Hors-champ 31.

L’Anti-Électre totémisme et schizogamie

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Électre est « le soleil radieux »[1]. Électron désigne le type d’or le plus brillant — l’alliage spécial argent-or —, ainsi que l’ambre et le copal[2]. Tandis que l’électron rencontrait un succès croissant dans la technoscience[3], au point d’occuper le centre conceptuel et énergétique d’un monde électrifié et électronique, la femme, Électre, une descendante des Atrides qui tenait son nom du matériau de rayonnement aveuglant, des étincelles qui jaillissent de l’ambre, s’est trouvée quant à elle embarquée dans une curieuse histoire. Depuis l’invention du complexe d’Œdipe, voici un siècle environ, on tient Électre pour son pendant féminin, quoi que Freud lui-même ait pu en penser de son côté, lui qui refusait au sexe féminin le droit de disposer de son propre complexe de marquage sexuel[4]. Électre est le mannequin auquel Œdipe est suspendu comme le manteau au portemanteau. « Électre dont le nom, “ambre”, rappelle le culte du père d’Apollon Hyperboréen (…)[5]. » La voici condamnée à demeurer l’exemple de la haine envers la mère et de l’amour du père. Mais le fantasme échapperait complètement si l’on y voyait un père baratineur, susceptible de succomber au charme juvénile et aux petites fesses[*] de sa fille, qui franchirait la barrière de l’inceste pour la conduire au lit et s’efforcer de l’étreindre. Cela n’aurait d’autre effet, en vertu du principe de la tragédie grecque qui veut que la violation d’une loi divine en entraîne une autre, que de conduire au meurtre de la mère (qui avait bien entendu adressé ce type de reproches à la jeune fille). L’attraction si fréquente aujourd’hui entre des hommes mûrs ou vieillissants et des jeunes filles ; la possibilité offerte aux hommes de mener deux vies, tour à tour, auprès de modèles exemplaires féminins issus de deux générations successives, tandis que les femmes n’ont jusqu’à présent qu’une seule vie ou une seule carrière soi-disant érotique — généralement courte, de surcroît[6] — : rien n’empêche la psychanalyse de les scruter et les interpréter au prisme du mythologème approprié. Mais on chercherait en vain dans les versions successives du mythe grec d’Électre un père tourmenté par sa fille. Agamemnon n’avait pas ce travers, lui qui entendait sacrifier Iphigénie à seule fin de remporter la guerre. C’est que la scène doit être lue dans la perspective passionnée de la fille dévouée qui, et nous voici au cœur de l’action, ne laisse pourtant éclater qu’après la mort de son père l’amour qu’elle lui porte. À cet instant, dès qu’elle sait véritablement qui elle aime, le père repose non pas sur le lit incestueux, mais bien dans la tombe.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce qui a pu retenir Électre ? Comment Électre s’est-elle retrouvée le pendant féminin d’Œdipe ? Bien des questions s’ouvrent à ce stade, et il est grand temps d’envisager une seconde interprétation — succédant au délire œdipien qui entoure papa-maman-enfant, que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont mis au jour, en large et en détail, dans leur Anti-Œdipe —, qui pulvérise le complexe d’Électre.

