques tendent à engendrer la ségrégation sociale et spatiale à l’échelle de la ville, les pratiques marginales restent généralement invisibles, quand elles ne sont pas réprimées. Les lieux marginaux se soustraient au discours de la planification et de l’aménagement parce qu’ils ne correspondent pas à la conception hégémonique de la normalité, et que les pratiques qui s’y développent seraient nulles et non avenues dans les lieux hégémoniques.

L’advocacy planning

7 Dans son article « Pluralism and Advocacy in Planning », paru en 1965, Paul Davidoff a souligné l’importance des planificateurs indépendants — professionnels et rémunérés — qui opèrent comme des « avocats », examinent les besoins des citoyen / ne / s, et développent avec eux des alternatives. Ces planificateurs indépendants avaient pour tâche d’informer les citoyen / ne / s des tenants, aboutissants et conséquences des intentions de planification, et de les mettre à même d’y réagir « dans le langage technique des planificateurs professionnels eux-mêmes ». Ces propositions avaient pour but de donner une voix aux individus et groupes qui ne sont pas représentés dans le processus de planification et d’élargir grâce à leur contribution la palette des alternatives considérées. On trouvait à la base de ce mouvement le désir grandissant, qui n’était pas propre aux États-Unis, de s’auto-organiser et de participer. Les contradictions et pluralités sociales articulées ici se réfèrent à la diversité des revendications concernant l’environnement bâti, aux représentations différentes du sens de la ville, selon Manuel Castells. Pour Davidoff, la planification est toujours la résultante de ces différences de valeurs en tant « qu’éléments irréductibles de toute prise de décision rationnelle ». La planification reflète une série d’intérêts politiques qui doivent être nommés et désignés. L’advocacy planning donne la possibilité « de questionner valeurs et opinions politiques et sociales ». Cet argumentaire, qui s’est trouvé à la source d’une vague de projets de planification militants, peut être repris face au projet qui tend vers un urbanisme situationnel. Si l’on entend la réalité urbaine comme un tout formé par une somme de forces diverses, et si l’on reconnaît ses contradictions et son ouverture, on doit absolument s’opposer à la perspective limitée, et structurée par des a priori économico-politiques, de la planification. Un projet d’urbanisme situationnel alternatif doit s’impliquer dans les intérêts, les pratiques vivantes et les lieux qui ne sont pas pris en considération par les procédures de planification dominantes.

Les Community Design Centers

8 Si l’on entend la participation comme autre chose qu’une simple mobilisation de l’initiative individuelle et de l’auto-organisation, comme une technique de l’action, le principe du conflit comme force motrice prend alors une tout autre signification. La participation exclut le consensus à long terme parce que la contradiction et l’intégration constituent sa substance même. La participation, si elle veut dire « être partie prenante », exercer un « pouvoir de codécision », n’a de sens que dans un rapport de forces. On peut y être admis ou y faire irruption, il faut en tout cas une partie adverse. La participation pose la question du pouvoir. La participation problématise la mesure dans laquelle, et le but pour lequel, elle est souhaitée, invitée, conquise, autorisée, exigée et mise en pratique. En cela la participation signifie non pas « gouvernement de soi », « sentiment d’appartenir » ou « production de consensus », mais réellement une condition du social, et une condition du politique. Une telle forme avancée d’architecture participative se répand rapidement à l’heure actuelle aux États-Unis. Les Community Design Centers sont issus du mouvement de Paul Davidoff et de l’advocacy planning. On en compte maintenant près d’une centaine. Pour la plupart il s’agit d’associations locales d’utilité publique qui travaillent avec des acteurs marginalisés dans le processus habituel de production de l’espace. Ils opèrent soit en temps qu’associations de bénévoles ou officines de conseil en planification socialement motivées, soit en tant que départements d’architecture, d’urbanisme ou d’aménagement du territoire dans les universités. Le plus ancien d’entre eux, et l’un des plus importants, est le Pratt Institute Center for Community and Environmental Development de New York. Le Rural Studio de Hale County, Alabama, célèbre pour son projet « 1:1 », fait lui aussi partie d’une grande école. Le cabinet d’architecture Design Corps travaille également pour les populations pauvres, opère au niveau national, mais il est indépendant de l’institution universitaire. Son fondateur et président, Bryan Bell, milite ardemment pour l’intervention architecturale dans la production du logement, qui aux États-Unis a lieu sans architecte dans 98 % des cas. Dans cette même lignée, le CDC Pittsburgh se concentre sur une planification et une construction proche des citoyen/ne/s, et le Centre for Urban Pedagogy établi à Brooklyn implique lycées et collèges dans des stratégies multidisciplinaires et mène des actions de formation dans différents milieux urbains. Le Hammer Center for Community Design Assistance est un bon exemple de la large gamme d’actions possibles. Intégré à la Pennsylvania State University, il conduit à la fois des recherches académiques et des interventions sur des projets in situ. Dans le contexte d’un programme appelé « Design Built », étudiants et professeurs réalisent sur plusieurs années un projet de techniques de construction en terre et en chaume, en collaboration avec une communauté amérindienne. Travaux pratiques et recherche scientifique se cumulent en un projet de recyclage des matériaux de construction disponibles à la suite de destructions ou de démolitions d’immeubles. Le directeur du centre, Michel Rios, estime que les travaux des Community Design Centers peuvent contribuer à renforcer la démocratie étatsunienne parce qu’ils permettent de revendiquer la mise en pratique des obligations des États et de l’État fédéral après en avoir qualifié et précisé la nature. Dans le contexte des mesures de restructuration et de réhabilitation de la Nouvelle-Orléans, après les ravages de l’ouragan Katrina, la communauté afro-américaine doit faire face à déménagements forcés et des démolitions, inspirés par des sentiments racistes camouflés derrière des mesures écologiques. Les Community Design Centers ont riposté avec des projets de réhabilitation intégrés sur les lieux mêmes.

