76. Multitudes 76. Automne 2019
Hors-Champ 76

Le manifeste polémique d’UbuWeb

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Pour l’anniversaire des vingt ans d’UbuWeb1, il y a quelques années, un groupe appelé Custodians Online, dédié à la dissémination de la culture et du savoir libres, a offert à UbuWeb deux cadeaux2. D’abord, ils ont créé une multitude de miroirs du site pour que, même si on devait disparaitre, il ne disparaisse jamais. Ensuite, ils ont rédigé un manifeste en six points inspiré de l’ethos d’UbuWeb. Même si ce n’est pas moi qui l’ai écrit, j’aurais pu le faire, car il synthétise sous forme succincte toute la philosophie d’UbuWeb :

1. Maintenir la simplicité et éviter les constantes mises à jour technologiques. Ubu est en HTML simple, rédigé avec un éditeur de texte.

2. Même un site web devrait être visible offline. On devrait pouvoir prendre le disque dur et partir en courant. Évitez le cloud – fait d’ordinateurs appartenant à des gens qu’on ne connaît pas et qui ne se soucient (care) pas de vous.

3. Ne demandez jamais d’autorisations. Cela vous ferait attendre une éternité, en vous transformant en comptable ou en avocat.

4. Ne promettez jamais rien. Faites comme ça vous plaît.

5. Vous n’avez pas besoin de moteurs de recherche. Comptez sur le bouche-à-oreille et les liens directs pour former graduellement votre public.

6. Tout est passager, même après 20 ans. Les serveurs s’effondrent, les disques meurent, la vie change et « shit happens ». Le soin et la redondance sont le seul chemin vers la longévité.

Maintenir la simplicité et éviter les constantes mises à jour technologiques. Ubu est en HTML simple, rédigé avec un éditeur de texte.

Il y a un consensus selon lequel il est désormais impossible d’être indépendant sur le web. On nous a dit que l’Internet aujourd’hui appartient aux géants des multinationales et on a accepté cela comme vrai. Mais même si une grande partie du web a été colonisée, il est toujours vrai que la plupart du web est gratuit et ouvert, comme il l’a toujours été3. Ce que nous avons tendance à oublier est que l’architecture structurale du web est encore qu’elle était il y a deux dizaines d’années. Tout ce que j’ai fait il y a vingt ans sur UbuWeb, je peux toujours le faire exactement de la même manière, avec exactement les mêmes programmes, langages et outils. Ce qui était possible pour UbuWeb au début est toujours possible aujourd’hui.

Une autre conception aussi largement acceptée est que le web est un énorme centre commercial, où tout est monétisé ou monétisable. Si cela est vrai pour quelques secteurs, cela est loin d’être la vérité pour tout le réseau ; il y a toujours des vastes pans du web où les choses sont faites pour peu ou pas d’argent. L’économie du don fonctionne en parallèle à celle du paiement. Mais si vous adhérez à une plateforme de blogs corporatifs ou aux outils de site payants pour une question de « facilité », vous n’avez pas d’autre alternative que de vous introduire dans un schéma monétisé. Si ceci semble naïf et exagérément simple, c’est les deux : à la fois utopique et réaliste. Il y a un moment où il faut reprendre le contrôle de votre environnement digital.

On entend parler chaque mois d’une autre attaque aux libertés de l’Internet, que ce soit des attaques contre la neutralité du net, des mises en place de liens taxés ou des filtres automatiques de chargement. En restant indépendant, vous pouvez esquiver ces implémentations déplorables ; elles ne devraient pas s’imposer à vous. Alors que les lois contre la neutralité du net continuent d´être votées quand elles devraient être fortement combattues, la seule certitude est que davantage de restrictions viendront. Débarrassez-vous d’elles, restez libre et gratuit (free).

La meilleure chose avec UbuWeb, c’est que ça marche. Après plus de deux dizaines d’années et une série de changements techniques bouleversants dans le web, nous sommes restés avec le HTML simple, et c’était la bonne décision. Peu importe le système d’exploitation ou le nouveau code utilisé, tout ordinateur arrive à lire le code élémentaire d’UbuWeb.

Que cela soit bien clair : je ne suis aucunement un geek. Je ne connais que le basic du HTML. Je rédige UbuWeb dans un éditeur de texte de base, le même depuis 1996. Le code est simple, concis et lisible. Le résultat, c’est un site qui non seulement fonctionne, mais qui est plus simple à entretenir. La nuit dernière, quand j’ai ajouté à l’archive une douzaine de films et une douzaine de LPs, je l’ai fait sur les mêmes gabarits que j’ai développés dans les années 1990, quand je venais d’apprendre à coder ; je n’ai jamais dû apprendre à faire plus que ce que je savais déjà, et je ne savais que l’essentiel.

UbuWeb est apparu au temps des connections téléphoniques en dial-up. À l’époque, il fallait surveiller la taille des pages pour que ça se charge rapidement même pour les connexions plus lentes. C’est un ethos qu’on suit toujours ; après tout, la fracture digitale est bien réelle – nombre de gens autour du globe sont encore confrontés à des problèmes de connexion ou accèdent aux sites web sur des vieux portables. Et c’est pour cela que nos pages d’ouverture sont petites. Les pages du site ne deviennent plus lourdes que lorsqu’on arrive aux contenus plus riches à la fin. Et on n’a pas de junk sur les pages : pas de trackers, de sniffers, de serveurs de pub ou de statistiques. On ne vous agacera pas avec ces conditions de services et termes d’utilisation RGDP [Règlement Général de Protection de Données], car il n’y a pas de termes d’utilisation. On ne vous demandera pas de cliquer pour accepter les cookies, car on n’en a pas.

