Je signais, à la fin des années 80, une contribution dans la revue Médias pouvoirs, dirigée par Jean-Marie Charron, qui s’intitulait « Le don, un produit ? ». Cet article avait déclenché une polémique alimentée par un certain nombre de militants et professionnels du secteur caritatif qui y voyaient un dévoiement de l’acte de don philanthropique. La thèse que j’y défendais est que le passage à la modernité du financement des causes d’intérêt général s’est accompagné d’une forme de « mercantilisation » du don.

Le don, 
un produit de rêve

Cette inflexion a été favorisée par les leveurs de fonds américains, qui après trente ans de développement de la générosité grand public, grâce à l’avènement de l’informatique dans les années 70, ont « marketé » les offres de causes caritatives.

Donnons la parole au pape du fund raising, Francis Andrews, qui fait cette introduction lors d’un célèbre discours devant ses collègues de la Direct Marketing Association US : « Je vais vous parler d’un produit de rêve, il n’a pas de prix établi à l’avance, le client paie ce qu’il veut et ce qu’il peut pour ce produit, aucun inventaire n’est requis mais on n’est jamais en rupture de stock ; on obtient un paiement cash à la commande et le crédit n’a pas cours (…) Ce produit, c’est le don dans ce qu’il offre comme satisfaction morale… »

Le client est donc bien le donateur, il reçoit bien une contrepartie, sa satisfaction morale, et il doit être en mesure de vérifier que la promesse qui lui a été faite a été tenue. Ici, sa satisfaction est toute symbolique, puisqu’il n’est pas l’usager de la prestation de l’organisation qui reçoit le don. Cette vérification pourra se faire au travers des rapports de mission ou de programmes remis par l’association, par les articles de presse qui attestent de son efficience, ou en se rendant lui-même compte de ce qu’il a « acheté ».

C’est ce qu’en d’autres termes, j’ai appelé « le dilemme de la cible ». Il aura fallu de longues années et de longs combats pour admettre, dans les associations, que, d’une certaine façon, le donateur est le vrai propriétaire de l’association, car c’est lui qui « solvabilise » la cause et qui donne l’indépendance et la liberté d’action aux responsables associatifs. Il aura fallu attendre, avant que ce fait soit admis, que les associations vérifient la récurrence et la stabilité des financements privés obtenus grâce aux techniques que nous allons développer plus loin.

En France comme ailleurs, la classe moyenne a suivi, selon ses moyens, l’exemple des plus fortunés. Les plus généreux se recrutent chez les moins de 20 ans qui ont un cœur « gros comme ça » mais ont peu d’argent, et chez les plus de 60 ans, mieux dotés et soucieux de donner un sens à leur vie ou à leur passage sur terre.

En donnant, exprime-t-on une idéologie, un choix politique ? Ou ne s’agit-il que d’un simple acte de consommation ? Au moment du choix, le donateur est confronté à des causes plus ou moins sexy, à un marché façonné par les techniques d’un marketing qui se veut efficace. C’est alors qu’interviennent les agences de communication…

Ces agences conçoivent un message qui parlera au donateur. La recette éprouvée contient trois ingrédients. Il faut évoquer une victime précise, plutôt que l’humanité dans son ensemble. On explique à quel point la situation est grave et qu’il ne s’agit pas, pour le bénéficiaire, d’une question de confort relevant des pouvoirs publics. Enfin, on lui fait entendre qu’un simple don peut régler le problème. Il s’agit dans la trame du discours développé pour déclencher le don, d’amener le donateur potentiel à se convaincre que : 1 – La cause le concerne personnellement et n’est pas un sujet lointain ; 2 – La cause pour laquelle on le sollicite est une question de vie ou de mort ; 3 – Enfin, par son geste, il peut changer les choses. Cette grammaire a servi un modèle économique qui a fait émerger un mouvement associatif dynamique.

L’histoire de la générosité moderne, en France, remonte aux années 70 au cours desquelles on note une véritable explosion de créations d’associations qui n’a cessé d’illustrer le dynamisme de la société civile. La récente étude de la Fondation de France évalue à 7,5 milliards d’euros la générosité des Français.