Une analyse de cette nature ne peut en rester ni à l’exégèse philologique de l’action, ni à la relecture d’une conception grecque de la fatalité inscrite dans les gènes, le lignage ou la tribu, ni au débat psychanalytique qui s’efforce par tous les moyens de réorganiser le triangle papa-maman-enfant. Elle doit rassembler des fils d’histoire et de mémoire certes éloignés, mais parallèles — ce n’est pas une mince affaire. Les archives, l’imaginarium et l’iconographie de la religion, tout autant que les hyper et sous-textes de l’histoire de la culture, de l’art et de la religion doivent être retournés sens dessus-dessous, de manière à se rappeler, dans ce qui a trait à la jeune fille tout d’abord, une forme d’identification que la théorie a pratiquement écartée ; et en second lieu, à apporter au drame familial que constitue le triangle maman-papa-enfant une réfutation, ou si l’on préfère une extension, capable de suivre les lignes constitutives à travers lesquelles le rôle malheureux d’Électre et les fantasmes collectifs qui s’accrochent à elle peuvent être assez facilement déplacés. Nous nous accorderons immédiatement avec la thèse de Guattari selon laquelle le triangle œdipien constitue une assise trop étroite pour la psyché contemporaine. Je crois même, avec d’autres, que ce triangle, non seulement trop étroit pour un contexte comme celui du XXe siècle, est aussi absolument insuffisant pour établir des critères en ce qui concerne les mécanismes psychiques, et la genèse de l’identité sexuelle en particulier. De fait, la psyché surgit chez Guattari non pas dans des triangles, mais dans un quadrilatère où, étrangement, les quatre éléments qui tracent les lignes de ce jardin étendu ne consistent pas en papa-maman-garçon-fille, mais dans le phylum de la machine, le flux de libido et de capital, la constellation immatérielle et le territoire. Dans ce quadrilatère, le triangle œdipien se transforme, dans le meilleur des cas, en un vecteur qui investit les éléments principaux. Guattari plie l’histoire de l’identité contingente, de la singularité, dans les histoires et systèmes des signes transpersonnels du commerce, des marchandises et des lieux, sans négliger leurs sens respectifs[7]. Cette entreprise, qui est un exemple remarquable et didactique de la manière dont on peut conduire le triangle à l’implosion selon un fil marxo-schizoanalytique, nous encourage, dans notre enquête à propos d’Électre, à nous déprendre, selon des termes renouvelés, des spéculations sur sa relation à la mère et au père, et à tenir compte d’un certain nombre d’éléments qu’une perspective étroitement freudienne nous aurait interdit de voir. Cette hypothèse en appelle nécessairement une autre, puisque, dans quelque champ que l’on se trouve, les prémisses d’une analyse masquent généralement les problèmes qu’elles entendent résoudre. Cela tendrait à dire, quant à notre nouvelle hypothèse, qu’elle pourrait bien ne pas livrer le dernier mot de l’enquête. Reste qu’elle aura contribué à suivre le déplacement longitudinal, obstiné, du thème maman-papa-enfant, et la contingence réelle de la position freudienne n’en apparaîtra que plus clairement.

Le champ dont émerge la figure tragique d’Électre est entouré d’une foison d’interprétations tentaculaires, mythologiques et psychologiques, qui exigent, pour qui cherche à les dissiper, des armes théoriques à usages multiples, un certain nombre d’outils modernes — autant qu’archaïques — soigneusement choisis. Afin d’esquisser cette figure dans la plénitude de son monde et de lui restituer définitivement ses droits ancestraux, il nous faudra convoquer une large gamme d’êtres, de personnes et de médias dont les traits communs et les relations qu’elles entretiennent avec la jeune fille et son monde ont pu passer à peu près inaperçus jusqu’ici.

Plastique

À travers le totémisme, nous recourrons tout d’abord à un modèle qui permettra de lever le voile sur l’horizon symbolique de la jeune fille. Il faudra élucider, sous la rubrique du totémisme, le sens qu’entretient la jeune fille dans sa relation à l’animal, en tant qu’il équivaut à sa relation à la mère (telle que la thématise le complexe d’Œdipe), pour mettre en lumière sa teneur explosive, sur le plan tant érotique que social et politique. Nous analyserons — en gardant l’œil sur la théorie des médias — le sens du caractère étranger en tant qu’il exerce une influence sur la relation aux animaux, nous évaluerons les valences de l’imaginarium de la jeune fille dans la mesure où elles nous paraîtront avoir affaire à l’invention et la création techniques, jusque dans ce qu’elles ont de plus moderne. Il paraît aller de soi que la jeune fille, dont la neutralité pouvait sembler (comme si c’était simplement manifeste) retarder l’accession à la série de signifiants, travaille, bien au contraire, comme une matrice des fonctions essentielles à la culture contemporaine et à l’« entreprise » de la technologie. Mais dans la mesure où l’effacement progressif de la jeune fille coïncide, structurellement et temporellement, à l’établissement de la polis grecque, l’investigation doit se poursuivre tout d’abord à travers des couches plus anciennes. Afin de saisir les conditions existentielles d’une société et d’une culture qui placent dans la jeune fille la plus haute de leurs valeurs symboliques, nous partirons d’une acception forte de la féminité, telle que la constitue le principe d’une relation corps à corps (schizosoma). Dans cette relation, le lien institutionnalisé entre la mère et la fille revêt un sens positif, car, à la différence de la relation mère-fils décrite par le complexe d’Œdipe, elle échappe à l’inceste, et donc à la prohibition.

