Majeure 61. Populismes

Le populisme et le populaire

et

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La culture populaire s’oppose à l’idée d’une culture élitiste, qui ne toucherait qu’une partie instruite de la population, mais ne se confond pas avec la culture de masse, produite par cette dite «élite» en vue de conserver la population dans l’ignorance et la misère.

Pacôme Thiellement, Pop Yoga, Sonatine Éditions, 2013

 

« Peuple » est, on le sait, un mot dont la définition varie selon l’usage qu’on en fait. Le champ de variation de ces usages, dans les conversations quotidiennes comme dans le débat public, est cependant circonscrit par deux de ses déclinaisons les plus courantes : le populaire à un pôle, et le populisme à l’autre. À mi-chemin de ces deux figures écrasantes, le mot sert simplement à nommer des groupements sociaux ou naturels[1] particuliers. Ce qui peut se faire de deux manières : soit en enregistrant l’existence d’un tel groupement et en en précisant les propriétés physiques et matérielles (notamment le territoire, la langue, les mœurs, la religion, les corps,    etc.) ; soit en le ramenant à une « tradition » à respecter et à transmettre, ou à une « identité »à construire ou à préserver[2]. Dans le premier cas, ces propriétés peuvent être présentées de façon purement descriptive, en distinguant parfois les manières d’être, de faire et de penser des membres de ce groupement en « culture savante » et « culture populaire »[3]. Dans le second cas, les propriétés attribuées au « peuple » sont magnifiées et fantasmées de façon à mettre en valeur sa grandeur et son exceptionnalité. Les propositions qui remplissent cette condition sont généralement qualifiées de « populistes »[4].

Curieusement, ce qui leur vaut cette qualification est le fait qu’elles s’adressent délibérément aux franges de la population tenues pour les moins instruites ou les plus promptes à succomber aux élans de l’affect ; et dans l’intention d’éveiller la fierté d’appartenir à un groupe en suscitant la crainte de ce qui viendrait lui porter atteinte. Mais si le discours « populiste » renvoie à cette façon de mettre en exergue une série de traits conférés à un « peuple », le choix de ces traits est toujours pris dans une certaine vision de ce qu’est le « populaire ». C’est la manière dont cet enchâssement du populisme et du populaire (sous ses figures positive et négative) se réalise, et les effets contradictoires qu’elle produit, que notre article entend examiner sous l’angle politique, puis esthétique, en utilisant l’analyse du langage ordinaire.

La philosophie du langage ordinaire est une bonne ressource pour réfléchir à cet écart du populaire et du populisme. Le populisme est un terme brûlant : il demeure critique et on n’en est pas encore à le revendiquer explicitement (qui va dire « je suis populiste » ?), mais il est devenu clair que l’accusation de populisme trahit un positionnement. Car « Nos jugements nous jugent » (Nietzsche). Critiquer le populisme des autres est sans doute une position élitiste qui soit trahit un mépris du peuple à travers une critique de ceux qui le caressent, soit imagine un rapport au peuple qui soit différent, plus noble. Dans les deux cas, l’accusation de populisme signale un mépris social même si c’est par une « vue de côté », car elle suppose qu’on sache ce qu’attend et ce qu’est le peuple, le populo.

« Populisme »    nécessairement appartient à la même « famille », dirait Wittgenstein, ou jeu de langage, que « populaire », « démagogue », « plèbe »,    etc. Et « populaire », contrairement à « populisme », est encore assez ambivalent. C’est bien d’être populaire au lycée, ou pour un président. Mais si on parle d’« opinion populaire » ou de « quartier populaire », d’autres connotations sont perceptibles : le populaire contre le raffiné et le réfléchi. La même ambivalence existe pour « ordinaire », nous l’avons vu à propos des conceptions ordinaires du politique que nous avons défendues récemment.