À une tradition de financement quasi exclusivement public s’est ajouté un financement privé par le mécénat populaire qui, s’il ne représente pas des sommes comparables à celles de la puissance publique, montre, par sa visibilité, un réel intérêt de l’opinion et un incontestable succès marketing. Succès marketing, car il faut reconnaître que l’émergence des grandes organisations non gouvernementales a réellement marqué la fin du XXe siècle en France et dans le monde.

L’ère du marketing social

Cette rencontre d’une offre de causes sociales et d’une demande de soutien de la part du public a fondé une démarche marketing particulière nommée « marketing social ». Le moment inaugural de cette nouvelle ère remonte au début de ces mêmes années 70, lorsque le Comité français de l’Unicef traduit une lettre réalisée par son homologue américain et l’envoie à quelques milliers de Français.

Le succès est au rendez-vous et donne le feu vert à la collecte de fonds modernisée par le marketing direct. Quelques organisations vont prendre le tournant : Médecins sans Frontières, la Fondation de France, l’ARC.

Nous venons d’importer en France la levée de dons à la mode anglo-saxonne et de donner un nouvel éclairage au marketing social et à la communication non profit.

Le printemps des fondations, signe du renouveau de la philanthropie

Cet essor du mouvement associatif, plébiscité par la société civile, a été le grand phénomène de la fin du XXe siècle. Mouvement puissant, qui a traversé tous les champs de l’intérêt général : social, recherche et santé, humanitaire, protection de la faune et de la flore…, et ceci dans tous les pays démocratiques à société civile.

Ce foisonnement s’est surtout accompagné d’un soutien financier d’une multitude de donateurs, issus principalement d’une classe moyenne qui a vu son niveau de vie s’élever grâce à la croissance de son revenu disponible et qui s’est tournée vers les associations pour répondre aux besoins sociaux, toujours plus nombreux et urgents, auxquels les États-providence ont eu de plus en plus de mal à apporter une réponse satisfaisante.

Positivement appréciées pour leur efficacité, agilité et indépendance, les associations ont instauré un lien de confiance solide avec l’opinion. L’explosion du nombre d’associations a logiquement déclenché une mobilisation sans précédent de ressources publiques et privées. En moins de quarante ans, le paysage associatif en France et dans le monde a ainsi singulièrement changé.

Mais, parallèlement à la structuration de ce paysage associatif, s’est amplifié un autre mouvement, tout aussi puissant et international : l’émergence de milliers de fondations. Depuis les années 1990, le nombre de fondations n’a en effet cessé de croître et notamment depuis 2005, au moment où la dotation de 30 milliards de $ de la fondation Bill et Melinda Gates a été doublée par un don considérable d’un autre milliardaire, Warren Buffet. C’est, selon de nombreux observateurs, le point d’inflexion d’une nouvelle dynamique philanthropique, celle de méga-fondations créées par des tycoons, grands bénéficiaires de la mondialisation et de la digitalisation des activités économiques. Un quart des plus riches milliardaires mondiaux n’étaient pas référencés il y a 20 ans.

Ainsi, face à la multitude de donateurs associatifs, émergent les nouveaux samaritains, véritables despotes philanthropiques éclairés, qui redéfinissent, souvent après avoir procédé à la disruption de leur secteur économique, les priorités des sujets d’intérêt général, indiscutables toutefois : lutte contre le paludisme, l’illettrisme, la déscolarisation, etc., et les nouvelles façons de les aborder.

Cet essor des méga-fondations, principalement anglo-saxonnes ou d’inspiration anglo-saxonne, redéfinit les priorités de l’intérêt général selon les préoccupations de leurs fondateurs et de leurs dirigeants. La situation qui se profile désormais est la primauté d’un bailleur de fonds qui n’a rien à envier aux États et aux institutions internationales, la fondation « subventionnaire » ou distributrice, fonctionnant comme un guichet ou par appel à projets, sous-traitant des prestations d’intérêt général à des associations opératrices. Ce modèle n’est pas pour déplaire aux États qui y voient plusieurs grands avantages. Les fondations assurent, à leur place, la sélection des projets, leur financement, l’évaluation et le contrôle.