Je ne vous dirai pas combien de fois on nous a offert de mettre le site dans des bases de données privées. Ils étaient horrifiés du fait que je doive actualiser chaque page individuellement ou que j’utilise des strings de recherche et remplacement d’archives génériques primitifs. Ils m’ont promis que, avec leur base de données, je pourrais actualiser des milliers de pages par un clic. Cela semblait merveilleux. Mais ce qu’ils ne m’ont jamais dit, c’est que les administrateurs système du site seraient toujours en position de contrôler mon site. Tout changement au back-end devrait passer par eux.

Je me souviens d’avoir reçu un coup de fil d’une institution proéminente à New York qui paniquait parce que leur administrateur-système avait simplement disparu et refusait de répondre à leurs appels. On ne l’a jamais revu et le site qu’ils élaboraient depuis des décennies, s’est trouvé inaccessible. Ils ont dû fermer le site et recommencer à zéro.

Les technologies sophistiquées et privatisées sont toujours plus compliquées. Avec chaque version viennent les mises à jour ; et à chaque mise à jour, un nouveau prix ; et avec chaque augmentation de prix arrive une série de nouveaux problèmes et d’incompatibilités. Le HTML est gratuit et fonctionne toujours, malgré tous les changements technologiques. Restez compatible et ringard. Restez simple. Restez libre et gratuit.

Même un site web devrait être visible offline. On devrait pouvoir prendre le disque dur et partir en courant. Évitez le cloud – fait d’ordinateurs de gens qu’on ne connaît pas et qui ne se soucient pas de vous.

Comme je suis content de ne pas avoir construit UbuWeb sur le cloud. Il y a eu un temps où j’ai envisagé de le faire, ça semblait raisonnable : un espace infini pour le serveur, une énorme bande passante, un accès global, tout cela gratuit. Il y a eu des instants dans les dernières années où j’ai senti que les blogs de MP3 et de films faisaient le travail d’archivage de l’avant-garde aussi bien ou même mieux qu’UbuWeb ; notre site semblait dépassé, et même frôler l’obsolescence. Mais attendez un peu et vous verrez que, parce que ces choses sont basées sur le profit financier, elles ne dureront pas très longtemps. Souvent décimés par les procès juridiques et les faillites, les systèmes de stockage online sont presque toujours discontinus, et vous laissent, vous et votre contenu, désemparés dans la recherche d’un nouvel hébergement. À l’instant où j’écris cela, Flickr’, un des premiers sites d’échange de photographies, fondé en 2004, est en train de modifier son service gratuit de stockage de photos. En ne permettant que 1000 images par utilisateur, les nouveaux propriétaires du service d’échange d’images Flickr’commenceront à effacer des millions et des millions d’images, si les internautes ne s’engagent pas dans un compte prémium4. C’est un jeu truqué dont on sort toujours perdant.

J’utilisais comme tout le monde des « casiers sur le cloud » [cloud lockers] – des serveurs d’hébergement de fichiers qui permettent de télécharger, stocker et partager des archives à volonté. En fait, une grande partie du contenu d’UbuWeb a été retirée de ces sites et republiée sur UbuWeb. J’avais des souscriptions payantes pour des sites comme Megaupload, Rapidshare et quelques autres pour avoir un accès rapide à leurs trésors. Et franchement, à un prix – pour moi qui suis un vorace collectionneur, consommateur et distributeur de contenus culturels en MP3, MP4, PDF et Epub – beaucoup plus petit que ce que j’aurais payé en achetant les contenus dans les magazines (au prix inflationniste des collectionneurs) pour les republier sur UbuWeb.

J’adore l’idée du cloud, mais je déteste sa réalité. Sa réalité n’est pas du tout ce qu’on nous a promis. Faire confiance au cloud est une erreur : c’est excessivement centralisé, très facilement blocable, beaucoup trop contrôlable. Et c’est privatisé, possédé et géré par quelqu’un d’autre. Le cloud est présumé être tout autour de nous, promu comme conservant « vos données où et quand vous voulez ». Mais quand je suis en voyage, trouver des connexions Wi-Fi débloquées autour du monde (à l’exception unique, hélas, de Starbucks) s’avère impossible.

Et le « libre et gratuit » n’est pas toujours libre ni gratuit : je trouve souvent un « cloud aménagé pour les familles » dans les trains d’Amtrak, ou d’autres genres de transport qui se vantent de leur connexion hotspot pour remplir les sièges. Mais indépendamment des restrictions de contenus, leurs connexions fonctionnent irrégulièrement et lentement, quand elles fonctionnent. Les médias en streaming sont censurés et fortement contrôlés dans ce cloud. Youtube et Soundcloud ne sont ni bienveillants ni gratuits : ce sont des entités énormes cherchant des profits aussi énormes, et disposées à contrôler, surveiller, retirer et censurer du contenu. (Youtube a carrément un algorithme qui renifle tout ce qui peut ressembler à une chatte ou une bite et qui le supprime, que ce soit anatomique ou pas). Récemment, ils ont rendu impossible de télécharger tout ce qui est vidéo avec de la musique. Leur « gratuit » n’est pas gratuit ; c’est un hameçon, un moyen pour eux de se faire de l’argent en vendant vos données et en vous inondant de pub. On est tous éblouis par le gratuit, mais dans une culture commerciale, il n’y a pas de gratuit.

