Donnez et vous serez récompensés, vous contribuerez à la puissance du pouvoir qui vous distribuera ses largesses. Vous entrerez dans le spectacle de la félicité. Donnez du temps, donnez du travail, donnez de l’argent. Toutes les combinaisons sont possibles. L’État et l’entreprise pratiquent le don obligatoire, les différentes solidarités laissent libre cours aux initiatives. À chacun il reste toujours quelque chose, un surplus variable, parfois minime. S’investir dans les activités collectives fait du bien. Le troisième secteur de l’économie se présente comme le bon, avec la diversité de ses institutions : associations, mutuelles, syndicats, entreprises d’insertion, entreprises sociales, fondations. Ses succès publics, reconnus par l’État, poussent les entreprises privées à imiter sa recherche tâtonnante du bien commun, à s’inventer des « missions » pour le concurrencer.

Les associations, vecteurs d’innovation sociale

Dès les débuts du capitalisme industriel, des associations se constituent transversalement ou parallèlement aux corps de métiers pour pousser à la mise en œuvre d’innovations technologiques interdites par les règlements existants, ou pour fournir de nouveaux modèles de résolution des principaux problèmes sociaux. C’est ainsi par exemple que la Société pour l’amélioration de l’instruction élémentaire promeut « l’école mutuelle » sous la Restauration pour développer une instruction primaire qui ne soit pas contrôlée par les Frères des écoles chrétiennes et soit capable d’instruire vite un grand nombre d’enfants. Au cours des deux derniers siècles, penseurs, professions libérales et responsables professionnels se réunissent dans des clubs et associations pour inspirer des réformes sociales que l’appareil gouvernemental peine à penser. Ces laboratoires d’idées précèdent la forme associative proprement dite promulguée par la loi de 1901. En retour, celle-ci reconnaît leur existence en partant du principe qu’elles ne menacent pas l’ordre public. Au contraire, elles contribuent à le faire évoluer, de par leur sensibilité aux aspirations de la société. Ainsi, elles contribuent à faire émerger des acteurs politiques distincts des élus et militants.

Formées de personnes bien dotées en revenus, ces associations n’ont besoin d’aucune aide pour leur fonctionnement idéologique. La loi interdit d’ailleurs d’en rétribuer les membres, ceux-ci doivent être bénévoles. Les associations n’ont donc rien à voir avec les sociétés d’actionnaires qui se sont constituées dans le même temps pour financer les entreprises. À la suite des institutions religieuses, elles ne travaillent pas pour le profit ; elles pratiquent ce qu’on appelle en anglais la « charity » ou le « non profit », les choses sont claires. Pourtant, peu à peu, les associations vont vouloir conquérir de nouveaux membres, sortir de la proximité sociale ou géographique à laquelle les condamnait leur mode de fonctionnement bénévole. Le développement des moyens de communication modernes va leur fournir des opportunités de conquête de nouveaux champs ; elles font appel au travail salarié et de plus en plus professionnalisé. Ces salariés ne sont pas administrateurs des associations, pour que la loi de 1901 qui interdit la rémunération des membres soit respectée. Son application évolue cependant. Pour devenir employeurs, les associations ont besoin de plus de moyens financiers, de plus de recettes. Les cotisations des membres qui permettaient leur fonctionnement vont devenir de moins en moins importantes par rapport aux subventions, à la fourniture de biens et de services rémunérés ou aux contrats d’études commandés par des puissances financières en mesure de rémunérer le travail accompli sous le couvert idéologique de l’association. Certaines associations deviennent de véritables bureaux d’études, des « think tanks », très souvent au service de tel ou tel courant ou parti politique. La déduction fiscale de deux tiers des sommes consacrées à ces associations, et à toutes celles qui se disent d’intérêt général, permet la multiplication de travaux périphériques aux débats parlementaires et politiques, mais qui pèsent sur eux.

De l’Institut Montaigne, « think tank » financé principalement par des cotisations des entreprises du CAC 40 au groupe local qui tient un vestiaire hebdomadaire pour les plus démunis, la forme association 1901 recouvre une forte variété de situations. Elle concourt au développement d’une sociabilité générale, à un apaisement des conflits, ce qui en fait une auxiliaire efficace de l’action de l’État.