La venue de ces philanthropies est liée au contexte économique de l’enrichissement des actionnaires et d’un cadre juridique et fiscal plus favorable pour les fondations reconnues d’utilité publique, notamment en France. Car, le constat général est que la philanthropie en France s’est d’abord réveillée par la mobilisation du grand public. Les grands donateurs philanthropiques étaient restés très discrets. Au côté de millions de donateurs charitables qui réhabilitent par leur mobilisation la prise en charge de l’intérêt général par la société civile, le donateur philanthropique va se frayer un chemin entre l’action de l’État-providence et tous les organismes paritaires chargés de porter l’intérêt général. Dans une certaine discrétion toutefois, car l’enrichissement en France n’a jamais eu bonne presse.

Philanthropie 
et inégalités de richesse

Cette friction sur la façon de penser l’intérêt général marque ainsi la résurgence de la philanthropie. Son retour dans ses habits neufs sonne, pour certains, l’échec de l’État-providence, pour d’autres, le retour des inégalités sociales, car la philanthropie est étroitement liée à l’enrichissement d’une micro-minorité. L’indice de philanthropie pourrait être ainsi corrélé avec le niveau d’inégalités ou le creusement des écarts entre les riches et les pauvres. On pourrait aussi montrer que plus le taux de philanthropie est important et plus la société est opulente (même si terriblement inégalitaire !!)

Cette renaissance est donc aussi liée à une certaine incapacité de l’État-providence, grand redistributeur central de l’accumulation, à étendre sa couverture à tous les citoyens, et surtout, aux causes lointaines.

Un avenir radieux 
pour la philanthropie

Les fortunes qui se sont constituées, grâce à cette mutation, font écho à celles de la deuxième révolution industrielle de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. La domination de l’actionnariat liée, en grande partie, au vieillissement de la population (les personnes âgées, principaux détenteurs des patrimoines et préoccupés avant tout d’assurer leur rente, comme en témoigne la puissance des fonds de pension) signe une nouvelle ère d’accumulation, sans doute inégalée. Jamais encore, le système économique n’a été autant mondialisé que depuis la chute du mur de Berlin, aboutissant à la constitution de richesses entre les mains d’individus qui ne sont pas sans rappeler les premiers milliardaires Carnegie, Vanderbilt, Ford, Rockefeller, etc.

Aujourd’hui, Bill Gates, depuis cette même Amérique, a fait fortune en investissant son talent dans la révolution informatique qui a transformé notre société à la fin du XXe siècle. Capitaine d’industrie d’exception, servi par une nouvelle forme de mondialisation, il a développé une firme dont les outils équipent neuf ordinateurs sur dix et qui ne cesse de tendre à imposer son monopole. Au sommet de sa réussite personnelle et fortune faite (et quelle fortune !), à cinquante ans, il décide de lâcher la direction de Microsoft pour se consacrer à ses « œuvres ». Non sans avoir déshérité partiellement ses enfants.

Foin d’angélisme, on ne devient pas numéro 1 mondial sans avoir écrasé professionnellement ses concurrents et, dans bien des cas, en faisant fi des réglementations anti-monopoles et positions dominantes. Mais face à cet itinéraire de vif-argent, ce capitaine d’industrie est assez magnanime pour convertir ses milliards de dollars accumulés en programmes d’aide aux victimes d’une des plus grandes tragédies humaines, le sida.

Le défi que doit surmonter notre société de plus en plus inégalitaire est plus que jamais la coexistence pacifique dans un monde globalisé où plus rien ne peut être caché de l’hyper luxe à la plus grande misère. Car une de telle accumulation de richesses entre quelques centaines de milliardaires (80 milliardaires disposent d’un patrimoine égal à celui de la moitié de l’humanité) peut entraîner des destructions d’énergies vertigineuses par la guerre, mais on peut espérer qu’elles seront investies dans la philanthropie.

Il ne peut en effet exister de philanthropie si on ne peut constituer de fortune. Et cet enrichissement est toujours favorisé par un allégement des prélèvements exercés sur la fortune, car la philanthropie est consubstantielle de l’inégalité. Il est curieux de noter que Warren Buffet ne cesse d’appeler, en vain, les pouvoirs publics à lui prélever plus d’impôts. Le dernier « cadeau » fiscal de 29 milliards de dollars US que vient de lui octroyer l’administration Trump ne va pas vraiment dans son sens. Il est à espérer qu’il recycle cet effet d’aubaine au profit de projets philanthropiques.