 

Populisme

« Populiste » est une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique (celle des représentants, des dirigeants, des journalistes, des experts et des analystes). Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. L’inacceptable est le fait d’avancer des propositions et des arguments qui sont délibérément fondés sur le mensonge, le déni des données statistiques, la promotion de la discrimination, le dénigrement des élites de pouvoir ou le mépris de l’intelligence. Bien sûr, rien n’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé.

Les manières de parler courantes établissent un fait : jamais les individus au nom desquels les populistes prennent le droit de parler ne sont eux-mêmes qualifiés de « populistes ». On peut, tout au plus, dire d’eux qu’ils sont irrationnels, manipulables, ignorants, racistes, xénophobes, islamophobes, misogynes, homophobes, chauvins, égoïstes,    etc. Ce n’est que lorsque des porte-paroles auto-proclamés les constituent en communauté et les dotent publiquement d’attributs qu’ils seraient supposés posséder en propre et en commun (l’amour de l’ordre, l’hostilité pour les étrangers, la répugnance pour une minorité désignée, le dégoût envers les gouvernants, la haine des possédants) qu’ils se retrouvent enrôlés dans cette rubrique hypothétique : un « peuple ».

Pour clarifier encore un peu les usages, on peut soumettre la qualification de populisme à un autre test grammatical : nommerait-on populiste l’appel de l’Abbé Pierre en faveur des déshérités de l’hiver 1955 ? Ou l’activité clandestine des dissidents est-européens pour œuvrer à la libération ; ou les grandes marches de Berlin appelant à la chute du mur ; ou l’occupation de la place Tienanmen pour dénoncer l’attitude des dirigeants chinois ; ou les actes de désobéissance civile organisés par Gandhi pour en finir avec la domination coloniale ; ou encore toutes les luttes de libération nationale ? Dans tous ces cas, il semble bien que la qualification de populisme sonne faux. Pourquoi ? Sans doute parce que chacun sent qu’il existe une relation directe entre une revendication de liberté, d’égalité et de justice et le fait qu’elle est exprimée publiquement par un groupe de personnes qui se trouve manifestement en situation de dominé ou de minoritaire. Autrement dit, l’accusation de populisme ne s’applique pas à ceux qui défendent une cause dotée d’une légitimité difficilement contestable. Et c’est même souvent l’inverse : ce sont ceux qui persistent à nier le droit des gens à une vie libre et décente qui peuvent se retrouver déconsidérés ou réprouvés et qui, lorsqu’ils s’opposent ouvertement à la justice et à la dignité des personnes, sont accusés de faire preuve de « populisme ».

Pour les analystes et les commentateurs, ce terme sert donc essentiellement à rendre compte du pari que font des candidats à la direction d’un parti ou d’un mouvement politique sur le fait que des citoyens se reconnaîtront dans un mot d’ordre publiquement proféré (anti-élite, xénophobe, raciste, islamophobe, homophobe, misogyne, quand ce n’est subversif ou séditieux) et à expliquer comment ces arguments pourraient leur gagner l’adhésion de ceux qui les écoutent.

Les discours populistes mettent souvent un nom sur un malaise diffus au sein d’une population, en rapportant la crainte ou la colère à une cause (les promesses non tenues de la démocratie[5], la présence effrayante d’étrangers, la détresse et la misère dans laquelle les gouvernants abandonnent leurs citoyens, le mépris et la morgue des dirigeants) dont des groupes identifiables sont rendus responsables (immigrés, réfugiés, juifs, arabes, technocrates, intellectuels, banquiers, communistes, gauchistes,    etc.). Ce qui permet d’affirmer que, pour restaurer les choses en leur état, il suffit de se débarrasser de ces fauteurs de trouble – et tel est généralement le contenu de la revendication populiste. Mais comment affirmer que les thèses qui alimentent ces discours traduisent effectivement la manière dont les citoyens envisagent le monde et le politique ?La réponse à cette question se trouve, en régime démocratique, dans les résultats que ces partis rangés dans la case « populistes » obtiennent aux élections (pas encore dans la constitution de milices armées ou dans l’organisation d’actions séditieuses, comme un coup d’État militaire par exemple).

