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Le débat sur le « moral bioenhancement » entre dressage & perfectionnement

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Malgré une idée reçue, l’importance de la pensée ne se mesure pas à la quantité de pages sur lesquelles elle se développe : les petits livres déclenchent souvent d’importants débats. Tel est le cas d’un ouvrage d’I. Persson et J. Savulescu publié en 2012 qui, dès le titre, Unfit for the Future. The Need for Moral Enhancement 1, annonce la couleur et les termes mêmes de la question qui sera abordée et discutée : nous ne sommes pas adaptés à un futur que nous avons créé nous-mêmes et ce manque de préparation qui pourrait nous conduire à disparaître est dû à un déficit moral. Tels des apprentis-sorciers plutôt insouciants, nous avons créé et inventé des techniques très sophistiquées sans comprendre les risques auxquels elles nous exposent, et par conséquent nous ne savons les utiliser à bon escient. Le problème, pour les deux auteurs, ne réside pas dans un manque de connaissance ou dans une mauvaise utilisation de la raison, car en fait nous savons ce qui est bon et juste, mais dans la question des moyens biomédicaux employés pour fortifier la motivation en vue de l’adoption d’un comportement moralement correct. Il ne s’agit pas d’approfondir la justification de ce qui est bon et juste, mais de renforcer la volonté de faire ce que nous savons être bon et juste. Deux points sont donc à remarquer : le perfectionnement moral de l’humain n’est pas une question de connaissance mais de volonté, et il peut être obtenu grâce à une intervention biochimique. S’il est vrai qu’il s’agit du énième chapitre, et non des moindres, concernant la légitimité, la faisabilité, la nécessité et les avantages qui pourraient dériver de la mise au point des moyens biologiques, au sens large du terme, d’amélioration des capacités du corps humain, ou de création de nouvelles capacités, il est tout aussi vrai que le domaine de son application, la morale, le rend particulièrement sensible.

L’amélioration biomédicale

Rappelons tout d’abord la définition, qui semble faire l’unanimité, d’« enhancement », terme désormais entré dans le jargon scientifique et philosophique, donnée par Allen Buchanan pour lequel « une amélioration biomédicale [biomedical enhancement] consiste en une intervention délibérée, qui applique les sciences biomédicales de façon à améliorer une capacité préexistante dont disposent déjà tous ou la plupart des êtres humains, ou de façon à créer une nouvelle capacité, en agissant directement sur le corps ou le cerveau2 ». On notera bien qu’il n’est pas question d’une simple amélioration (enhancement) – au fond l’humanité ne fait que cela depuis ses origines : pratiquement toutes les actions et les inventions humaines sont considérées comme des moyens d’amélioration – mais d’une amélioration qui utilise des moyens biomédicaux. Ce qui oblige à faire une différence entre les moyens traditionnels, désormais enracinés dans la culture humaine, de modification et d’amélioration des performances physiques, psychologiques et cognitives, et l’amélioration biomédicale, qui utilise des moyens non traditionnels. Pour être plus précis, on pourrait dire qu’alors que les premiers manipulent indirectement les bases biologiques de la nature humaine, les secondes interviennent directement dessus.

S’il y a des doutes quant à l’efficacité de ces interventions directes, en réalité le débat tourne autour de la légitimité morale de ces moyens, dont on redoute tant les conséquences à moyen et à long terme, que nous ne maîtrisons pas, que leur capacité potentielle d’altération irréversible de la nature humaine.