Le concept de schizosoma permettra de faire la lumière sur le royaume de la « plastique », entendue non pas au sens de la discipline artistique académique (la sculpture), mais d’une forme d’expérience et de technologie productive. La plastique appartient à la jeune fille, elle est le fantasme essentiel à son désir, lié à la « fabrique de l’homme » en tant qu’elle relève de sa puissance et de son devenir. De la même manière que la fabrication de poupées et d’images cultuelles, la production de momies doit être considérée comme une « entreprise de fabrique d’êtres humains », fantasmatique, qui montre que la naissance et la mort coïncident lorsque la jeune fille met sa puissance symbolique au travail. L’assimilation fréquente — le couplage, devrait-on dire ? — entre la jeune fille et la mort nous impose une petite virée théorique aux enfers, dans l’hypogaeum, l’espace de l’enfant à naître, le labyrinthe. Alors que le complexe d’Œdipe affirme avec force le lien entre la mère et le fils comme la relation inexorable et primordiale, la figure de la fille peine à se laisser déchiffrer dans la configuration du complexe d’Électre, comme une présence fantomatique qui se tient dans l’ombre de son père. Électre remplit la fonction d’un « stock de pièces détachées » pour sa sœur aînée, Iphigénie, qui se trouve déjà pour sa part livrée au sacrifice. Électre est toujours déjà, dans sa fixation au roi sacrificiel, une candidate potentielle au sacrifice. Or, la jeune fille qui attend avec espoir son propre sacrifice est enfermée dans un labyrinthe, et c’est pourquoi les constructions du corps et de l’espace spécifiques qui découlent de l’analyse de la plasticité doivent être réexaminées. Coré (Perséphone) représente la figure archétypale de la jeune fille aux enfers ; Électre est son modèle exemplaire. La figure de la jeune fille destinée au sacrifice s’accompagne, comme par automatisme, d’une relation trouble à la mère. Le complexe d’Électre est resté distinctivement indistinct, un quasi-complexe, une réminiscence du caractère vague de sa destination dans un sacrifice toujours à venir (non pas devenir fiancée*, mais devenir sacrifiée*). À cela devrait s’opposer une fille forte, destinée à devenir reine (appelée, envers et contre tout, à succéder à Clytemnestre) : l’Anti-Électre. Ceci parce que, dans la méga-mesure qui est celle de la mondialité, l’existence d’un complexe d’Électre pourrait signifier que la haine de la mère affecte la Terre. Un système qui exige le sacrifice de la jeune fille laisse invariablement apparaître une mère, dominante à l’excès, qui s’attire, dès l’étape suivante, une agressivité de toutes parts. C’est la justification de la Terre elle-même qui se joue ici (« géodicée »). Le schizosoma (binôme de son être-incarné) que la jeune fille forme avec sa mère, caractérisé déjà par la dépression et le déséquilibre, se voit en outre perturbé par la rage de Déméter, en quête de sa fille sacrifiée (et qui dissimule dans la douleur son sentiment de culpabilité). Mais si la fille devait revenir, si elle pouvait mettre un terme à son existence fantomatique, comment la relation schizosomatique qu’entretiennent les humains avec la Terre — qu’ils appellent précisément leur Mère — pourrait-elle prendre forme ? La Terre pourrait-elle seulement être une « mère » si, dans le système, au terme de tous les dé-placements, la fille se voyait restituer la place qui lui revient ? Ariane, la fille de Pasiphaé, est parvenue à sortir du labyrinthe. Elle avait le fil. Est-elle « l’Anti-Électre » ?

