Tribune de la présidentielle 2007

Le double corps de la reine Ségolène

Partagez —> /

Lyon, le 25 mars 2007Au moment où notre vie publique semble saisie par la déraison, il n’est sans
doute pas inutile de monter sur les épaules des géants : et si la figure des «
deux corps du roi » pouvait encore éclairer notre imaginaire politique et
combattre la déraison ambiante ? L’idée du double corps du roi est, qu’à côté du corps périssable du monarque de chair, il existe un corps politique inaltérable, écho du corpus mysticum christique. Le fait que le peuple se substitue au roi ne change rien : tout est affaire de fiction, dont la seule
qualité est de construire un monde vivable. Et si le corps de la reine,
c’est-à-dire la réalité de l’image que les médias construisent autour de
Ségolène Royal, ne devait plus être un sujet d’inquiétude ou de réflexions
infinies ?

Il est possible que la personne de Ségolène Royal ne présente aucun intérêt
sérieux d’ordre intellectuel ou politique. D’ailleurs, comme nombre de
responsables politiques, Ségolène Royal dit, bien souvent, tout et son contraire
: son voyage au Moyen-Orient montre l’extrême malléabilité de ce que l’on n’ose
plus qualifier de discours politique. À part quelques généralités de politique
intérieure, qui reflètent un certain état du socialisme libéral, la personne de
Mme Royal est informe. C’est notre seule action politique de citoyens décidés
qui peut donner quelque forme à ce corps informe . C’est précisément là que la
fiction de la souveraineté populaire nous apparaît pleinement dans sa capacité
libératrice. Le corps politique, c’est-à-dire tous ces citoyens désireux de
poser des actes sensés peut, en effet, informer le corps de cette possible
souveraine élective. Le secret dernier du ressort du pouvoir politique n’est que
le consentement des citoyens : à nous d’exister !

En revanche, la fascination d’une partie du peuple français pour des personnages
charismatiques au tempérament autoritaire ne renvoie pas au modèle libérateur du
double corps : Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen s’inscrivent dans le modèle
de la royauté primitive du simple corps. L’autoritarisme, que l’on sent poindre
dans les programmes politiques et les actes de ces deux personnages, ne laisse
pratiquement aucun doute : en votant pour ces individus, certains Français,
lassés et désespérés de la politique, abdiquent leur part de souveraineté pour
s’en remettre à un chef qui les débarrasserait de cet ennui que constitue, pour
eux, la chose publique. La droite charismatique est l’antinomie totale du désir
politique du peuple, alors que l’élection de Ségolène Royale laisse possible
l’événement politique.

Certains sophistes objecteront que M. Bayrou ne s’inscrit pas dans cette droite
autoritaire et charismatique qui signifie la fin de la politique. C’est oublier
que M. Bayrou s’est associé à toutes les dérives répressives et néolibérales qui
ont aggravé la dépolitisation du peuple français. C’est aussi oublier que
l’improbable M. Bayrou doit largement sa récente existence politique à un
mécanisme sociologique : la « prophétie auto-réalisatrice ». L’argument
développé à l’envi est, à cet égard, que M. Bayrou, selon les sondages, est le
mieux placé pour battre M. Sarkozy au second tour.

Notons d’abord que Corinne Lepage aurait pu sans doute faire aussi bien si la
question avait été posée aux citoyens. Dès lors, il a suffi qu’un certain nombre
de déçus de la politique, notamment des « socialistes de gauche » mus par un
ressentiment compréhensible à l’égard de Ségolène Royal, aient confondu leur
désir de punition avec l’évidence que cette même Mme Royale ne pourrait pas
battre M. Sarkozy au second tour. Un autre paradoxe pourrait être souligné : les
militants socialistes, qui ce sont le plus opposés à Mme Royal, n’ont cessé, à
raison, de dénoncer l’idée fallacieuse selon laquelle il fallait choisir cette
candidate parce que les sondages l’avaient déjà consacrée comme une victorieuse
en puissance. Voilà donc ces mêmes militants, partisans d’une approche
programmatique de la politique, qui en viennent à invoquer le rôle des sondages
pour justifier de voter pour en faveur de cet avatar giscardien qu’est François
Bayrou !

Le paralogisme du vote de gauche pour François Bayrou apparaît encore plus
clairement, maintenant que les sondages sont en train mesurer une remontée de
Ségolène Royal, la supposant ex-aequo avec Nicolas Sarkozy, ce néo-conservateur
communautariste et belliciste. En réalité, les militants de gauche, qui
appellent à voter en faveur de François Bayrou, sont fatigués de la politique
spectacle, soucieux d’une politique exigeante : ils ne font que manifester leur
désarroi sous une forme rationalisée. Souvenons-nous aussi, que le meilleur
candidat désigné par les sondages était Michel Rocard en 1981 et que nous
pouvons nous réjouir que le militants socialistes d’alors n’aient pas été soumis
à la tyrannie de l’immédiateté sondagière et du panurgisme médiatique. Ces
socialistes ont justement construit des édifices sociaux qui nous ont permis de
résister à la vague néolibérale.

Le raisonnement qui précède pourrait finalement inciter à voter pour les
nombreux candidats que compte la « gauche de la gauche ». Néanmoins, une telle
conclusion n’a rien d’évident, car la gauche dite « anti-libérale » a montré son
incapacité à s’unir sérieusement. Les personnes l’ont emporté sur le projet
commun : pourquoi, dès lors, en dépit de certaines de leurs qualités
intrinsèques, voter pour José Bové, Marie-Georges Buffet etc. ? Ne faudrait-il
pas plutôt les sanctionner pour avoir failli à leur mission politique et avoir
cédé à la pure quête de la gloire ? Certes, on pourrait objecter que le cas
d’Arlette Laguiller et du candidat soutenu par le Parti des Travailleurs est
différent. Cependant, la candidature à la présidentielle ne constitue pas, pour
ces partis, un objectif, authentique : pour eux, la démocratie politique n’est
que la superstructure du capitalisme. Ils font de la campagne présidentielle une
sorte de forum qui n’a rien d’illégitime, mais qui est hors-sujet. Quelque
imparfaite qu’elle soit, n’oublions pas que la démocratie politique doit être
sauvegardée et que son principe même est antagonique du Capital.

Ainsi se profile une nécessité : voter pour Ségolène Royal au second tour. Et,
peut-être même, une étrange et fascinante possibilité : la soutenir dès le
premier tour … Le plus important est de ne pas oublier que le corps politique a
bien plus d’importance que le corps médiatique de Ségolène Royal et que,
surtout, les élections présidentielles ne constituent qu’un moment parmi d’autre
d’une vie politique. Finalement, il apparaît que l’urgence est à construire des
institutions permettant de donner plus de sens à la vie politique
institutionnelle, par exemple en revitalisant le Parlement et en élargissant le
champ du recours au référendum. N’oublions pas que les rares promesses de
Ségolène Royal, qui ne puisse rendre totalement incrédules, sont l’organisation
d’un nouveau référendum sur l’Europe ainsi que sur la question nucléaire : voilà
de bonnes occasions de revitaliser la vie politique !
Que vive le 29 mai 2005 !