Par exemple, dans un article dont le titre, « Reasons to Feel, Reasons to Take Pills » (« Des raisons de sentir et des raisons de prendre des pilules »), annonce sans détour la couleur, G. Kahane discute la préoccupation assez largement partagée que la modification pharmaceutique de l’humeur puisse altérer ou menacer l’authenticité de la vie humaine ou corrompre nos émotions3. Ces doutes reviennent aussi, redoublés, à propos du « moral enhancement ». Si nous savons ce qu’est l’enhancement biomédical, nous devons maintenant comprendre ce que recouvre la notion de « moral bioenhancement » qui, malgré ou peut-être à cause de son apparente clarté, nécessite d’être analysée, avant de se pencher sur les problèmes moraux qu’elle pose. Problèmes redoutables, ne serait-ce que parce que l’enhancement concerne toujours l’augmentation de la performance d’une certaine fonction d’un organe selon une structure organe-fonction-quantité. Appliquer à la morale cette combinaison d’éléments semble une tâche hautement improbable, ne serait-ce que parce que l’on aurait beaucoup de mal à localiser cet organe moral que l’on voudrait « améliorer », pour autant qu’une telle fonction morale existe. De plus, à la différence de toutes les autres formes d’enhancement, la finalité d’un « moral bioenhancement » semble plutôt difficile à définir de manière claire et univoque : que veut dire devenir moralement meilleurs ? Plus altruistes, plus justes, plus raisonnables, plus vertueux, ou toutes ces choses ensemble ?

Qu’est-ce que le « moral bioenhancement » ?

Pour réaliser une action qui se veut morale, le sujet doit connaître un certain nombre de choses. En premier lieu, il doit avoir une idée aussi claire et précise que possible de ce qui est bien ou juste pour lui, de ce qui, au fond, représente l’ensemble des raisons pour lesquelles il agit et qui justifient son action. Ensuite, il doit connaître un certain nombre d’éléments qui l’aident à agir en conformité avec cette idée : le contexte dans lequel il se trouve, les moyens qu’il a à sa disposition, les conséquences de son acte, etc. Finalement, il doit avoir des motifs pour agir (lesquels ne sont pas toujours identiques aux raisons), pour pouvoir traduire justification et motivation en une action. Les raisons ou les justifications, la connaissance, la motivation et l’action sont donc les quatre moments sur lesquels on pourrait éventuellement agir pour améliorer la « morale » individuelle.

Th. Douglas, qui est en réalité à l’origine du débat sur le « moral bioenhancement », considère que le maillon faible de cette chaîne est représenté par la motivation : si on agit mal, c’est parce que l’on n’est pas assez motivé pour agir bien ou encore parce que la mise en pratique des raisons est entravée par un défaut de motivation. Par conséquent, l’intervention directe sur la morale doit améliorer les motifs que nous devons avoir d’agir moralement, ce qui représente la définition correcte du « moral enhancement 4 ». Douglas est conscient de l’existence de plusieurs manières d’améliorer la motivation, suivant la source à laquelle on la relie (raison ou émotions), et il choisit de se concentrer sur le rôle des émotions dans l’accomplissement d’une action moralement bonne. Encore que profondément problématique et trahissant la nature même de la philosophie morale, ce choix, dont le lecteur pourra apprécier les conséquences assez néfastes, n’est pas surprenant étant donné le penchant de la philosophie morale contemporaine d’origine anglo-saxonne pour les questions de psychologie. Or, il y a des émotions positives – qui nous poussent à agir en conformité avec nos idées du bien et du juste – et des émotions négatives – qui nous empêchent, en revanche, de poursuivre le bien et le juste. Dès lors, Douglas affirme que le « moral bioenhancement » peut et doit être réalisé par l’affaiblissement biomédical des émotions négatives, en les empêchant d’interférer avec la réalisation d’une action moralement juste ou bonne. Pour justifier cette pratique, Douglas se sert de l’exemple tout trouvé des émotions à la base des comportements racistes, en utilisant ce qu’il appelle l’exemple du « biased judge ». Une bonne pilule pourrait aider ce juge implicitement et inconsciemment raciste à éliminer ses préjugés et à émettre des sentences non biaisées : on pourrait donc parler dans ce cas d’un « biomedical moral enhancement 5 ».