L’élection est une façon commode de mesurer le poids des opinions (telles qu’elles sont tramées par les discours publics des partis et régulièrement estimées par les sondages). Mais elle n’est qu’une expression éphémère et conditionnelle. La sociologie électorale montre que la progression du vote en faveur de programmes « populistes » tient pour beaucoup à celle de l’abstention[6] et que, en tout état de cause, ce choix réunit des voix qui, en se servant de leur bulletin, n’expriment pas nécessairement une adhésion aux thèses et aux « solutions » qui y sont formulées. Et c’est là une des énigmes du vote en faveur des « extrêmes » : que veulent exactement ceux qui adoptent cette démarche ? En fait, considérer le phénomène du populisme à l’aune de ses succès électoraux (dont il y a en effet tout lieu de s’inquiéter lorsque le vote se reporte massivement sur une liste et une seule et ne rend pas compte du pluralisme des points de vue dits « populistes ») est une démarche qui écrase toute interrogation sérieuse sur ce que le « peuple » pourrait effectivement vouloir.

Cette démarche écarte d’abord l’idée que, dans les vieux pays démocratiques, les citoyens se sont accoutumés à la procédure électorale et que, s’ils ne sont pas dupes de l’importance qu’il faut accorder à leur geste civique, ils savent encore faire un usage stratégique de leur bulletin. Les partis dits « populistes » sont tellement décriés, quand ils ne sont pas mis au ban de la légitimité, que voter en leur faveur (et quel que soit leur programme d’ailleurs) est une sorte de pied de nez fait à un monde politique qui s’institue en tuteur ou en censeur. Cet acte peut paraître dangereux, mais c’est un danger qu’il faudrait pouvoir décrire et expliquer. Or rien n’assure que la joute électorale, avec tous les rituels qui l’organisent aujourd’hui (en termes de discours, de communication, de tactiques et de manœuvres), soit vraiment un temps qui permette de débattre publiquement de ce qui est bon pour le bien commun.

Plus fondamentalement, mettre l’accent sur le populisme (en réduisant le phénomène à ses scores électoraux) revient à ignorer le fait que les citoyens sont capables, de façon autonome, de juger de la manière dont ils sont gouvernés comme de celle dont les affaires publiques devraient être conduites – jugements qui ne se laissent pas réduire à ce qu’en disent ceux qui prétendent parler au nom du « peuple ». C’est cette négligence qui provoque l’étonnement des commentateurs devant des formes d’action politique dans lesquelles les « vraies » voix du « peuple » se font entendre[7] : manifestations de rue, occupations, grèves sauvages, désobéissance civile, émeutes, insurrections. Ces voix libres (et qui débordent souvent les cadres fixés par les discours officiellement estampillés « populistes ») peuvent, selon les circonstances, n’être ni très accueillantes ni très bienveillantes ou, au contraire, se montrer pleines d’humanité et de solidarité. Ce qui met en lumière la grande variété des conceptions ordinaires du politique et de la démocratie.

 

L’analyse des conditions dans lesquelles la qualification de « populisme » trouve sa place dans l’espace public établit, en fin de compte, que le recours à cette notion (qui est toujours le fait de critiques et de contempteurs de cette façon de pratiquer la politique) produit une série d’effets :

–    il renforce l’idée que l’activité politique est le monopole de « chefs » ou de « leaders d’opinion » et que le « peuple » ne fait que suivre les prescriptions que ces guides leur proposent ;

–    il impose l’idée qu’il y aurait une « vérité » en matière politique et que celle-ci est à découvrir dans les tréfonds du « peuple »[8], pour autant que de « vrais » dirigeants aient le courage de l’en extraire et de l’exhiber ;

–    il exclut du débat public cette dimension essentielle du politique qu’est la conception ordinaire du politique et de la démocratie dont dispose tout citoyen du seul fait d’évoluer dans une collectivité politique ;

–    il ignore le rôle que les voix des citoyens ne cessent de jouer dans l’orientation de l’activité de gouvernement en dehors de ces moments de cristallisation du choix politique que sont les élections.