9 Mais il y a aussi des activités de type Community Design qui se situent dans un contexte de new urbanism et dont le caractère de community a tendance à se réduire à l’unité de l’espace à bâtir et à un groupe de bénéficiaires homogène et privilégié. Vue sous cet angle, la popularité grandissante du Community Design, même dans les universités, ne découle pas uniquement d’un idéalisme sociopolitique, mais de son caractère de filière prometteuse pour futurs architectes, urbanistes et planificateurs régionaux et ruraux.

Un urbanisme pluraliste et anti-hégémonique

10 Le numéro 173 d’Archplus présente sous le vocable d’urbanisme situationnel un grand nombre de pratiques contemporaines d’aménagement de l’espace qui correspond au recul du système homogénéisant de l’État Providence, celui-ci n’étant plus considéré comme viable. Les mises à la marge spatiales qui en résultent négligent pourtant les potentiels inhérents à l’urbanisme situationnel. Pour être pensé vraiment comme projet d’urbanisme anti-hégémonique et pluraliste, il faudrait qu’il s’applique explicitement à la totalité des pratiques quotidiennes des individus et des collectifs, ainsi qu’aux formes non coordonnées de production de l’espace. Il aurait alors non seulement la possibilité de ne pas exclure ceux qui dévient de la norme, mais aussi de travailler à les inclure. Si l’on tient à ce que les Baugruppen représentent bel et bien une forme « sociale » d’accès au logement, alors la demande croissante de formes d’habitation à caractère collectif — pour idéaliste qu’elle soit en partie — ne doit pas être entendue comme un nouveau marché pour les classes moyennes à fort pouvoir d’achat. Ce sont justement les couches qui se trouvent de plus en plus exclues du marché immobilier, du fait de la privatisation du logement public, qui doivent être soutenues par des stratégies visant à accroître l’autonomie de l’individu autant que du collectif, quel que soit le montant de leur capital éducatif et financier. Les projets actuels qui ont trait à l’utilisation temporaire de lieux doivent se poser résolument la question de l’accès à l’espace et de sa disponibilité, pour s’opposer à la captation de ces espaces par une politique urbaine économique et privative fondée sur la concept de « ville créative ».

11 À l’heure actuelle, ce sont principalement les instances d’aménagement du territoire au niveau urbain et régional, les sociologues et les enseignants, ainsi que les activistes urbains, qui travaillent sur cette forme de planification, et contre les mises à la marge qu’elle provoque. Les architectes qui se disent « engagés », en revanche, se contentent de projets à valeur symbolique et visuelle. Avec des projets de cette nature, qui sont généralement temporaires et qui se tiennent loin de tout engagement politique concret, ils courent le risque, en tant que partie prenante de la « classe créative », de renforcer encore ce qui pousse à leur marginalisation, et leur propre rôle de créateurs culturels précaires risque d’être évacué du discours public. Les slogans tels que « Just Do It » de Rural Studio aux États Unis, ou la devise des Architects for Humanity : « Design Like You Give a Damn » (attachez de l’importance à ce que vous dessinez) ou bien le « on construit pour les 98 % qui ne peuvent pas se payer un architecte », tout cela indique un pragmatisme de bon aloi, mais qui court le risque de limiter fortement la contribution d’architectes et d’urbanistes comme auxiliaires dans les projets urbains. Toute tentative qui s’attaque avant tout aux symptômes tend à masquer les causes premières et à dépolitiser le travail de planification. L’architecture peut mieux faire. Cependant, pour avoir un effet réellement ouvert et transformatif sur la situation présente, la planification et sa réalisation doivent problématiser l’horizon de l’action sociétale et les forces structurelles en présence dans toute situation donnée, et particulièrement dans le cas où elles interviennent à petite échelle, là où elles sont ancrées dans le quotidien, répondent à une demande précise et fonctionnent de façon procédurale et communicative. Ce n’est qu’en rejetant certaines conditions normatives que l’on se donne une possibilité réelle d’accomplir une action susceptible de transcender un espace situationnel donné.

12 Traduit de l’allemand par Patrice Riemens