Un médicament qui élimine les préjugés hérités de l’enfance sur la différence raciale permettra de fortifier la motivation à agir moralement bien. Mis à part qu’un tel médicament est loin d’être mis au point, on ne voit pas bien non plus (et peut être est-ce la raison de son absence) comment il pourrait agir. On sait que des études démontrent l’implication de l’amygdale dans la production des réactions de peur ou de dégoût en présence des personnes d’une couleur de peau différente, mais on ne sait pas du tout comment un médicament pourrait agir sur ces émotions : la reconfiguration neuronale de cette aire cérébrale qu’il pourrait induire conduirait-elle à l’élimination des effets pervers d’une mauvaise éducation ? De plus, penser qu’un médicament peut avoir un effet sur les comportements en permettant aux individus d’agir correctement ne signifie-t-il pas qu’on les considère comme porteurs de vérité, ce que justement les médicaments ne sont pas et qu’en tout état de cause ils ne seront jamais ? Il faudrait que ces pilules soient des « moralines » ou des « véritines », nous obligeant à dire et à suivre toujours la vérité, avec des conséquences que nombre de films et de romans ont tournées en dérision. En fait, quelque changement ou quelque amélioration biomédicale que l’on puisse opérer, ce qu’on ne pourra pas changer n’est pas ce que nous croyons juste, mais que ce que nous considérons juste le soit vraiment 6.

Par ailleurs, on laisse au lecteur le soin d’évaluer jusqu’à quel point le « moral bioenhancement » est un symptôme de la renaissance du behaviorisme, dont on aurait pourtant pu espérer qu’il n’était rien de plus qu’une théorie appartenant à la préhistoire de la science au même titre que l’alchimie ou l’astrologie.

Le problème socio-politique

Dans leur ouvrage de 2012, Unfit for the Future. The Need for the Moral Enhancement, assez surprenant à plus d’un égard, I. Persson et J. Savulescu accomplissent un pas supplémentaire dans le sillage de la réflexion sur le « moral bioenhancement » ouverte par Th. Douglas, à laquelle ils avaient eux-mêmes déjà contribué7. Pour eux, le moral bioenhancement n’est pas simplement souhaitable, il est nécessaire, étant donné les menaces – la production de produits chimiques, biologiques et nucléaires et les changements climatiques – qui peuvent porter à l’élimination de l’humanité. Pour Persson Savulescu, nous avons développé une telle capacité technologique que nous vivons sur un volcan qui peut exploser d’une seconde à l’autre : il suffit qu’un malintentionné, ou un petit groupe en rupture avec une société quelle qu’elle soit, s’empare d’une des dizaines d’armes de destruction massive, biologiques ou nucléaires peu importe, ou encore qu’un savant incompétent soit mis en condition de travailler sur des produits hautement dangereux, pour nous détruire totalement. Par ailleurs, nous modifions notre milieu naturel à un point tel que l’on peut se demander si nous pourrons continuer à y vivre. Mais en réalité, Persson Savulescu pointent du doigt une sorte de dyscrasie entre amélioration cognitive et amélioration morale : les indéniables et considérables progrès de la connaissance humaine n’ont pas été accompagnés par une égale progression de la morale. Nous nous trouvons ainsi dans une situation déséquilibrée, la science nous permettant d’éliminer, pratiquement, tous les maux qui affligent l’humanité comme l’humanité elle-même et toute forme de vie sur terre. Or, pour faire des choix, nous nous servons d’un ensemble de concepts moraux, de justifications et surtout de motivations qui n’ont pas évolué depuis l’aube des temps. Autrement dit, nous sommes restés moralement des singes, car notre moralité n’a pas ou très peu évolué, qui possèdent toutefois des pouvoirs et des connaissances supérieures dignes d’un Homo sapiens 3.0.

Ce diagnostic évoque au moins un point qu’il faut relever : le fait que le progrès scientifique est une source de dangers. Selon Persson & Savulescu, nous devons abandonner l’idée que le progrès scientifique ne produit que de bonnes choses et commencer à penser qu’il a aussi un côté obscur que nous tendons à négliger parce que nous sommes incapables de le voir ou feignons de l’ignorer8. On pourrait être surpris de lire cette critique du progrès technologique, que l’on trouve beaucoup plus souvent sous la plume d’auteurs comme Léon Kass ou Hans Jonas, considérés comme des bioconservateurs9, dans un ouvrage de deux technophiles acharnés, deux partisans du posthumanisme comme Persson & Savulescu. D’autant qu’ils rappellent plusieurs fois la nécessité de rendre opérationnel le principe de précaution10, dont on sait qu’il a été longuement discuté par Hans Jonas dans son ouvrage principal, Le principe responsabilité. Rappelons que J. Savulescu est le directeur du très prestigieux Oxford Uehiro Centre for Practical Ethics et du Program on Ethics and the New Biosciences in the 21st Century School de l’Université d’Oxford ; autant dire qu’il est un enthousiaste parmi les enthousiastes, prêt à se donner corps et âme à un projet de renouvellement scientifique de la société. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Si quelqu’un s’est laissé aller à l’idée qu’il s’agissait d’une vraie critique de la science, que la solution à la dyscrasie entre connaissance et morale peut être trouvée ailleurs que dans l’avancement technologique ou dans le progrès scientifique, qu’il revienne sur terre. En réalité cette critique est une stratégie qui consiste à reculer pour mieux sauter : la science représente le problème mais aussi la solution au problème. Elle fournit les instruments pharmaceutiques qui permettront de bien l’utiliser : la science est le problème et la solution. Dans une sorte de « loop » théorique, la technologie sera guérie par elle-même, la technique par la biotechnique : il n’y a pas un dehors de la technique.