L’économie sociale et solidaire entre don et marché

Un surplus de temps ou d’argent est donc affecté par certains à des usages collectifs non prédéterminés. À côté de l’entreprise industrielle se sont développées des sociétés de secours mutuels, des formes associatives ou coopératives de travail plus ou moins artisanal, bref, des agencements multiples qui vont du local au transnational. Ils inventent de nouveaux services ou de nouvelles manières de les rendre accessibles dans la proximité et/ou par le prix au plus grand nombre ou par la visée de populations spécifiques. Ils réparent les failles (fracture territoriale, chômage) ou les conséquences néfastes (accidents, maladies) de la mise au travail générale. L’incapacité à intégrer toutes les personnes disponibles dans la machine de travail conduit des personnes mieux dotées à développer des formes d’entreprise d’insertion pour leurs concitoyens. La négligence à l’égard de la santé des enfants et adolescents notamment, mobilise ceux motivés par l’éducation et le soin. Un espace se crée entre les initiatives des populations et les prés carrés des entreprises, pour compléter leurs actions et celles de l’État par un volet sanitaire et social, ou pour contester les conséquences polluantes de leur activité ou la mauvaise qualité de leurs produits, ou pour limiter leur toute-puissance.

Cet espace collectif de l’économie sociale et solidaire, ce tiers secteur, est objectivement public, tout en relevant juridiquement de la propriété privée. Comme les associations à finalité plutôt idéologique, il en est venu à être soutenu par des contributions publiques, au titre de sa participation à l’exercice de « l’intérêt général ». Constitué sur du temps hors travail, « pour rendre service », cet espace collectif ne cherche pas la rentabilité financière mais la performance pratique. Il est « non lucratif », ceux qui participent aux décisions ne sont pas rémunérés. Des salariés peuvent être embauchés pour faire marcher certaines activités ; étant rémunérés, ils n’ont le droit de participer aux décisions que de manière très encadrée, comme dans une entreprise privée. L’absence de « lucrativité », condition des subventions publiques et de certains dégrèvements fiscaux, est censée décourager l’exploitation des salariés, mais a aussi pour effet de freiner la croissance de l’activité, croissance indispensable dans le secteur concurrentiel des entreprises privées.

La naissance d’entreprises privées sociales

L’économie sociale et solidaire s’est d’abord développée localement, au plus près des besoins exprimés par les citoyens. Mais, au fur et à mesure de son intégration dans les logiques d’État, et d’Europe, un nouvel espace lui a été offert. Elle se transforme en modèle alternatif de gestion des services sociaux, notamment des services d’aide à la personne, en rapide développement avec le vieillissement de la population. L’informatique y a aussi apporté ses possibilités techniques. Des plateformes de services se sont constituées, organisant l’intervention de personnes nombreuses avec des statuts différents. Dans ce secteur économique, les associations permettent le retour dans le travail à de nombreuses personnes, par des contrats d’insertion. Une technologie sociale de l’aide à autrui se met en place, différant peu d’avec les formes de management de personnel peu qualifié utilisées dans d’autres secteurs, mais différant tout de même, d’après les personnels concernés, par l’attention portée à leur égard. Différant aussi, d’un point de vue financier, par l’absence de rémunération des cadres bénévoles. À l’exemple des services à domicile, il devient tentant pour les entreprises privées assurant un service équivalent de réclamer les mêmes avantages, au nom du développement d’un « capitalisme d’intérêt général » qui serait plus à même de satisfaire la demande par des méthodes d’organisation industrielles. C’est ainsi que les députés de la précédente législature ont introduit dans la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014 la notion d’ « entreprises solidaires d’utilité sociale » (ESUS). Des entreprises privées peuvent être agréées sous ce label, à condition que les profits redistribués aux actionnaires et aux dirigeants se maintiennent dans des limites décentes, encore non précisées.

Le secteur de l’économie sociale et solidaire comporte aussi différentes entreprises coopératives et mutualistes dans les secteurs de la banque et de l’assurance. Depuis le 1er janvier 2016, les employeurs ont été obligés par la loi de souscrire une assurance complémentaire-santé pour leurs salariés. Les opérateurs, dont les mutuelles-santé, brassent des sommes de plus en plus importantes au fil du désengagement de la Sécurité sociale. Les mutuelles disposent donc de pouvoirs économiques d’intervention inégalés, tout en étant exclues de l’organisation et du contrôle des soins, qui eux-mêmes évoluent sous la pression des professions libérales du secteur de la santé. Les adhérents de base des mutuelles, transformés en simples consommateurs de soins, peuvent peser sur le niveau des factures et leurs représentants sur la qualité des soins, comme dans la négociation actuelle sur l’optique, l’audioprothèse ou les prothèses dentaires. Mais l’arbitrage entre le prix et la qualité des soins relève du même type de compétence entrepreneuriale que la gestion d’une grande entreprise. La réunion dans une même organisation et avec les mêmes normes, de « clients » appartenant à des régions différentes pose des problèmes proches de ceux de la constitution d’une entreprise multi-sites : les honoraires plus chers des praticiens parisiens doivent-ils être couverts par la solidarité nationale et, derrière ces honoraires, les prix immobiliers exorbitants de la capitale ? Les mutuelles y répondent de manières différentes, soit par une mutualisation et des plafonds de garanties nationaux, soit par des « zonages » qui adaptent les garanties et les cotisations aux territoires.