Les quatre objets pré-œdipiens

Les objets phalliques ont donné lieu à une littérature considérable. L’histoire de Dédale nous permet d’accéder au système des objets qui symbolisent les parties génitales de la mère, autour desquelles s’articule le pré-œdipien. En lieu et place du quadrant schizoanalytique que Deleuze et Guattari avaient construit à partir du phylum des machines, des flux de libido et de capital, des constellations immatérielles et du territoire, on trouve nécessairement des objets dans le quadrant schizosomatique du pré-œdipien — des choses plastiques de vitalité machinique ou de machinité vitale. Voici les quatre objets dédaliens : le labyrinthe, les statues vivantes[8], le dispositif de copulation de Pasiphaé et le satellite[9]. À côté du labyrinthe en tant qu’architecture qui-interpète-le-monde et qui, dans le même temps, se-substitue-au-monde, apparaissent les automates, les statues vivantes dont l’ingénieur commande les allées et venues devant le labyrinthe. Ces deux types d’objets — le labyrinthe et les automates — constituent un ensemble qui présente la génitalité maternelle en mode inversé : à la mère pré-humaine incarnée dans le labyrinthe appartiennent les sculptures mobiles qui prononcent les oracles ; issues de la mère, elles vont et viennent « devant l’entrée » (Cf. infra). Avec le troisième objet primaire, le dispositif de copulation de Pasiphaé, la logique totémique de l’imaginaire pré-œdipien devient objective. Dans ce dispositif apparaît l’opérateur central (la chose-à-fonction-génitale) qui agence des séries parallèles qui connectent humains et animaux (la copulation comme foncteur « copule »). Ce dispositif, semblable en cela à tous les objets qui s’inscrivent dans l’histoire des développements techniques, est appelé à connaître avec le temps des améliorations décisives. Nous verrons qu’il joue le tout premier rôle dans l’électrification. Le quatrième objet pré-œdipien permet de rendre compte de la qualité systémique fondamentale du labyrinthe. C’est Dédale lui-même, si l’on en croit l’histoire, qui s’élève dans les airs depuis le centre du labyrinthe et prend la fuite[10]. Il incarne l’« observateur extérieur », le deus ex machina qui répond à la désorientation par l’orientation. Parce qu’il est l’ingénieur du labyrinthe, c’est lui qui en assure la complexité ; il y est et n’y est pas, tout à la fois. Le quatrième objet pré-œdipien a transformé, et ce pour la première fois, le caprice de Dédale qui nous est le plus contemporain en dispositif : le satellite. En tant qu’interprète de l’horizon pré-œdipien, Dédale produit des objets à partir de l’évidence affective, et il inscrit dans ces objets les scènes significatives de la communication « intercorporelle » dont le corps (de l’enfant) est spécialiste.

Le monde d’Électre, celui des filles totémiques territorialisées, c’est le monde labyrinthique. Certaines parties dont ces filles se composent demeurent à jamais « dans la mère » ; d’autres vont et viennent « devant l’entrée » (Cf. supra). Ces filles se distinguent par leur aptitude à ressentir en stéréo, à servir d’oracles schizosomatiques, qui les rend capables de « lire » les états affectifs de l’autre corps. Dans la mesure où elles sont « dans la mère », elles appartiennent aussi au continuum pré-humain, elles sont animales. La sculpture schizosomatique animée (car chacune de ces filles en est une) peut se définir comme « l’animal dans le labyrinthe ». Ce degré de conscience des filles est déjà dépassé lorsqu’il est réfléchi et absorbé par les moyens techniques des objets dédaliens. Mais, grâce au dispositif des objets dédaliens, nous reprenons possession de l’histoire qui avait été sublimée à travers elles, et ce dans la mesure, précisément, où la désintégration de cette histoire avait conduit à l’invention de ce conservateur exceptionnellement efficace[11].