Malgré la perplexité que les thèses de nos auteurs suscitent, il n’en reste pas moins que leur diagnostic selon lequel nous devons faire face à deux menaces énormes, la production continuelle d’armes (ou de produits) de destruction massive et le changement climatique, garde une certaine validité. Mais les solutions proposées pour sortir de cette impasse, ou du moins pour diminuer les menaces qui pèsent sur nous, sont assez surprenantes en elles-mêmes, car elles dénotent une vision de l’éthique que l’on peut qualifier de franchement réactionnaire et au fond soulèvent des doutes quant aux finalités générales de l’enhancement. Alors que celui-ci se propose apparemment de nous rendre « meilleurs », plus libres, plus conscients de nous-mêmes et plus autonomes, il s’avère être le symptôme d’un retour d’une conception de la morale comme thérapie normalisatrice et d’une politique digne d’un État totalitaire.

Car la première solution proposée par Persson et Savulescu pour combattre cette situation très difficile est de remodeler de façon drastique les régimes politiques de nos sociétés. En fait, les démocraties libérales sont une des causes du problème parce que, d’une part, elles sont trop libérales et tolérantes et, d’autre part, elles auraient des difficultés à obtenir un consensus de leurs citoyens sur des mesures réduisant leur niveau de vie ou limitant leurs libertés individuelles.

Les démocraties libérales, tout en étant à l’origine de ces menaces par leur libéralisme excessif, ne semblent pas avoir les moyens politiques de les contrer, ce qui est d’autant plus grave qu’elles sont les objectifs premiers de ces menaces11. Selon Persson & Savulescu, pour combattre le danger représenté par les armes de destruction massive, il faudrait accepter une limitation des libertés individuelles passant par une surveillance accrue qui ferait fi en premier lieu du soi-disant droit à la privacy qui, en fait, à les écouter, n’en est même pas un12. À la limite, Persson & Savulescu, tout en considérant que la peur de menaces imaginaires produit des réactions mauvaises et disproportionnées, ne s’opposent pas au droit de recourir à la torture dans des cas extrêmes13 et on sent bien qu’ils ne seraient pas choqués par la conversion des démocraties en autant de régimes autoritaires qui, seuls, semblent avoir le pouvoir d’éliminer ou de contrôler toutes les menaces pesant sur l’existence humaine14.

Même discours quant aux conséquences des changements climatiques : il faudrait convaincre les citoyens des États les plus riches de réduire volontairement leur niveau de vie, de baisser leur consommation (manger moins de viande, rationner l’eau, réduire l’exploitation des énergies fossiles, etc.), au fond de devenir plus pauvres – ce qui dans des démocraties ne peut se faire que par voie de persuasion et d’explication. Mais quand on sait que la formation des démocraties libérales occidentales a été rendue possible par la croissance économique, on comprend bien qu’au fond il s’agit d’œuvrer directement pour son élimination, car appauvrir économiquement les démocraties signifie créer des conditions incompatibles avec leur exercice. On en arrive donc à une situation paradoxale : la recherche scientifique doit jouir de la plus grande liberté, alors que les libertés fondamentales des citoyens doivent être limitées précisément parce que l’on a garanti une liberté illimitée à la science. Il s’avère que les démocraties occidentales ont en fait travaillé à leur propre dissolution et que le surplus de liberté que la recherche scientifique a demandé et obtenu a produit des armes qui nous obligeront à renoncer à une partie de nos libertés et de nos droits.

