Crise de la représentation

Le corps politique, un malade à la recherche de sa thérapie

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Libération 8 décembre 2005
Plus un jour, en France, sans que ne viennent d’un ministère des propositions de lois tendant à renforcer la défense immunitaire de la société française. Que cela soit par rapport aux étrangers et à leur possible immigration au sein du pays, que cela soit des propositions imposant le renforcement de l’autorité parentale, ou devant endiguer les trafics illicites et la consommation de drogues, ou encore voulant stopper les pratiques culturelles propres au réseau Internet. A lire cette succession, posée par l’Etat à grand renfort de coup médiatique ce que Nicolas Sarkozy pratique semblerait-il avec jubilation, quand il peut dire que la France ne veut pas des hommes dont personne ne veut , il semblerait que le corps politique français soit reconnu comme malade, et qu’il faille d’urgence, à la fois contre une certaine forme de dégénérescence intérieure (les cités, les banlieues, les trafics) et d’autre part contre un mal pouvant lui être exogène (l’immigration, le terrorisme des islamistes), une thérapie de choc.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette logique ? N’y aurait-il pas une autre forme d’analyse à poser, analyse qui échapperait d’une certaine manière à ses acteurs du politique ?

Il est commun, depuis Platon jusqu’à aujourd’hui, de penser la dimension politique à l’image d’un corps, il n’y aurait qu’à relire Rousseau, dans Du contrat social, qui exprime en effet que l’Etat est comparable à un corps organique, qui quant à son fonctionnement tend à se conserver. Image biologique du politique qui, cependant, demande à être approfondie. Cette métaphore n’est pas anodine, elle suppose que ce corps soit dirigé par une seule unité intentionnelle (l’Etat en tant que pouvoir exécutif et pouvoir législatif) et que tous les membres de la société ne soient plus considérés que comme organes de celui-ci, organes ayant des fonctions et des spécialisations précises. Ainsi, l’éducation vient former ces spécialisations, la police et la justice viennent réguler et lutter contre toute forme de proliférations perturbatrices, endogènes ou exogènes. Il est évident que plus un Etat tend à durcir ces deux derniers pouvoirs, plus il suppose que le corps serait en voie de désorganisation, de perturbation. Inversement, moins un Etat accentue son effort de répression, et son arsenal législatif, plus il considère que l’ensemble du corps paraît fonctionner convenablement, qu’il témoigne d’un certain équilibre.

Cependant, cette métaphore, si elle donne bien une représentation pertinente pour toute société établie sur une verticalité où l’Etat est transcendant par rapport au reste de la société, semble caduque pour toute définition d’un corps politique qui serait établi démocratiquement. Et ce n’est pas un hasard si Rousseau reconnaît que la démocratie semble être impossible pour l’homme seulement propre à une communauté de dieux, ou encore si dès Platon, dans la République, la démocratie apparaît comme l’impossible du corps politique, son moment de dissolution en anarchie. En effet, la démocratie n’est pas la délégation de la volonté du citoyen à un représentant (ce qui ne correspond dans le meilleur des cas qu’à la définition de la République), mais la démocratie est la possibilité pour le citoyen d’agir activement, en conservant sa volonté, au sein du corps politique, et de revendiquer sa propre intentionnalité, de vouloir actualiser ses désirs. Or force est de constater, et c’est bien là la défaite profonde de l’ensemble des partis politiques en présence, de gauche comme de droite, que la société, considérée comme multiplicité d’individus, tend de plus en plus vers une revendication de la démocratie, à savoir une horizontalité des décisions et des propositions, et de là accepte de moins en moins cette définition du politique, où le citoyen ne serait qu’organe à la volonté inessentielle par rapport à la volonté politique, qui serait seule active et reconnue comme essentielle. Il n’y a qu’à voir d’une part la montée en puissance du tissu associatif, qui se définit souvent du point de vue de l’action politique, et de l’autre la désaffection vis-à-vis du système politique représentatif que l’on mesure à la constance de l’abstention depuis trente ans.

Par conséquent, il est possible de se poser la question de la distance qu’il existe entre d’un côté un pouvoir politique, qui veut actuellement reposer une verticalité des plus stricte et définir l’Etat selon une définition de la santé politique qui ne prend en compte que la logique de la maîtrise, et de l’autre une société qui s’horizontalise, s’autonomise de plus en plus, déniant jusqu’à un certain point toute légitimité au pouvoir politique quant à certaines questions. Est-ce que la société serait malade, et il faudrait la guérir (hypothèse politique actuelle : la remettre au travail, la moraliser, la soigner) ? Ou bien, est-ce que la conception de l’Etat actuel ne convient plus à la transformation de la représentation sociétale que les citoyens se font ?

Si l’Etat renforce sa force immunitaire, c’est qu’il renforce parallèlement la définition de sa propre identité. Mais, chemin faisant, se dévoile d’un coup qu’une partie du corps lui devient étranger, révèle une étrangeté qu’il ne peut supporter selon sa propre définition (d’où cet inconscient constant dans les discours réactionnaires, à vouloir rapprocher les difficultés actuelles de l’immigration). De ce fait, apparaît bien qu’au lieu de créer de l’ordre il désorganise la dynamique d’évolution que suivent la société et les multiples individus, les amenant à devoir se considérer comme étrangers dans leur société. Face à cela, il serait peut-être urgent pour le pouvoir politique de comprendre que la société s’est transformée et autonomisée, et donc de réfléchir, non pas à une politique renvoyant à des expériences passées, mais pouvant proposer indéniablement une réflexion sur les enjeux à venir d’une horizontalisation du politique, une plus grande participation des citoyens au devenir social qui leur est propre. Si le pouvoir politique ne franchit pas ce cap, il est évident que ce qui s’est constitué comme crise des banlieues ne fera que se renforcer et s’étendre, au point de pouvoir un jour apparaître à travers une radicale rupture entre celui-ci et la société.

A paraître en 2006 : [Mécano sans mode d’emploi essai sur la poésie contemporaine, (Al Dante).