Court-circuit

La synchronie du débat sur l’hystérie et de la « fureur du totémisme » dans la psychanalyse et l’ethnologie, que Lévi-Strauss avait très clairement perçue, est tout sauf accidentelle. Les changements décisifs qui sont intervenus au tournant du siècle dans la représentation et l’auto-appréhension de la psyché, à travers une série d’inventions techniques, à commencer par l’électricité, ont fait l’objet de reconstructions et suscité des discussions approfondies. Se pourrait-il qu’« Électre » et l’« électricité » aient effectivement quoi que ce soit en commun ? Chez les hystériques qui ont ressenti un calme inhabituel lorsqu’elles ont fait l’objet du regard diagnostic masculin ou lorsqu’elles sont devenues les machines de héros de la technologie — telles une Ève future —, un symptôme a fait son apparition, qui pourrait donner la clef de la situation de la jeune fille à l’âge de l’électrification. Le court-circuit entre la sensibilité à la nature et la compétence schizosomatique de la jeune fille a mis en lumière une identification antérieure. Joseph Breuer dit de l’hystérique : « Si je compare, une fois encore, le système nerveux à une installation électrique, qu’on n’aille pas me soupçonner d’identifier l’excitation nerveuse à l’électricité. Quand, dans une installation électrique, la tension devient excessive, un danger menace, celui de voir céder les points les plus faibles des isolants.[12] » La fille qui entrait en sympathie avec la « mère » souffrait, avec elle, de ses convulsions électriques. Le mouvement atteignait une telle ampleur que la décharge électrique pouvait sembler la meilleure des mesures thérapeutiques. Électre, ou « l’hypertensive ». La « mère » que sent l’hystérique, avec laquelle elle ressent, c’est l’utérus, dont les mouvements excentriques et auto-générés provoquent chez elle des crampes et évanouissements à répétition[13].

La différence des sexes

Il va sans dire que l’histoire [de l’électricité] remonte beaucoup plus loin. Les Grecs connaissaient la charge électrique de l’ambre ; elle avait donné son nom à Électre. Un récipient d’argile parthe du premier siècle avant Jésus-Christ, retrouvé dans les environs de Bagdad par Wilhelm König, contenait ainsi une barre de fer et un cylindre de cuivre, isolés avec de l’asphalte. Des tests effectués au Römer- und Pelizaeus-Museum de Hildesheim ont permis de montrer qu’en utilisant le jus de raisin comme électrolyte, on obtenait des charges atteignant jusqu’à 0,5 volt. Ce dispositif paraît avoir servi dans la dorure galvanique. Ce jouet pré-œdipien, dont Dédale a donné le premier modèle à Pasiphaé sous la forme d’une machine à copulation, a produit lui aussi du courant[14] — par friction coïtale. La prouesse de Dédale avait consisté à suspendre, à travers une manipulation, la prédominance de la mère symbolique à l’aide de ce dispositif, sans perdre pour autant la « fonction » (la friction génitale). Parce que la collision entre l’ordre symbolique de la mère et l’ordre symbolique du père a pris l’aspect d’un combat qui visait le pouvoir génital, par-delà le pouvoir productif lui-même, elle devait d’abord être assurée en terrain neutre. On serait fondé à louer en Dédale celui qui a fait un premier pas vers la machinisation de ce pouvoir, en vue de suspendre le conflit. Ces dispositifs qui produisent de l’électricité représentent des machines de procréation sophistiquées à l’aide desquelles on pourrait insuffler la vie à des statues — comme le montrent des œuvres fantastiques telles que Metropolis ou Frankenstein. Les propriétés des charges électriques, à travers les conducteurs, en font des objets de recherche pour une physique des solides qui relève à l’évidence du champ de la qualité plastique, et donc de la constellation du fantasme pré-œdipien. L’affinité que les corps entretiennent les uns pour les autres s’exprime « électriquement » ; c’est l’énergie de l’affection schizosomatique.

