Comme un parti

Le populisme comme modulation du commun

Partagez —> /

Même si, dans certains pays, presque tout le jeu politique tourne autour de la menace du populisme de droite, très peu d’analystes, jusqu’à récemment, ont pris ce populisme au sérieux en tant que force politique[1]. Cela se manifeste clairement à travers la disqualification (peu productive) d’un populisme réduit au statut de démagogie, de politique simpliste ou viscérale. Le mot de populisme n’est généralement employé que comme une insulte, qui révèle plutôt le manque d’intelligence de ceux qui l’emploient que de ceux qui en sont accusés ; de tels gestes ne produisent guère plus qu’une auto-congratulation morale, facile et creuse. Un autre curieux lieu commun réduit le populisme au fait de se soumettre aux caprices du peuple, dans une sorte de démocratie directe des entrailles.

Cette condescendance des élites politiques envers le populisme révèle surtout leur conception profonde de la démocratie : Vous votez, nous dirigeons. Tout le monde sait, bien entendu, que la démocratie est toujours une démocratie « guidée »[2] ; il est toutefois étonnamment naïf de s’attendre explicitement à ce que cela conditionne par soi-même le résultat des consultations électorales. Il est également remarquable que les prétentions qu’ont les tribuns populistes d’exprimer la voix du peuple soient prises pour argent comptant, sans guère d’esprit critique. Cela permet aux populistes de se présenter comme la seule vraie force d’opposition démocratique et de se démarquer d’un « establishment politique » dénoncé comme étranger aux préoccupations de l’homme de la rue.

Cliver le commun

Ces poncifs sur le populisme nous empêchent de voir le rôle que jouent l’imagination et le storytelling dans les politiques populistes. Il y a en effet de nombreuses interprétations différentes du concept de populisme. Le consensus dominant parmi les experts de l’analyse politique en fait un phénomène extrêmement intangible qui résiste à tout effort de définition. On peut, en première approche, y voir un type de discours qui prétend parler au nom du peuple et qui s’oppose fortement à ce qu’il dépeint comme l’establishment. La référence au « peuple » se caractérise toutefois par quelque chose de très particulier : dans le discours populiste, ce terme n’est jamais équivalent à l’ensemble de la communauté politique ; il y a toujours des groupes qui s’en trouvent exclus, à commencer bien entendu par l’establishment.

Ce clivage de la communauté politique en différents composants est précisément ce qui fait l’essence du populisme, si l’on en croit le livre récent d’Ernesto Laclau, La raison populiste. « Un discours institutionnel se caractérise par le fait d’essayer de faire coïncider les limites de la formation discursive avec les limites de la communauté ». C’est le contraire qui se passe dans le cas du populisme : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le « peuple », dans ce cas, est quelque chose de moins que la totalité des membres de la communauté ; c’en est une partie, qui aspire toutefois à se faire reconnaître comme la seule totalité légitime[3].

Prenons-en un exemple récent. Dans les élections présidentielles américaines de 2008, on a assisté à deux façons très différentes d’en appeler au peuple. La campagne de Barack Obama constituait un exemple de discours institutionnel. Dans ses interventions, le candidat s’adressait à toute la population américaine, avec le rêve américain comme symbole unifiant. Sur son site internet, on pouvait obtenir des autocollants du type : « Latinos pour Obama », « Gays pour Obama », « Ouvriers pour Obama », « Paysans pour Obama », « Possesseurs de chiens pour Obama » – tout groupe identifiable dans la société américaine avait son autocollant ou son groupe sur Facebook.

De l’autre côté du champ politique, les républicains John McCain et Sarah Palin en appelaient eux aussi au « peuple » américain, mais d’une façon tout à fait différente. Ils parlaient de « la vraie Amérique » (« l’Amérique intérieure », « l’Amérique profonde », la « majorité silencieuse »), l’opposant à l’Amérique irréelle, celle des « élites de gauche » (« liberal elites »). C’est le même discours qui anime aujourd’hui le Tea Party. On trouve ici la logique populiste, dans laquelle une partie (l’Amérique pure, l’Amérique rurale ou celle des banlieues bourgeoises) devient un symbole qui sert de substitut à l’ensemble de l’Amérique. La conclusion logique de ce type de discours est que certaines parties de la communauté sont exclues du « peuple », et donc de la légitimité politique.

Aux Pays Bas, la même opération définitoire du populisme prend la forme d’un appel à des catégories virtuelles comme Jan met de pet (Monsieur Tout le Monde), les « gens ordinaires », les « Hollandais qui se lèvent tôt ». Ce sont autant d’éléments symboliques qui fonctionnent comme un substitut de la communauté politique, et qui ont pour but de s’opposer à d’autres éléments (par exemple l’élite de gauche discréditée, les immigrants musulmans, les assistés, les profiteurs), qui se trouvent ainsi exclus de la légitimité politique. On trouve une parfaite illustration de cette dynamique des fronts du populisme hollandais dans un extrait du discours de Geert Wilders, tenu lors d’un débat de 2009 sur le budget de l’État, visant à dénoncer l’action du premier ministre Balkenende comme scindant la Hollande en deux : « Le pays de Balkenende est un pays coupé en deux… D’un côté il y a nos élites avec leurs prétendus idéaux : une société multiculturelle, des impôts exorbitants, l’incroyable hystérie climatique, l’incontrôlable islamisation, le Super-État bruxellois et une insensée aide au développement… L’autre Hollande, ma Hollande, est celle des gens qui doivent payer les factures. Littéralement et figurativement. Ceux qui sont dévalisés et menacés. Ceux qui sont harcelés par la racaille des terroristes de rue, qui sont écrasés d’impôts et qui rêvent d’une Hollande sociale. Voilà les gens qui ont construit notre pays »[4].