La solution pharmaceutique

Nous en venons donc à la thèse centrale du livre qui, reconnaissant la difficulté d’atteindre ces objectifs par voie politique – ce qui n’empêche pas les auteurs de considérer que de toute manière il faudra accepter une limitation des libertés individuelles et une réduction du niveau de vie – ou par voie pédagogique traditionnelle, envisage l’amélioration morale de l’humanité comme moyen central pour éliminer ou réduire les menaces qui pèsent sur nous.

Les êtres humains seraient naturellement (biologiquement) dotés de deux caractéristiques morales : un sens de l’altruisme et une compréhension immédiate de la justice. Que nous possédions biologiquement de telles caractéristiques est une chose qui, selon Persson & Savulescu, a été largement prouvée, notamment par les études du primatologue Frans de Waal. De Waal aurait démontré l’existence de comportements altruistes chez les singes, ce qui lui a permis d’affirmer qu’ils font partie du patrimoine biologique de Homo sapiens. Certes, Persson & Savulescu précisent que l’altruisme est une notion assez complexe, et ils ne sont pas sûrs qu’on puisse attribuer aux animaux non-humains comme les singes ces mêmes comportements. Il n’en reste pas moins que « il y a des raisons de croire que, de même que les humains, au moins les grands singes et les dauphins, et peut-être les éléphants, sont capables d’altruisme dans le sens sophistiqué de ce terme », comme il résulte des observations de leur primatologue de référence15. Or, mis à part le fait que les observations de Waal, comme celles de tous les primatologues qui ont essayé d’établir des analogies entre comportements humains et comportements animaux (non-humains), ont été assez critiquées pour ne pas les prendre comme allant de soi16, on ne voit pas en quoi un comportement qui a favorisé la survie d’une espèce, et qui donc a été sélectionné, serait moral : il est simplement utile17. Pour que l’on puisse le définir comme moral, il devrait être quelque chose de plus, voire quelque chose d’opposé à un comportement naturel. L’existence de bases biologiques d’un sens inné de la justice18 suscite la même perplexité…

Or, ces deux caractéristiques morales se sont développées dans des contextes qui les ont limitées fortement. La vie de nos ancêtres les a en fait amenés à pratiquer l’altruisme de manière restreinte, le limitant à ceux qui étaient proches physiquement et temporellement. Par ailleurs, le sens inné de la justice a été lui aussi réduit à une pratique immédiate dirigée vers les proches. Il apparaît donc que les caractéristiques naturelles de notre morale, l’altruisme et la justice, sont limitées par au moins trois « biais » : le nombre, l’espace et le temps. Elles produisent des comportements adaptés aux petites communautés archaïques qui pour survivre ont dû développer des formes de coopérations entre voisins et parents, mais elles ne sont plus adaptées à la situation actuelle qui est radicalement différente de celle de nos ancêtres : d’une part, nos sociétés sont d’une taille incomparablement plus grande, et, d’autre part, notre développement cognitif est sans commune mesure avec celui de nos ancêtres. Par conséquent, l’adoption d’un comportement moral (donc fondé sur l’altruisme et la justice) envers tous les êtres humains présents et les générations futures, capable de relever le défi que notre développement technologique nous pose, passe par l’élimination des trois « biais » concernant l’espace, le temps et le nombre.

Ici intervient le « moral bioenhancement » de l’humanité qui doit justement renforcer et généraliser les comportements altruistes et justes, autrement dit les motivations à agir de manière altruiste et juste envers de parfaits, et très nombreux, étrangers éloignés de nous tant dans l’espace que dans le temps. Pas question de travailler les doctrines morales ou la définition du juste ou du bon : la voie du salut est représentée par le renforcement pharmaceutique de la volonté d’agir moralement, quelle que soit la traduction en actions concrètes de l’altruisme ou de la justice19. Le vieux problème de la faiblesse de la volonté, que les philosophes moraux connaissent bien, semble avoir trouvé une solution définitive grâce à la chimie et à la technologie. S’il est vrai que ces moyens ne sont destinés à remplacer ni les techniques traditionnelles de moralisation de l’humanité, ni les changements politiques tout aussi nécessaires, mais à les accompagner, il y a urgence à agir avec rapidité et efficacité.