Polémiques autour de la nouvelle philanthropie façon Gates

« Le monde selon Gates », reportage qu’a consacré Envoyé Spécial le 16 mars 2012 à la Fondation Melinda et Bill Gates, constitue le point de départ d’une série de polémiques qui ont égrainé le déploiement des actions de la fondation. Les questions étaient et restent multiples :

– Comment sont placés les fonds de la fondation et quels sont les conflits d’intérêts qui en découlent ?

– Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra) et Monsanto, de quoi s’agit-il ? Est pointée ici la mise en cause de la révolution verte que finance la fondation Gates en Afrique, à base de cultures OGM et de partenariats avec la firme Monsanto, dont la fondation est actionnaire, ce qui lui permet de se financer partiellement avec ses dividendes.

– Autre sujet : La lutte contre le paludisme et les investissements pétroliers à Ebocha au Nigéria. Ici aussi, le procès qui est fait à la fondation porte sur sa présence dans le capital de l’italien ENI qui exploite des champs pétrolifères au Nigéria, responsable de la pollution de l’air, de l’eau et des terres qui cause de graves maladies respiratoires.

– Comment sont utilisés les fonds ? Le caractère peu démocratique de la fondation et son financement, parfois contraire aux principes prônés par les Gates, leur vaut des critiques sévères.

– Quelle est la légitimité des choix ? Éradiquer, par exemple, le 1 % de polio restant dans le monde, avec un montant astronomique pour un résultat plus qu’hypothétique.

Mais toutes ces polémiques ne retirent rien aux faits positifs de l’action de la fondation. Avant la Fondation Gates, la rougeole tuait 2 millions d’enfants dans le monde. Après la campagne de vaccination financée par la fondation, ce chiffre est tombé à 200 000 morts par an. « Ce qui n’est pas démocratique, répond Bill Gates dans l’entretien réalisé pour France 2, c’est qu’un million d’enfants meurent chaque année du paludisme. »

Depuis la création de la Fondation Gates, un certain nombre d’observateurs ne considèrent plus la philanthropie comme un jeu d’amateurs et pensent même qu’elle peut constituer un complément puissant à la prise en charge de l’intérêt général au côté des États. Les exemples se multiplient : Amancio Ortega, patron de Zara, l’un des grands milliardaires espagnols, a décidé de rééquiper les hôpitaux de son pays en matériels d’imagerie qui manquent, selon lui, cruellement au système de Sécurité sociale espagnol, en y affectant une partie de sa fortune, qui s’élève à 15 milliards de dollars. Il choisit donc « son » sujet, pour lequel il se substitue à l’État-providence. Quant au fondateur de Napster, Sean Parker, il a affecté 250 millions de dollars à la recherche sur l’immunothérapie, qui commence à permettre des miracles en matière de cancérologie. Demain, un des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) pourrait décider d’injecter 1 milliard de dollars pour éradiquer Ebola ou Zika.

La philanthropie aujourd’hui n’est donc plus un sport désuet de quelques millionnaires. C’est un sport de poches très profondes et de gens capables de s’attaquer à des problématiques relevant auparavant des États. Cette mise en concurrence déborde d’ailleurs dans d’autres secteurs à l’exemple de cette autre première. Elon Musk, autre milliardaire, envoie ses propres méga-fusées dans l’espace et nous pourrions multiplier les exemples de la puissance de ces magnats.

La nécessité d’encourager une philanthropie de masse

Un mouvement général d’encouragement à la philanthropie s’amplifie dans le monde entier. La France s’est dotée d’un appareil juridique et fiscal puissant pour encourager la philanthropie. Il est considéré comme l’un des meilleurs du monde. En Grande-Bretagne, le gouvernement Cameron avait lancé une vaste initiative d’encouragement des initiatives philanthropiques en publiant un Livre blanc du don et en affectant des sommes conséquentes aux moyens de mobilisation de la philanthropie du grand public. Cet ouvrage est introduit par le texte suivant :

« Nous reconnaissons que le don fait du bien aux donateurs et à ceux qu’ils aident. Nos organismes de bienfaisance ne seraient pas en mesure de faire leur génial travail si les Britanniques ne donnaient pas 10 milliards de livres chaque année, si les bénévoles ne travaillaient pas sans relâche pour aider les autres et rendre nos collectivités plus fortes (…) ;
Notre société est renforcée par les relations et la confiance qui se sont construites (…) ; Nous voulons que les gens choisissent librement de donner, plutôt que de faire autre chose avec leur temps et leur argent, aussi doivent-ils y être aidés avec des moyens attractifs. »

Quels doivent être les objectifs de la philanthropie moderne ?