Un front divise la société en deux camps : la Hollande des élites de gauche contre celle des citoyens « ordinaires », des contribuables, des gens du peuple. C’est la plebs – une partie relativement exclue et opprimée de la communauté – que l’on déclare être le seul populus légitime. Ce front généré par cette technique entre les élites et le peuple constitue ce que Laclau appelle « la frontière intérieure ».

La cristallisation d’un mécontentement commun

Ce dernier concept présente une similitude intéressante avec l’idée d’un « écart démocratique » séparant les citoyens de leurs représentants politiques. On l’entend souvent répéter : l’écart de méfiance qui s’agrandit entre le peuple et le système politique serait la raison de la montée du populisme. Laclau nous invite toutefois à renverser la direction de la causalité : loin de se réduire à une expression de cet écart, le populisme vise plutôt à le produire.

Si l’on continue à suivre le raisonnement de Laclau, on reconnaît toutefois que cet écart démocratique, par définition, ne peut jamais être définitivement comblé. Selon lui, la société n’est pas « totalisable » : elle ne peut pas être résumée en dénominateurs communs universels, ni simplifiée en une série de classes sociales dotées de besoins et de revendications se correspondant entre elles. En fait – entrant en résonance inattendue avec le fameux slogan de Margaret Thatcher – il affirme qu’il n’y a rien qui ressemble à la société. Une société ne peut donc jamais être représentée dans son intégralité. Il y aura toujours des exigences politiques émanant de certaines portions de la population – des « demandes démocratiques », dit Laclau – qui passeront par-dessus bord, qui excèderont les limites de la représentation politique, avec tout ce que cela implique nécessairement de mécontentement politique.

Aussi longtemps que ce mécontentement n’existe que dans des poches séparées et isolées entre elles – aussi longtemps qu’il peut être géré « différentiellement », pour reprendre les termes de Laclau – tout évolue assez normalement. Autrement dit, tant que l’écart démocratique se constitue d’une multiplicité de petits écarts différents, singuliers, séparés les uns des autres, le mécontentement ne peut pas cristalliser. Tant que la frustration que les gens éprouvent à propos du trafic routier ne se mêle pas à leur mécontentement face aux quartiers défavorisés, tant que l’insatisfaction envers la bureaucratie reste séparée des angoisses sécuritaires, le mécontentement politique est divisé dans l’ensemble de la société sans trouver de point de cristallisation.

Toutefois, lorsqu’une série de demandes restent frustrées et qu’une connexion parvient à s’établir entre ces demandes – ce que Laclau appelle une « chaîne d’équivalence » – par l’entremise d’un certain discours politique, alors il peut se produire que l’une de ces demandes soit érigée en symbole représentant toutes les autres revendications frustrées. C’est ceci qui constitue le moment populiste dans la théorie de Laclau. Le populisme repose ainsi sur la transformation de multiples écarts démocratiques singuliers, séparés entre eux, en un seul écart collectif, un point de cristallisation du mécontentement politique.

L’unification par les symboles et les récits

Un exemple de ce phénomène est fourni par la façon dont le thème de l’intégration des étrangers aux Pays Bas se trouve chargé de significations très différentes, assumant le rôle d’un symbole cristallisant un mécontentement bien plus général, quoique très hétéroclite, envers la politique : on y retrouve en vrac la lourdeur de la bureaucratie, un État-providence qui ne protège plus les « citoyens ordinaires » (mais seulement les étrangers, les privilégiés et les élites de gauche), les angoisses de l’insécurité, les rancœurs envers un système criminel « trop doux », les problèmes des quartiers défavorisés, etc. Ce sont fréquemment des fils narratifs qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui fait mine de les intégrer, mais ils se trouvent néanmoins entrer en résonance avec ce thème.

Les techniques populistes consistent précisément à savoir « charger » une personne, un groupe ou un problème avec de telles résonances symboliques, à savoir tramer des lignes narratives a priori différentes autour d’un même visage ou d’un même slogan. Des symboles ambigus sont mobilisés à cet effet, de façon à servir de « signifiants vides ». Des notions comme « la liberté » sont si flexibles qu’elles peuvent être utilisées à la fois, suivant les cas, pour justifier l’expansion ou la limitation du rôle de l’État. Le caractère vague du discours populiste n’est ainsi nullement une indication de son sous-développement. Au contraire, c’est précisément grâce à son flou que le populisme peut être une technique particulièrement efficace pour unifier un électorat extrêmement hétérogène, originellement dispersé autour de revendications parfaitement hétéroclites.

Ce que l’on peut conclure du travail de Laclau est que le populisme ne consiste pas tant à donner voix à la volonté du peuple – ce qui reste largement un concept virtuel. Il consiste bien davantage à donner forme au « peuple » (et à la volonté du peuple), et à construire une frontière intérieure, grâce à la création d’images et au tissage de fils narratifs. Cela passe d’abord par une identification négative, qui place certains groupes en dehors de la communauté, formant ainsi un « dehors constituant ». Le « peuple » prend forme par la disqualification de certains groupes, il se définit par référence à ce qu’il n’est pas. Être opposé aux « élites de gauche » et à toute forme d’Autre (l’ennemi) – dans le cas hollandais, les (terroristes) musulmans, ou les immigrants – fournit une identité commune à un électorat sans cela informe et hétérogène, qui ne partage a priori aucune idéologie ni aucune orientation politique positive. La force d’affirmation positive propre à la politique symbolique du populisme repose sur l’appropriation et sur la politisation de symboles culturels capables d’exprimer cette idée limitée du « peuple » – c’est-à-dire d’un commun dont on a dû soustraire une partie afin de cristalliser l’autre autour d’une revendication unifiante.

Abrégé et traduit de l’anglais par Yves Citton