Puis il y a la question politique. Quand j’ai été en Chine récemment, beaucoup d’intervenants ont laissé leurs documents dans le cloud – Google docs, plus spécifiquement. Vous savez comment se termine cette histoire : ils sont arrivés en Chine sans se soucier de faire un VPN [réseau virtuel privé] – et comme il n’y avait pas d’accès à Google, ils se sont retrouvés le bec dans l’eau. Leur gmail, basé sur le cloud, n’était pas disponible non plus. Pareil pour leurs « casiers sur le cloud », où ils gardaient leurs présentations riches en médias. Et ne parlons pas de leurs médias sociaux. Le cloud les a balancés vingt ans en arrière.

Mais même en Occident ces casiers sont précaires. Souvenez-vous en 2009, quand le Département de la justice des USA s’est acharné sur Megaupload, provoquant une réaction en chaîne de fermetures de sites d’hébergement de données. Un à un, les nuages se sont dissipés. Bientôt suivis pas les blogs de MP3, de films et de littérature. Je suis navré pour les gens qui ont fait confiance au cloud, qui ont construit de belles bibliothèques de contenus culturels pour les distribuer et qui les ont vues s’écrouler du jour au lendemain. Même si beaucoup de contenus protégés circulaient dans ces serveurs, plein d’écrits et ouvrages uniques et disparus y circulaient aussi. La tragédie de voir ce genre de librairie décimée (et souvent reconstruite dans les mêmes nuages – n’apprendront-ils jamais ?) est littéralement à briser le cœur. Mais il est aussi décevant de voir comment les gens ont peur du droit d’auteur : la simple menace du copyright – et pas sa réalité concrète – a fait s’écrouler toute une vibrante écologie culturelle.

Ne faites pas confiance au cloud. Utilisez-le, profitez-en, mais n’y croyez pas. Ni d’ailleurs au web lui-même. Plein de gens supposent que le web – et ses richesses – seront toujours là à notre disposition. C’est faux. Ne marquez pas les pages : téléchargez. Les disques durs ne sont pas chers. Remplissez-les de tout ce que vous voudriez consulter, regarder, lire, entendre ou citer dans le futur. Votre librairie devrait être plus vaste que ce que le web peut vous offrir. Comprenez que le web et ses trésors sont temporaires et éphémères.

J’ai eu la chance d’avoir toujours travaillé avec des gens qui se sont occupé de nos serveurs avec soin et dévouement. En hébergeant une vaste mine d’archives sans les permissions nécessaires, dans certains cas, ils assument un grand risque – et le font malgré tout en raison de leur engagement pour un échange libre et gratuit des outils culturels. Convaincues par des universitaires ou des administrateurs-système sympathisants du projet, beaucoup d’universités ont hébergé UbuWeb. Au départ, tout se passe bien, mais, tôt ou tard, il y en a toujours qui comprennent qu’on a des tonnes de matériel « illégal » hébergés dans les serveurs universitaires, et nous sommes rapidement expulsés (heureusement, jusqu’à présent personne n’a été viré pour avoir couru le risque de nous héberger). D’une façon ou d’une autre, nous sommes toujours parvenus à retomber sur nos pieds pour nous rediriger vers le prochain serveur. Même si l’interface et la disponibilité de nos contenus semblent très simples à gérer, il n’y a rien qui puisse remplacer une équipe d’alliés dans les coulisses pour maintenir ces apparences.

Mais ceci ne concerne pas uniquement UbuWeb. On devrait toujours pouvoir compter sur une sollicitude humaine (a human who cares), à l’autre bout du fil ou par email. Bien sûr, c’est beaucoup moins cher de s’inscrire avec une grosse corporation comme GoDaddy, mais nous estimons qu’il vaut mieux dépenser quelques sous de plus pour avoir un administrateur qu’on connaît, qui est de votre côté. Quand on sous-traite à des entités qui s’en fichent, on réduit les possibilités de soutenir ceux qui se préoccupent vraiment de nous. Cherchez des plateformes et fournisseurs d’accès plus petits et indépendants, qui ont une philosophie alignée sur l’idéal de maintenir l’Internet démocratique et ouvert, comme Critical Commons5, une archive publique de médias et réseaux qui défend le « fair use » et la réutilisation transformatrice de médias dans des contextes académiques et créatifs ; ou Njalla6, un site d’hébergement et domaine d’adresses anonyme géré par Peter Sunde, le cofondateur de Pirate Bay. Il y en a plein d’autres comme eux, pas difficiles à trouver. Ils méritent notre soutien.

Ne demandez jamais d’autorisations. Cela vous ferait attendre une éternité en vous transformant en comptable ou en avocat.