Mais on ne peut tirer la leçon de l’électrification qu’à condition que les symptômes hystériques de la fille diminuent. Son « hypertensivité » s’apaise dès que le « courant » recommence à circuler librement et que les privilèges de la production d’énergie, qui relevaient jusqu’alors du monopole exercé par la mère ou le père, se libèrent. Les conclusions que nous devrons en tirer amènent une réévaluation de la Terre elle-même : elle ne saurait être Mère. Dans la mesure où elle constitue un gigantesque électro-aimant bipolaire, elle (devrions-nous dès à présent parler au pluriel ?) doit / doivent retourner à l’hybridité ou l’« androgénité » qui avaient d’abord fait d’elle / eux un transformateur et un générateur d’énergie. Une Terre qui, de par sa bipolarité, forme des champs magnétiques qui électrifient son ionosphère, est elle-même une friction qui produit un double-corps, une machine de transformation exquise, un paradis de la prolifération, un miracle de l’énergie double, un corps primal platonique dédoublé ou doté de deux sexes, sans bras ni jambes.

La Terre elle-même s’est spécialisée dans la production de ces corps sexualisés dont on découvre qu’ils sont équipés de manière différenciée en fonction de l’utilisation de l’organisation bipolaire de l’énergie-Terre, qui apparaît elle-même si évidemment dans le processus de division cellulaire, dans la méiose et la mitose. C’est la raison pour laquelle on doit voir dans la Terre elle-même l’horizon primordial de la créature, paternelle et masculine incluse. Si la Terre-féminine et la Terre-masculine viennent à s’exprimer dans leurs corps, la faute n’en incombe pas aux humains, et la tâche leur échoit moins encore de déterminer laquelle des deux prime. La mise en scène* des sexes humains pourrait et devrait redevenir jeu, devenir jeu d’enfant, contre l’arrière-plan d’une telle parenté*, d’une telle logique terrestre. C’est à la Terre, dans la mesure où elle traverse le corps, que revient le brevet de la différence entre les sexes humains, le privilège d’inventer cette différence, et c’est elle qui doit aussi, en conséquence, assumer la responsabilité de cette idée et son accomplissement. La guerre des sexes paraît relever après coup d’une prétention doublement fausse. Le temps est venu pour le jeu d’enfant. Une chose est certaine en tout cas : à travers l’électrification qui porte son nom, Électre n’a pas manqué d’être rappelée au souvenir de ses jouets.

Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin

Notes

[ 1] Cet article reprend des extraits d’Elisabeth von Samsonow, Anti-Elektra. Totemismus und Schizogamie, Zürich, Berlin, Diaphanes Verlag, 2007. Il doit paraître en anglais en 2008.Retour

[ 2] De la racine sanskrit ulka, le feu ardent, qui a également donné son nom au dieu forgeron Vulcanus. L’électron est le feu qui irradie.Retour

[ 3] « Electra » est l’intitulé d’une grande exposition qui s’est tenue au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1983-84. Dans l’impressionnant catalogue édité à cette occasion, Frank Popper donnait en introduction l’explication suivante du titre de l’exposition : « nous avons retenu Electra, nom d’une déesse pré-hellénique de la Lumière : “la radieuse”. Maintes “Électre” allaient suivre, dont la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre dans la tragédie grecque. Le mythe d’Électre, avec sa charge symbolique, présente de troublantes affinités avec les découvertes de l’électromagnétisme. » Cette brève indication constitue l’unique référence à Électre dans un volume qui compte pourtant 450 pages : Dagmar Fregnac (dir.), Electra. L’électricité et l’électronique dans l’art du XXe siècle, Paris, Les Amis du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1983, p. 20.Retour