« La création d’une culture plus positive de la philanthropie est vitale. La philanthropie serait plus que jamais nécessaire dans le futur, étant donné les énormes défis auxquels est confronté le monde, et le déclin du pouvoir et des ressources des gouvernements. »

Les philanthropes doivent-ils combler les lacunes laissées par les gouvernements, ou prendre des risques et innover, produire des idées que d’autres, tels que les gouvernements, pourraient reprendre ensuite à une autre échelle ? Les deux, sans doute, mais ce devrait être un équilibre entre ces deux postures.

La réponse n’est pas simple. La philanthropie prend de nombreuses formes et choisit des domaines d’intervention variés. Certains donnent pour les arts, d’autres s’attachent à trouver des réponses à des problèmes sociaux urgents. D’autres encore donnent à des causes religieuses ou à l’enseignement supérieur. D’autres, enfin, se contentent d’ouvrir le chéquier et d’acheminer de la logistique, même si ce modèle est en recul.

D’un autre côté, les fondations dotées et distributrices n’ont pas les mêmes modes d’action que les particuliers avec leurs passions personnelles. Car la plupart des philanthropes ont tout simplement envie de faire quelque chose de bon, et la plupart y parviennent. Dans tous les cas, une proportion croissante de la richesse du monde est dans des mains privées, et la philanthropie semble le meilleur moyen de socialiser au moins une partie de ces fonds au profit du public.

La dimension philanthropique de l’entreprise

Quand on parle de philanthropie, on pense ​​aux riches particuliers plutôt qu’à la philanthropie d’entreprise ou du grand public, mais il y a évidemment des liens étroits entre toutes ces expressions de la philanthropie.

Les intervenants de la conférence Ditchley ont fait valoir que de nombreuses entreprises n’ont toujours pas pris leurs responsabilités sociétales au sérieux, et se sont simplement repliées sur la plus ou moins symbolique responsabilité sociale des entreprises (RSE). De nombreux actionnaires ne sont pas encore convaincus que l’engagement dans les questions communautaires plus larges n’était pas seulement bon pour l’image, mais également important pour la satisfaction des employés, et finalement, bon pour les affaires elles-mêmes. La valeur pour l’actionnaire et les avantages pour la collectivité pourraient être convergents.

Le CerPhi (Centre d’études et de recherche sur la philanthropie) instruit depuis quelques années les premiers « bilans philanthropiques »© de l’entreprise. La principale difficulté que nous avons rencontrée a été de convaincre nos interlocuteurs qu’il existait une dimension philanthropique de l’entreprise, qui embrassait plus largement que son simple mécénat et concernait ses parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, actionnaires. Malgré ces lenteurs, nous sommes raisonnablement optimistes quant aux perspectives d’enrôler de nouvelles générations de philanthropes et d’entreprises mécènes, car les problèmes auxquels le monde est confronté sont énormes et croissants tandis que les capacités des gouvernements pour y remédier baissent.

Il y a en effet nécessité de mieux orienter la philanthropie sur une échelle beaucoup plus grande qu’elle ne l’est actuellement ; de créer des changements culturels et réglementaires nécessaires pour rendre la philanthropie plus facile, plus naturelle et plus gratifiante et, en conséquence, convaincante, faisant pour ce faire appel à la nouvelle génération.

Le ruissellement philanthropique

Selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie, les inégalités se creusent de façon abyssale. La richesse ne ruisselle pas vers le bas et reste entre les mains d’une microscopique minorité. Cette situation est intenable et à haut risque. Par le Giving Pledge, (promesse de don), Bill Gates et Warren Buffet ont inauguré le « ruissellement » philanthropique. Les 400 milliardaires qui ont répondu à leur appel sont conscients que les inégalités sont aussi béantes qu’à la fin du XIXe siècle et ont conduit, même si ce n’est pas la seule raison, aux deux conflits les plus meurtriers de l’histoire de l’humanité.

Dès lors, pour ces milliardaires, la philanthropie peut éviter un éclatement de la société. En donnant la moitié de leur fortune, les 400 personnes les plus riches du monde, qui pèsent autant que l’économie de l’Inde, peuvent changer la face de la planète.