Si nous devions demander des permissions, nous n’existerions pas. Quand vous demandez la permission, vous créez des problèmes. Demander la permission entraîne des tonnes de correspondances et de négociations interminables. Ce qui devrait être amusant devient un fardeau puant la culture officielle. Quand on demande la permission, on devient un business. Nous sommes d’accord avec Christian Marclay, qui n’a pas demandé de permissions pour son chef-d’œuvre The Clock, quand il dit que « si on fait quelque chose de bien et d’intéressant et qui ne ridiculise ni n’agresse personne, les créateurs du matériel original seront contents. »

Au départ, les agents de propriété et marchands d’art étaient fâchés avec UbuWeb parce qu’on ne leur demandait pas la permission pour héberger des travaux d’artistes qu’ils représentaient. Aujourd’hui, on nous demande constamment d’archiver des choses d’artistes éminents. Ironiquement, une grande partie de ce que nous publions est permis. UbuWeb maintient un agréable équilibre entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, entre le légal et l’illégal. Il arrive que parfois des articles illégaux nous parviennent mais deviennent légitimes, comme dans le cas de l’artiste conceptuel canadien Michael Snow. Pendant des années, on a collectionné ses travaux, ses segments sonores, ses écrits et ses films. Il y a eu un moment où on avait environ six ou huit de ses films. Un jour, on a reçu un email de Michael qui nous demandait tout simplement d’enlever deux de ses films, mais nous autorisait à laisser le reste. On a vu cela comme une victoire, d’avoir quatre films de Michael Snow avec sa permission, ce qui était mieux que d’en avoir une douzaine d’interdits. D’une façon semblable, après s’être rendu compte que nous avions publié illégalement une de ses pièces audio, John Baldessari nous a contactés pour nous fournir le morceau dans sa version complète. Ce qui avait commencé illégalement est devenu légitime. Et d’avoir des morceaux de Michael Snow et de John Baldessari en a encouragé d’autres à nous donner la permission.

Le fait qu’UbuWeb soit libre et gratuit pour tous ne veut pas dire que tout soit accepté. On a eu pendant des années une politique de soumissions libres ; je regardai tout. Parmi des milliers de propositions, je n’en ai trouvé peut-être moins d’une douzaine qui étaient dignes de publication. Si tout est art dès lors qu’on dit que c’est de l’art, ça ne veut pas dire que c’est de l’art de qualité ; ce qui est bien est difficile à trouver. Je crois qu’il faut avoir un sens solide et ferme de l’activité curatoriale.

Ne promettez jamais rien. Faites comme ça vous plaît.

On dit souvent que les écrivains écrivent les livres qu’ils aimeraient bien lire. Je fais UbuWeb parce que c’est le web que j’aimerais bien trouver. Si les personnes en profitent, ça me plaisir. Mais je le fais surtout pour moi-même, en tant qu’artiste, curateur, critique et éducateur. Même si c’est accessible au public, le public n’en dicte rien. On n’accepte pas de contenus non sollicités ; on publie les contenus de façon irrégulière et parsemée, jamais d’après un programme. Et les ouvrages que nous choisissons y figurent parce que nous le voulons, et pas en fonction de curriculums, quotas ou normes. Si nous voulons révéler aux gens ce qu’il y a de merveilleux et d’inaperçu dans le monde des arts, et si nous voulons ouvrir de nouvelles perspectives aux notions fatiguées de l’avant-garde, tout ce qui est sur le site y figure d’abord parce que cela nous dit quelque chose, pour des raisons que nous jugeons ne pas devoir expliquer. Et comme on ne reçoit pas d’argent, nous ne devons répondre à personne du contenu du site. Est-ce biaisé ? Oui. Est-ce incomplet ? Oui. Est-ce imparfait ? Oui. Est-ce fait de la façon qui nous convient ? Oui. De bout en bout.

Même si ça donne l’impression d’être une institution officielle – et d’une certaine façon, on le devient – en réalité ce ne l’est pas. Les institutions répondent à des comités, financeurs, administratifs et au public payant. Les institutions doivent être représentatives de leurs constituants ; elles doivent rester attentives à leur budget. Nous ne répondons qu’à nous-mêmes. Pour nous, c’est ça la liberté. Vous n’avez pas besoin d’institutions pour vous soutenir. À chaque fois qu’on vous offre de l’aide ou des financements, il y a toujours des contreparties. Nous disons « non merci ». Vous pouvez vous débrouiller sans institutions. Nous n’avons pas gagné un sou en deux dizaines d’années et nous n’avons pas l’intention d’en gagner prochainement. Plusieurs de mes amis européens ont reçu des financements pour faire un UbuWeb européen. Ils reçoivent des tonnes d’argent pour s’asseoir autour d’une table et en discuter ; quand l’argent est fini, ils quittent la table et le projet se termine. Cela met très haut le prix de la discussion. Il va sans dire qu’on n’a jamais eu un UbuWeb européen. Évidemment, mon travail universitaire me permet une liberté d’emploi de mon temps, que je passe à maintenir et améliorer le site, mais c’est ce qui rend UbuWeb aussi extraordinaire. C’est pur. Ça défie la gravité. Après une longue journée de travail au bureau ou à l’Université, il n’y a rien de mieux que de flotter dans la légèreté de l’indépendance.

Vous n’avez pas besoin de moteurs de recherche. de protocoles compliqués, de cryptomonnaies ou d’autres gimmicks. Vous avez besoin de gens qui s’engagent affectivement dans le projet

Il y a aussi une ligne de code qui est l’un des points les plus importantes d’UbuWeb. Nichée dans l’en-tête de chaque page, on trouve le tag < meta name = «robots» content = «noindex»>, ce qui veut dire que, quand les araignées des moteurs de recherche frappent à la porte, elles font demi-tour. Bon nombre de gens ont écrit des livres qui apprennent à avoir des meilleurs classements Google ; nous voulons être classés derniers. En fait, nous voudrions bien ne pas y figurer du tout, et nous protéger ainsi des trolls du copyright – ces services qui cherchent à s’approprier des artefacts qui sont dans le domaine public ou sans copyright.