[ 4] « Ce qui se passe avec la fille est presque le contraire. Le complexe de castration prépare le complexe d’Œdipe au lieu de le détruire ; sous l’influence de l’envie du pénis la petite fille est expulsée de la liaison à sa mère et elle se hâte d’entrer dans la situation œdipienne comme dans un port. (…) La petite fille reste en lui pendant une période d’une longueur indéterminée, elle ne l’abolit que plus tard, et alors imparfaitement. » Sigmund Freud, « La féminité », in Nouvelles Conférences d’Introduction à la Psychanalyse [1932], Paris, Gallimard, 1984, p. 173.Retour

[ 5] Robert Graves, Les Mythes grecs[1958], Paris, Fayard, coll. « La Pochothèque », 2002, p. 648.Retour

[ *] En français dans le texte.Retour

[ 6] Claude Lévi-Strauss observe que : « La pureté d’âme, au sens de l’École de Vienne, n’intervient donc nullement dans ce que nous appellerions volontiers, plutôt que monogamie, une forme de polygamie abortive. Car, aussi bien dans ces sociétés que dans celles qui sanctionnent favorablement les unions polygames, et que dans la nôtre propre, la tendance est vers une multiplication des épouses. » Les Structures élémentaires de la parenté [1947], Berlin, New York, Mouton de Gruyter, 2002, p. 44.Retour

[ 7] « Il s’agit plutôt d’appréhender l’existence de machines de subjectivation qui n’œuvrent pas seulement au sein de “facultés de l’âme”, de rapports inter-personnels ou de complexes intra-familiaux. La subjectivité ne se fabrique pas seulement à travers les stades psychogénétiques de la psychanalyse ou les “mathèmes” de l’Inconscient, mais aussi dans les grandes machines sociales, mass médiatiques ou linguistiques qui ne peuvent être qualifiées d’humaines. » Félix Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 22-23.Retour

[ 8] Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1975, Ch. 2, « Statues vivantes », p. 96-117.Retour

[ 9] Ibid., p. 98-100.Retour

[ 10] Dans leur projet « Daedalus », Nora et Gerhard Fischer ont documenté le vol expérimental du MIT. Voir Nora et Gerhard Fischer, Museum von Menschen oder wo sich Kunst und Wissenschaft wiederfinden, Vienne, Daedalus, 1996.Retour

[ 11] On peut comprendre la technologie dédalienne au sens de l’« Ent-fernung » (éloignement) de Heidegger, qui aurait dû être une continuation de la « Näherung » (approchement). Cf. Till Platte, Die Konstellation des Übergangs. Technik und Würde bei Heidegger, Berlin, Duncker & Humblot, 2004, p. 144. La conception heideggérienne de la technologie présente pour notre étude une certaine importance, encore qu’il n’ait pas reconduit [zurückführen] la pulsion dédalienne à la répression réciproque de l’ordre symbolique de la mère et du père, et qu’il ne l’ait pas prise comme un ressort de l’évolution technique.Retour

[ 12] Joseph Breuer, « Considérations théoriques » [1922], in Sigmund Freud et Joseph Breuer, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 2000, p. 161.Retour

[ 13] « (…) cela signifie que l’utérus est doué du déplacement. Cela signifie que cette espèce de “membre” de la femme est un animal. » Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Macula, 1982, p. 70.Retour

[ 14] « Tout “électricien” savait parfaitement que le corps humain est conducteur, et l’on ne comptait plus les expériences qui exploitaient cette propriété. Grâce à un instrument mécanique qui apportait la friction nécessaire (la machine électrique), l’on pouvait se livrer à bon nombre d’expériences amusantes. L’électricité permettait de transformer de vieilles perruques en Vénus électrisantes dont les étincelles n’étaient pas près d’être oubliées. » Paola Bertulucci, « Promethean Sparks. Electricity and the Order of Nature in the Eighteenth Century », in Siegfried Zielinski et Silvia M. Wagnermaier (dirs.), Variantology 1. On Deep Time Relations of Arts, Sciences and Technologies, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walther König, 2005, p. 41.Retour