Persson & Savulescu en indiquent deux : l’augmentation du niveau de l’ocytocine et une assomption suffisante de médicaments destinés à élever la présence d’inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS, SSRI en anglais) dans le corps humain. L’ocytocine est une hormone et un neurotransmetteur produit naturellement par le corps humain et qui a des effets socialisants assez remarquables, ce qui lui a valu le surnom de « cuddle hormone », hormone des câlins. Le niveau d’ocytocine peut être augmenté grâce à l’administration combinée de différents produits, comme les contraceptifs ou encore les glucocorticoïdes20. Quant aux ISRS, ils agissent par réduction de l’absorption de la sérotonine, ce qui a pour effet d’augmenter la propension à coopérer des sujets.

Le meilleur des mondes possibles ?

À ce point les choses se compliquent plus qu’il ne paraît. En premier lieu se pose la question de savoir si ces moyens sont capables de réaliser ce renforcement de la volonté de coopérer (quant à la justice, elle semble être une conséquence immédiate de l’altruisme : être plus altruistes implique d’être plus justes). Si on connaît le rôle de l’ocytocine dans la production de certains comportements, les résultats de sa manipulation sont loin de faire l’unanimité21. Tout en admettant qu’il soit possible d’élever ainsi le niveau de confiance dans les autres chez un sujet, on ne saura pas pour autant à qui faire confiance. Avoir un plus grand sens de l’altruisme ou des comportements pro-sociaux accrus peut exposer les individus à des risques encore plus graves que des comportements antisociaux22. Mais pourquoi se limiter à la consommation de l’ocytocine et des ISRS ? Quid de l’utilisation de somnifères, d’alcool ou de cannabis, qui induisent chez les consommateurs des comportements plus détendus et permettent de considérer l’humanité avec davantage de sympathie ? Seraient-ils à ranger dans la même catégorie ? Faudrait-il considérer qu’ils produisent une amélioration morale23?

En réalité, une objection majeure va droit au cœur du problème de l’enhancement en général et de cette forme spécifique d’enhancement qui concerne la morale. Si la « moraline » (ocytocine, ISRS ou autre) induit effectivement un comportement, quel qu’il soit, que deviennent la liberté et finalement la morale elle-même ? Une action qui n’est pas le fruit d’une décision entre les deux termes d’une alternative, et dont l’individu n’est pas l’agent conscient, ne peut pas être définie comme libre. Si elle n’est pas libre, elle ne peut pas être pertinente pour la morale, qui interroge la conformité de nos choix par rapport à des critères fondés sur le juste et le bien, à condition qu’ils soient les nôtres. Comme le résume John Harris, critique surprenant de l’amélioration morale, « sans la liberté de chuter, le bien ne peut pas résulter d’un choix; et la liberté disparaît, en même temps que la vertu ». Comme l’avaient déjà vu les jésuites de la seconde scolastique qui s’opposaient aux calvinistes : « il n’y a pas de vertu à faire ce qu’on doit faire24 ». Les « moral bioenhancers » nous feraient agir comme des machines qui répondent de manière automatique à des stimuli venant de l’extérieur. Compte tenu de ces objections, peut-on encore parler d’un programme d’amélioration et de perfectionnement moral ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une mise-au-pas pharmaceutique de comportements qui, sans être déviants, sont tout simplement fondés sur d’autres concepts, sur d’autres principes, sur une autre morale ? L’éventualité que Persson & Savulescu confondent thérapie et amélioration, santé et salut, différence et immoralité, et qu’ils aient une conception de la nature de la morale plutôt primaire et dangereuse s’impose avec force. Tout comme se dessine avec netteté la possibilité que derrière toutes les formes d’enhancement il n’y ait pas la simple volonté de nous rendre meilleurs, mais la progressive domination pharmaceutique de l’humanité qui nous rendrait semblables à des machines : ayant le plus grand mal à rendre les machines intelligentes, on semble se résoudre à réduire les êtres intelligents à des machines.