Ce que beaucoup ne savent pas, c’est que si vous avez un domaine, vous pouvez le retirer de Google. Quand nous avons fait ça, nous avons pratiquement disparu de toute perception publique. Même si cela semble aller contre tous les principes démocratiques du site – et même impliquant peut-être un élitisme dans une certaine mesure, au sens qu’on oblige les gens à être très « au courant » – pour nous, c’est un moyen de survie. Sortir du radar est pour nous un moyen de préserver les archives du supplice d’être mangées par les trolls. J’aime bien comparer UbuWeb à la façon dont on se renseignait sur les groupes de rock avant Internet – par le bouche-à-oreille et par des sources fiables, comme le lycée et la radio indépendante. C’est la façon dont la culture underground a toujours circulé, et en étant totalement enracinés dans l’underground, nous ne voyons pas pourquoi rompre avec cette tradition. Il y a des milliers de liens d’autres pages vers UbuWeb, de gens qui s’intéressent à ce qu’on fait et qui publient notre adresse. Les bots, les algorithmes, l’IA et les autres technologies numériques n’arriveront pas à remplacer les personnes qui se passionnent pour les contenus et pour leur distribution. Ne sous-estimez pas le pouvoir du bouche-à-oreille, même dans notre monde de médias sociaux. Nous n’avons jamais eu de mailing list, ni jamais fait aucune sorte de pub. Je fais le plaidoyer du site via Twitter, mais ce n’est qu’une façon de partager une petite fraction des trésors du site, de faire savoir aux gens qu’on est toujours en vie. À l’exception des moteurs de recherche, UbuWeb est ouvert à tous.

Tout est passager, même après vingt ans. Les serveurs s’effondrent, les disques meurent, la vie change et « shit happens ». Le soin et la redondance sont le seul chemin vers la longévité.

Depuis une vingtaine d’années, UbuWeb traverse constamment des crises en série – qu’elles soient technologiques, légales ou d’épuisement. Nous avons été hackés, nos serveurs retirés de sous nos pieds, mis en demeure par de multiples ordres de cessation d’activités, juste pour citer quelques exemples. Nous avons eu un nombre incalculable de bonnes raisons pour nous arrêter. Depuis une vingtaine d’années, mon travail est devenu instable et exigeant, j’ai même eu des gosses à nourrir. Mais à chaque fois que je pense à fermer le site, je continue. Comme le dirait Samuel Beckett, « Je ne peux pas continuer. Je continuerai. »

Juste au moment où je suis prêt à tirer la prise, je rencontre quelqu’un qui me dit comment UbuWeb a été important quand il ou elle était en fac, dix ans plus tôt, et qu’une grande partie de leur recherche a été faite sur UbuWeb. Ou parfois il y a quelque chose qui me tire la manche, qui m’implore de faire que notre monde commercial et stupide soit un peu moins commercial et stupide.

Mais il s’agit aussi de redonner, ce qui s’apparente à une forme de service communautaire. Après avoir mis en ligne une douzaine de films intelligents d’avant-garde, je quitte mon ordinateur avec l’impression que d’une certaine façon j’ai fait ma petite contribution pour rendre le web un peu plus intéressant. Ce sentiment me suffit pour continuer à le faire.

Il y a quelques années, à une de ces occasions où je voulais jeter l’éponge, j’ai dit à mon ami Marcell Mars que peut-être il était temps de brandir le drapeau blanc, que je m’épuisais et que je ne voyais plus pourquoi continuer. Mars, un des Custodians Online, a décidé qu’il ne laisserait pas cela arriver. Il a rapidement regroupé les forces des libraires des ombres (shadow librarians), qui ont fait une multitude de miroirs et de sauvegardes du site. Ensuite il m’a offert d’héberger tout le truc pour rien du tout. Quelques mois plus tard, quand tout avait été transféré, Marcell souriait en me disant : « Tu vois ? Maintenant, même si tu le veux, tu ne pourras plus te débarrasser d’UbuWeb. »

Marcell se soucie d’UbuWeb et en a pris soin. Et les Custodians aussi. Et tous ces libraires des ombres éparpillés dans le web aussi. Il y a plein de gens qui s’en soucient et en prennent soin. Le soin et la redondance sont le chemin vers la longévité. Abandonné à mes propres moyens, j’aurais renoncé depuis longtemps. Et j’ai failli le faire plein de fois. Mais quand on construit quelque chose pour de bonnes raisons, on se retrouve capturé par ce qu’on a fait, entouré de gens qui s’en soucient et en prennent soin.

Si vous travaillez un tout petit peu sur quelque chose tous les jours, vous finirez avec quelque chose d’énorme.

Ce soir, après avoir mis mes enfants au lit, je me servirai un verre de whisky et je ferai ce que je fais presque tous les soirs de 22 heures jusqu’à 1 heure du matin – mettre UbuWeb à jour. Je mettrai de la musique, j’ouvrirai mon éditeur de texte et commencerai à coder le site manuellement. Je fais cela depuis tellement longtemps que je pourrais le faire avec les yeux fermés. Je suis vraiment rapide ; je peux mettre en ligne des douzaines de films ou des centaines de MP3 en quelques heures. Tout ce qu’il faut, c’est beaucoup de copier-coller. Et beaucoup de whisky.