Comment maintenir une proximité avec l’adhérent dans la nouvelle entreprise mutualiste ? Celle-ci ne peut plus se limiter à rembourser des soins aux travailleurs, elle doit accompagner ses adhérents tout au long de la vie. En plus de cet élargissement de compétence, les mutuelles réfléchissent aussi à leur européanisation, voire leur mondialisation, puisqu’elles disposent d’un savoir-faire disponible pour tous ceux qui en ont besoin. Dans un univers mondialisé, ne pas exporter ni développer le modèle mutualiste hors de France, c’est se condamner à devenir un modèle marginal et à disparaître. On est dorénavant loin du service de proximité à l’origine du développement de l’économie sociale et solidaire, mais en présence d’une compétence gestionnaire aiguisée par l’interdiction de redistribuer les bénéfices et l’obligation de valoriser l’investissement sous peine de dépérir. Quelle différence avec une entreprise privée bien gérée ? Dans cette dernière, l’appropriation privée des profits est tempérée par le réinvestissement d’une partie des bénéfices dans le développement de l’entreprise et ce réinvestissement est de plus en plus soumis, sinon au contrôle, du moins aux conseils des comités chargés de veiller à la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise.

Le devoir moteur des « entreprises à mission »

L’économie globale évoluant toujours davantage vers le développement du secteur des services, ou vers le profilage des productions matérielles en termes de services globaux rendus au client, de nouveaux modes de gestion, orientés vers le client et le destinataire final, sont recherchés par le secteur privé pour à la fois correspondre à une grande diversité de situations et harmoniser les réponses territoriales. L’affirmation selon laquelle, sous l’influence des fonds de pension américains, on ne chercherait qu’à élever le plus possible le taux de rendement des actions se heurte à l’impossibilité de le faire en n’offrant sur le marché que des produits standardisés. Si cette pression actionnariale existe effectivement, elle doit être tempérée par l’intervention des parties prenantes, notamment par les représentants des consommateurs, capables de co-construire les lignes de produits.

Il arrive cependant que cette pression actionnariale aboutisse à des fusions-acquisitions dans l’objectif de faire passer l’entreprise dans les mains de gestionnaires supposés plus performants. Elle doit alors se défendre contre les prédateurs en mobilisant toutes ses autres ressources, celles portées par l’ensemble des parties prenantes, parmi lesquelles le personnel occupe une place de choix.

Les réflexions de chercheurs comme ceux du Centre de gestion de l’École nationale supérieure des Mines ou de professionnels comme les animatrices du cabinet Prophyl, visent à favoriser la mobilisation du personnel derrière le chef d’entreprise, par la définition commune d’une mission propre à l’entreprise, située au-delà de la simple production, et l’assentiment partagé sur cette mission. L’exemple donné par Armand Hatchuel dans le présent numéro est celui d’un orchestre donnant des spectacles avec des handicapés et se donnant pour mission qu’il n’y ait plus de discrimination envers les handicapés dans le personnel des orchestres. Cet objectif doit se réaliser au fur et à mesure des représentations par un long travail d’intégration. L’entreprise à mission sort de la vision présentiste de l’entreprise martelée par les cours d’économie pour s’inscrire dans une perspective à construire.

Les responsables de l’économie sociale et solidaire font remarquer que l’entreprise, en se dotant d’une mission autre que celle d’améliorer les profits générés par ses productions, s’aligne sur l’association, qui se donne précisément un objet social, une mission. A contrario, l’entreprise affirme qu’elle peut remplir une mission ou un objectif social, de manière lucrative, sans avoir besoin de faire appel à l’aide de l’État pour soutenir le caractère non-lucratif de sa mission. Mais pour l’entreprise privée, l’aide publique à l’association ne se justifie pas alors puisque, de fait, entreprise privée et organisme d’économie sociale et solidaire réalisent la même mission. Par contre, ils doivent pouvoir bénéficier des mêmes avantages, fiscaux notamment, pour que la concurrence entre les deux ne soit pas faussée. En conséquence, l’entreprise doit bénéficier des mêmes avantages fiscaux que l’association en prenant le statut d’entreprise d’utilité sociale.