1 I. Persson & J. Savulescu Unfit for the Future. The Need for Moral Enhancement, Oxford, Oxford UP 2012.Cet ouvrage« packs a powerful punch for a short book », comme le reconnaît N. Agar dans « Moral Bioenhancement is dangerous », Journal of Medical Ethics, Online First, 17/12/2013.

2 L. A. Buchanan, Beyond Humanity. The Ethics of Biomedical Enhancement, Oxford UP, 2011, p. 23.

3 G. Kahane, « Reasons to Feel, Reasons to Take Pills », in J. Savulescu, R. ter Meulen, G. Kahane, Enhancing Human Capacities, op. cit., pp. 166-178, p. 166.

4 Th. Douglas, « Moral Enhancement », Journal of Applied Philosophy, no3, vol. 25, 2008, pp. 228-245, p. 229.

5 Th. Douglas, « Moral Enhancement via Direct Emotion Modulation : a Reply to John Harris », Bioethics, no3, vol. 27, 2013, pp. 160-168, p. 161.

6 P. Casals, « On Not Taking Men as They Are : Reflections on Moral Bioenhancement », Journal of Medical Ethics, Online First, 18/12/2013, p. 1.

7 Cet ouvrage a été précédé d’une série d’articles qui en développaient les points forts.

8 I. Persson & J. Savulescu, Unfit for the Future. The Need for Moral Enhancement, op. cit., p. 77.

9 Voir l’introduction de J.-N. Missa et L. Perbal au volume collectif « Enhancement ». Éthique et philosophie de la médecine d’amélioration, Vrin, Paris, 2009.

10 Par exemple dans le chap. 2 de leur ouvrage I. Persson & J. Savulescu, Unfit for the Future. The Need for Moral Enhancement, op. cit. et plus explicitement encore p. 51.

11 I. Persson & J. Savulescu, op. cit., p. 45.

12 Ibidem, pp. 53-55.

13 I. Persson & J. Savulescu, Unfit for the Future, op. cit., pp. 57-58.

14 Tout le chapitre 8 de Unfit for the Future. The Need for Moral Enhancement, est consacré à une sorte de comparaison entre régimes autoritaires et démocraties libérales.

15 I. Persson & J. Savulescu, op. cit., p. 109.

16 Par exemple, F. de Waal, Primates et philosophes, tr. fr. de S. Gurcel, éd. Le Pommier, Paris, 2008, qui contient les réactions de R. Wright, Ph. Kitcher, Ch. Korsgaard et P. Singer aux thèses de Waal.

17 Sur cela, les critiques de G. E. Moore dans Principia Ethica (1903, trad. fr. Michel Gouverneur, PUF, Paris, 1997) à la morale évolutionniste de H. Spencer semblent toujours valides.

18 I. Persson & J. Savulescu, Unfit for the Future, op. cit., p. 110-111 qui explique aussi en quoi consiste l’ « ultimate game » dont il est question dans le passage cité.

19 I. Persson & J. Savulescu, Unfit for the Future, op. cit., p. 107.

20 I. Persson & J. Savulescu Unfit for the Future, op. cit., p. 118.

21 Même une philosophe « éliminativiste » comme Patricia Churchland émet des réserves sur les résultats qui pourraient dériver d’une altération de niveau d’ocytocine, dans Braintrust. What Neuroscience Tells Us about Morality, Princeton UP, Princeton, 2011.

22 T. Baumgartner, M. Heinrich, A. Vonlanthen et al., « Oxytocin shapes the neural circuitry of trust and trust adaptation in humans », Neurons, 58, 4, 2008, pp. 639-650.

23 P. Casal, « On Not Taking Men as They Are: Reflections on Moral Bioenhancement », in Journal of Medical Ethics, Online First, 18/12/2013, p. 1. On trouve le même argument repris et renforcée dans R. Sparrow, « Better living Through Chemistry ? A Reply to Savulescu and Persson on «Moral Enhancement» », in Journal of Applied Philosophy, Published Online First : 25/08/2013, doi: 10.1111/japp.12038, p. 2.

24 J. Harris, Moral enhancement and freedom, op. cit.