En tant que rituel, c’est relaxant. Je compare ça à du jardinage. Tous les soirs, je plante quelques graines, retire quelques racines mortes, enlève les mauvaises herbes, tronçonne les arbustes et arrose le jardin. Certaines nuits donnent des bonnes récoltes ; dans d’autres nuits, les fruits de la cueillette sont invisibles, comme quand je répare des codes endommagés. Étant un universitaire, j’ai des étés libres, et c’est là que la récolte est vraiment bonne. C’est là que j’ai le temps de faire des plantations massives, ce qui n’est pas possible pendant les semestres.

Je n’ai jamais prévu d’avoir une archive aussi substantielle. Je ne suis pas très sûr de combien d’artefacts il y a sur Ubu – il doit y en avoir des dizaines, peut-être des centaines, de milliers – mais si on travaille un tout petit peu tous les jours, on finira avec quelque chose d’énorme. Et en particulier quand on parle de décennies, ça devient vraiment énorme. On a l’impression que cela n’a pas de fin. J’ai encore des centaines de films et des milliers de MP3 en attente. Mais je ne suis pas pressé. Il n’y a aucune pression pour que ça se publie. Notre horizon temporel est très large. Quand on a du temps, de l’énergie et de l’inspiration, le site grandit. Et dans les temps oisifs, il y a plus de films à regarder et plus de MP3 à écouter qu’on pourrait le faire en dix vies.

L’argent est surévalué

En opérant dans une économie débarrassée de l’économie, UbuWeb fonctionne pratiquement sans argent. Depuis les vingt-deux dernières années, j’ai dépensé 50 dollars par mois pour mon ISP, quelques dollars par an pour un moteur de recherche payé et quelques sous pour un service de streaming vidéo. Croyez-moi, ce n’est rien du tout. En gros, nos serveurs et notre bande passante nous sont donnés pour des prix obscènement bas grâce à des sympathisants, parfois des universités ou des stations de radio. Aujourd’hui, UbuWeb est hébergé par nos amis libraires des ombres, quelque part entre Zagreb et l’Islande. Honnêtement, je ne sais pas trop où le site habite. Je me suis rendu compte il y a longtemps que si on prenait de l’argent, on devrait le rembourser. Ce ne serait pas juste. Si je m’enrichissais avec ça, alors les artistes du site devraient s’enrichir aussi. Si aucun de nous ne devient riche, alors tout va bien entre nous. Bien entendu que le « business » de l’avant-garde n’en est pas un. En 2012, Jonas Mekas disait qu’il n’avait pas été payé pour une projection depuis 16 ans. Cette année-là, il a montré un film à la Brooklyn Gallery qui lui a rapporté 20 dollars en espèces, qu’il a encadré et affiché au mur de son studio7.

Cela dit, il y a des petits éditeurs et des petits labels qui font des artefacts adorables avec tout ça. UbuWeb met l’accent sur des archives qui sont soit épuisées, soit introuvables, ou alors obscènement chères. Si un petit label réédite quelque chose qui est sur UbuWeb et que ça arrive à nos yeux, on l’enlève du site. Ces éditeurs et ces labels méritent notre soutien. Ils ne sont pas là pour gagner de l’argent. Mais on est dans le métier depuis tellement de temps que, quand ils cessent leurs activités – et c’est l’économie qui le détermine – on revient et on restitue le contenu. De cette manière, UbuWeb est comme une marée : les choses nous arrivent et repartent. De temps en temps, les corporations hument une possibilité de profit en percevant qu’on a quelque chose qui semble avoir de la valeur et elles nous envoient des lettres menaçantes. Nous nous conformons à leurs exigences. Pour un moment. Elles repartent toujours vers d’autres proies, et quelques mois ou années après, on remet le tout en ligne. Il semblerait que ces gens-là ne reviennent jamais pour nous rattraper. Après tout, il n’est pas raisonnable pour eux de s’attaquer à une entité qui se glorifie de ne pas avoir d’argent.

Tout matériel,
en principe, est utilisable par tout le monde

Guy Debord écrivait à son ami Patrick Straram : « Tout le matériel publié par l’Internationale Situationniste est déjà, en principe, utilisable par tout le monde même sans référence, sans préoccupation de propriété littéraire. Mais à plus forte raison par toi. Tu peux en faire tous les détournements qui te paraîtraient utiles.8 » On ne pourrait pas être plus d’accord. UbuWeb est en code ouvert. Utilisez-le comme ça vous plaît, spécialement d’une mauvaise manière. Il y a quelques années, on a entendu dire que le site était devenu populaire parmi les DJ, qui l’ont pillé pour des drôles de nouveaux sons. Apparemment, des morceaux du chant/mantra de Bruce Neuman « Get Out Of My Mind, Get Out Of This Room » de sa compilation Raw Materials sur Ubu a été mixée avec d’autres rythmes, et ça cartonne avec les fêtards insoupçonnés des pistes de São Paulo.

Des projets indépendants qui se servent d’Ubu apparaissent constamment. Un groupe a créé une interface appelée Ubu Roulette, qui sélectionnait et jouait des films au hasard ; d’autres ont fait une station radio avec nos archives MP3, et il semblerait qu’il y a une flopée de projections de films et de festivals autour du globe d’après la collection de UbuWeb. Nous adorons et encourageons tout cela. Et nous vous prions de ne pas nous demander la permission d’utiliser le site comme cela vous plaît, parce que la réponse sera toujours « oui ».