Soit deux structures se donnant pour mission de transporter les malades de leur domicile vers un lieu de soin. L’association utilise des chômeurs en insertion dont les emplois sont aidés par la collectivité. En outre, elle est subventionnée pour leur formation et la gestion de leur emploi du temps, L’entreprise réalise le même travail en utilisant les services de chauffeurs qu’elle mobilise par téléphone au fur et à mesure des besoins. La mission semble la même, le transport des malades, mais le service rendu au territoire diffère. D’un côté, il y a réadaptation au travail de personnes au chômage par le biais de la mission de transport des malades, de l’autre, il y a uniquement captation d’une force de travail existante.

Dans l’économie sociale et solidaire, la poursuite de l’intérêt général est constitutive et dépasse le simple cadre d’une mission. La même mission, apparemment semblable, réalisée par l’entreprise, n’est, elle, pas porteuse d’intérêt général ou sociétal. Le Centre de recherches en gestion de l’École des Mines propose plutôt l’idée que l’entreprise, dans la ligne de sa production matérielle ou de services, se donne pour but une généralisation de ses clients ou de ses services par rapport à la base de départ, et ce dans une perspective territoriale ouverte. L’intérêt général poursuivi par les organismes de l’économie sociale et solidaire nous semble plutôt rendu au territoire local, et s’ouvrir progressivement à toutes les dimensions de la société locale ou nationale par fédération des initiatives dans des regroupements existants ou en constitution.

La revendication des fondations

Les réflexions sur les entreprises à mission relatées ci-dessus ont notamment alimenté le travail réalisé par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard, pour préparer la réforme de l’entreprise prévue dans la future loi PACTE. D’autres réflexions sont venues du secteur des fondations et du mécénat d’entreprise.

Les fondations se sont historiquement développées en gérant les dons pratiqués d’abord dans un cadre religieux, puis dans le cadre de l’économie paternaliste des débuts de l’industrialisation. Elles n’ont pas combattu la pauvreté, mais essayé d’en compenser les effets les plus visibles. Animées pour beaucoup par des grandes familles patronales, elles ont tenté d’équilibrer les profits des dirigeants d’entreprises par le soutien à des activités aidant des publics défavorisés. Mais elles avancent dans ce sens avec précaution. Il est arrivé récemment qu’une fondation d’entreprise n’accepte de financer une activité sociale que si un membre du personnel s’en porte garant. Cette clause restreint forcément le montage de dossiers. Les thèmes d’intérêt, les publics visés sont tout autant délimités. Surtout, les fonds affectés à l’activité sociale demeurent peu importants, sauf dans le domaine culturel, secteur que les fondations d’entreprise ont massivement investi.

Pour le cabinet Prophyl, dont l’une des fondatrices a dirigé l’Admical, association du mécénat culturel, ce mode d’intervention ne donne pas aux fondations un poids suffisant dans le domaine de l’activité sociale. Obtenir pour les fondations le droit d’être directement actionnaires des entreprises, de toucher des dividendes, leur donnerait, et leur donne déjà depuis 2005, une beaucoup plus grande masse financière pour manœuvrer. De plus, les règles patrimoniales de gestion des actifs des fondations en font un rempart bien plus efficace contre les fusions-acquisitions que la mobilisation du personnel de l’entreprise vantée par le centre de recherches de l’École des Mines. Quant au choix des secteurs d’intervention de la fondation, ils resteront encore à la discrétion de la direction des entreprises, d’une élite en charge d’élever la société au-dessus d’elle-même.

Donnez, donnez, 
l’État vous le revaudra… aux deux tiers

Reste dans cette économie du don à repérer celui qu’on rencontre tous les jours dans la rue : on ne parle pas ici du don aux mendiants divers qui reste toujours aussi sauvage, mais du don que sollicitent des jeunes gens en tee-shirts ou anoraks colorés siglés par leur organisation.

Les grandes organisations « non-gouvernementales » vivant de dons, elles sont tributaires du nombre de donneurs. Elles battent donc le pavé pour capturer donneurs et contrats d’adhésion avec prélèvement automatique. Celui ou celle qui donne dans la rue achète une satisfaction morale. Donner, c’est montrer qu’on est quelqu’un de bien, avec le petit badge qui l’atteste. En face, il y a un appareil de distribution fait de jeunes précaires, qui sont pratiquement les mêmes pour toutes les organisations. Le prélèvement automatique casse le jeu, il n’est pas apparent et ne clame pas au public notre bonté. La force morale du don a périclité. À présent, on fait l’addition des reçus fiscaux correspondant aux dons avant de faire sa déclaration d’impôts. On reporte le résultat dans la case adéquate et par magie, on voit baisser le taux d’imposition. La morale est sauve à peu de frais.