D’un autre côté, il y en a qui nous demandent la permission d’utiliser des films ou musique dans une exposition auxquels on doit forcément dire « non ». Nous ne pouvons pas vous donner la permission d’utiliser nos contenus pillés. Si on peut – dans les cas où l’artiste en question nous a donné la permission – nous les dirigeons vers les artistes pour qu’ils leur donnent aussi la permission. Dans d’autres cas, on les redirige vers des distributeurs pour que les artistes puissent être payés. Mais d’habitude, on ne sait pas à qui appartient vraiment le matériel.

Il y a longtemps, Creative Commons nous a contactés pour nous demander de mettre notre contenu sous leur licence libre. Même si nous adorons l’idée du Creative Commons, nous avons répondu que nous ne pourrions pas licencier du matériel sur lequel nous n’avions pas les droits. Et puisque Creative Commons protège les artistes, nous ne sommes pas fans des licences, quelles qu’elles soient. Nous aurions préféré que le matériel soit utilisé sans aucun genre de licence. Les bibliothèques universitaires sont pleines de choses bien que le public n’utilise jamais. Si vous avez eu la chance d’étudier à l’université, ce privilège vous a été enlevé à l’instant où vous avez été diplômé. UbuWeb est dédié à la construction d’un système alternatif – une bibliothèque des ombres qui vous offre accès à ce matériel, peu importe votre affiliation, et gratuitement. Nous voulons que les artefacts culturels vous arrivent sans aucune contrepartie. Nous ne nous occupons pas de tracker ce que vous avez téléchargé, de combien de temps vous êtes resté sur le site ou de ce sur quoi vous avez cliqué. Qui vous êtes, et ce que vous faites, ne nous regarde pas.

Le problème n’est pas le piratage. Le problème,
c’est l’obscurité

Être suffisamment connu pour être piraté est déjà un couronnement en soi. Si votre travail est suffisamment bien vu pour être piraté, cela signifie que vous avez réussi, une chose que la plupart des artistes n’atteignent jamais. Quand nous décidons de pirater, cela veut dire que nous estimons que ce travail est valable, qu’il mérite d’être vu et préservé. La prochaine fois que quelqu’un vous pirate une œuvre, remerciez-le. Le piratage est une forme de préservation. Une grande partie de la culture extérieure au mainstream est préservée par des gens qui aiment et cultivent les artefacts obscurs. Abandonné aux forces du marché, le genre de chose qui est sur UbuWeb s’évanouirait dans les airs, perdu pour toujours. Heureusement qu’il y a des custodians [des gardiens] et des libraires dédiés à la collecte et au soin d’artefacts dépréciés.

De temps en temps, on nous demande pourquoi nous ne regroupons pas tout ce qu’il y a dans UbuWeb sous la forme de bit torrent au lieu d’insister à les publier un à la fois via http. La réponse est très simple. Les torrents récompensent le majoritaire et condamnent le minoritaire. Si nous mettions tous nos étranges films d’avant-garde, toutes les poésies sonores et poésies concrétistes en torrents, ils subiraient une mort rapide et solitaire, faute de relayeurs. Nous préférons le modèle de la bibliothèque publique où toutes les œuvres sont placées sur des étagères, toujours disponibles au peu de gens qui souhaitent y accéder.

UbuWeb croit aux artistes. Et les artistes invisibles sont oubliés. Le pire qui puisse arriver à un artiste ou à son œuvre, c’est de les faire disparaître du net. En ce domaine, la myopie est incroyable. Il y a un nombre infini d’exemples d’artistes d’avant-garde qui, après avoir crevé de faim et avoir lutté pendant des années, sont redécouverts déjà âgés. Ils sont tellement glorifiés d’être aimés, flattés et glamourisés par leurs ventes qu’ils s’acharnent contre la distribution ouverte de leur travail, en espérant enfin gagner tout l’argent possible. Souvent, ce tournant tardif va contre tout ce qu’ils défendaient auparavant dans leur travail et leur idéologie, quand la commercialisation n’était pas encore envisageable. Ils semblent oublier qu’il y a eu un temps où ils étaient pour la distribution ouverte et radicale, le partage, l’économie non-rémunératrice et l’open source.

Mais le temps nous a montré, à tous les coups, que pour une population intéressée en général, ceux qui retirent leur travail de la distribution libre ont payé très cher pour cela, en n’ayant plus personne qui écrit sur eux, qui parle d’eux ou qui enseigne à leur propos. En conséquence, ils ont souvent été oubliés par tous, sauf par le marché. Et aujourd’hui, le marché est l’endroit le plus solitaire du monde. Comme l’a dit le collectionneur Stefan Edlis dans un documentaire récent sur le marché des arts, « il y a un tas de gens qui connaissent le prix de tout mais la valeur de rien9 ». Mais ce qu’on a découvert, c’est qu’une chose n’a rien à voir avec l’autre. Ceux qui peuvent payer pour une œuvre d’art ne se soucient pas de ce qui circule dans le net. Comme le dit l’artiste Seth Price, « si vous avez un vrai sac Chanel, vous vous foutez qu’il y ait des contrefaçons de sacs qui circulent10 ».

En fin de compte, pour une grande partie du travail qui est sur UbuWeb, si ce n’était pas sur Internet, ça n’existerait pas. Si quelqu’un demande que son travail soit supprimé de l’archive UbuWeb, il constatera que, pour un fort pourcentage de la population globale, son travail cessera d’exister. On l’a vu plusieurs fois. Et on essaye d’avertir les artistes sur les conséquences de leur action. Nous essayons de les convaincre que nous croyons en leur travail et que, sans y gagner le moindre argent, nous sommes contents de le promouvoir et de le publiciser, parce nous pensons que ce travail est important et que c’est une bonne chose de le faire connaître le plus possible. Mais certains insistent et nous menacent quand même. Nous enlevons leur travail et en sommes très tristes. Si seulement ils arrivaient à prendre du recul.

Parfois UbuWeb ressemble à un backup de l’Internet. Combien de fois a-t-on cherché une certaine vidéo sur Youtube pour découvrir qu’elle a été effacée à cause de violations des termes légaux, ou parce que la vidéo « n’est pas disponible dans votre région » ? Les sites de contrôle corporatifs reniflent toutes sortes de violation de copyright supposée, pour ensuite supprimer les contenus. Si on devait compter uniquement sur Youtube pour les vidéos, on serait souvent bien démuni. Sur UbuWeb, en général, les choses ne sont pas supprimées. Et si elles le sont, attendez un peu, elles réapparaitront. […]

Le monde est plein de références, plus ou moins intéressantes. Nous ne voulons pas en rajouter

En recherche, un des moments qui brisent le cœur, c’est quand on cherche un livre ou un MP3 et qu’on clique sur le lien, pour ne recevoir qu’une entrée bibliographique au lieu de l’artefact en soi. Si vous n’êtes pas très bien financé, ce sera le plus près que vous serez de cet artefact enfermé dans une bibliothèque de l’autre côté du monde. Si parfois l’artefact virtuel est traité de « fantôme » ou de version mauvaise de l’artefact originel, alors le lien bibliographique est le squelette de l’artefact digital. Sur UbuWeb, nous voulons donner accès aux sources primaires. Tout ce que nous hébergeons est un lien vers le contenu original, pas une référence. Même si le travail artistique est une copie inférieure, c’est toujours mieux qu’une simple référence. Quoique complètement inexpérimentés dans le domaine des sciences bibliothécaires, nous assumons la garde (custodianship) de ces artefacts, nous réjouissant de ce travail artisanal de concierge – pour les collectionner, les préserver, les nettoyer, les organiser et les protéger, afin que vous puissiez y avoir accès. Le web et son économie toujours mutante nous donnent la certitude que tout ce que vous aimez va éventuellement disparaître, ou que vous devrez payer cher pour y avoir accès. Pour éviter de périr, nous sommes comme des écureuils qui se préparent pour l’hiver en ramassant des noix qui tombent des arbres (ou des arbres qui vont bientôt tomber) et en les stockant pour que tous puissent se régaler du banquet dans la froideur de l’hiver. C’est parce qu’il s’agit d’une mission turbulente que les premières graines du silo sont un peu dégradées et chipotées. Et comme nous nous attaquons à tout ce que nous pouvons pour éviter la famine, la qualité peut laisser à désirer. Mais il vaut mieux avoir des noix légèrement grignotées que pas de noix du tout. […]

Des regrets, j’en ai eu quelques-uns…

Il y a à peu près dix ans, nous sommes montés sur nos grands chevaux et avons stupidement décidé de pointer du doigt ceux qui nous demandaient de retirer leur travail d’UbuWeb, en inventant ce que nous avons appelé « le mur de la honte ». Quelle mauvaise idée ! Les gens étaient furieux, et avaient raison de l’être. Si quelqu’un veut sortir d’UbuWeb, après que nous avons essayé de les convaincre de rester, c’est leur travail et un point c’est tout. Depuis, beaucoup sont revenus vers nous par sympathie pour notre vision, mais pour d’autres, c’était trop tard. Et puis nous avons tardé à diversifier le site.

Nous avons suivi l’histoire d’un héritage de plein d’artistes blancs, hétéros, européens et masculins, morts depuis longtemps, sans problématiser suffisamment cette histoire. Et même si nous adorons ces contenus, il y a aussi beaucoup de travail extérieur à cet héritage qui pourrait très bien être sur UbuWeb aussi. Donc, dans ces derniers dix ans, nous avons mis en ligne des contenus qui amplifient les définitions de l’avant-garde, et par conséquent qui enrichissent le site d’une manière qui nous fascine. Nous sommes toujours très lents et davantage de ces travaux devraient être disponibles sur UbuWeb pour amplifier et radicalement exploser les notions d’avant-garde.

Finalement, il faut le dire, nous avons été un tout petit peu trop audacieux, secs et arrogants (pour preuve : ce texte !). Peut-être que cela a éloigné un peu les gens. Avec le recul, toutefois, cela fut une posture nécessaire. Ce que nous avons accompli est tellement pervers, tellement bizarre et impossible que, si nous n’avions pas adopté une attitude à la hauteur, nous n’aurions pas passé le premier hiver.

Traduit de l’anglais (USA)
par Cristiano de Sá Fagundes

1 Cet article, publié avec l’accord de l’auteur et avec nos remerciements à son égard, traduit une partie du premier chapitre du livre à paraître de Kenneth Goldsmith, Duchamp is My Lawyer: The Polemics, Pragmatics, and Poetics of UbuWeb, Columbia UP, 2020.

3 La loi iminente aux États-Unis pour mettre fin à la neutralité du net et d’autres initiatives similaires pourraient changer cela.

8 Guy Debord, Lettre à Patrick Straram, 12 novembre 1958, in Correspondance, vol. 1 (1957-1960, Paris Fayard, 1999.

10 Seth Price en entretien avec l’auteur.