 

Classer comme « populistes » tous les discours qui contestent la manière dont les dirigeants exercent le pouvoir de gouverner sous une même rubrique ne permet pas de départager ceux de ces discours qui sont, en fait, démagogiques (gagner l’adhésion pour conquérir des places), nationalistes (instituer la domination d’un groupe d’origine sur des minorités présentées comme menaçantes pour son identité) ou fascistes (imposer un régime autoritaire) d’une part ; démocratiques (instaurer une organisation politique débarrassée de toute trace de domination) ou anarchistes (abolir les pouvoirs en les diffusant dans la société) de l’autre ; ou qui, tout simplement, manifestent le désamour et la défiance vis-à-vis de l’action des gouvernants contemporains.

Souvent les analystes et les commentateurs coulent sous une même catégorisation de populisme l’ensemble des expressions divergentes de la même exigence : donner le pouvoir au « peuple », en constituant cette exigence comme un danger pour la démocratie – réduite alors à la douce routine d’un système représentatif fondé sur l’élection et la délégation, et sur l’état duquel les citoyens n’ont pas à se prononcer (sauf lorsqu’ils sont invités par les gouvernants à en modifier un élément). Cette conception de l’incapacité des citoyens à intervenir de plein droit dans l’activité politique se lit sous cette description assez typique de la vaine agitation qui accompagne la revendication populiste :

 

« Les populistes possèdent une redoutable capacité de nuisance. Ils nuisent à la démocratie parce qu’ils gênent l’alternance. Ils nuisent à la démocratie parce qu’ils rendent le débat impossible : ils radicalisent les échanges ; ils stigmatisent des groupes, au risque de favoriser la confrontation ; ils égarent les médias qui sont dépendants, parce que les populistes sont les seuls à maîtriser à ce point l’art de l’audience. Par la pression qu’ils exercent sur les gouvernements nationaux, les partis populistes rendent plus difficile la décision européenne. Quand la crise menace l’Europe, les populistes en fragilisent la gouvernance. Au moment où les gouvernements doivent intensifier leur coopération pour répondre plus efficacement aux défis qui se présentent, les populistes s’agitent au sein de chacune des nations pour exiger la sortie de l’euro, la sortie de l’Union ou la réduction du budget. C’est dans ce pouvoir de perturbation que réside la menace populiste. »[9]

 

La construction du « populisme » en entité définie par un mobile unique permet de l’ériger en une menace globale. Ce mobile n’est dès lors pas très difficile à dégager : la dénonciation des tendances oligarchiques du fonctionnement des systèmes représentatifs, des ensembles supranationaux ou des organisations internationales qui dépossèdent les citoyens de leur liberté de décider. Cette remise en cause de l’ordre institué se double d’une volonté de reprendre le contrôle d’une souveraineté prétendument confisquée. C’est peut-être la raison pour laquelle elle alimenterait le vote pour les « extrêmes » selon les analystes politiques. Tel est, pour eux, le mystère du populisme car, dans leur perspective, rien n’explique le soutien à une protestation qui ne promet que l’instabilité ou le chaos et n’offre aucune solution de rechange.

 

Populaire

Un terme aussi ambivalent est « culture populaire », domaine où l’une de nous s’est investie depuis plusieurs années[10]. Son sens s’est récemment transformé – au point que nous croyons en faire usage, mais sans vraiment savoir ce que nous disons (mean what we say[11]). Le populaire désignait précédemment un domaine sous-évalué (la culture populaire n’étant pas la véritable culture) ; il désigne, depuis quelques années, un domaine revendiquant son caractère populaire comme déterminant sa valeur propre.

Stanley Cavell définit la philosophie comme « éducation des adultes » en parallèle à son ambition de donner à la culture populaire – le cinéma hollywoodien, qui l’intéresse prioritairement – la fonction de nous changer et même de nous métamorphoser[12]. Quelle est cette éducation ? Cavell définit la croissance, une fois passée l’enfance et le temps du développement physique, comme capacité à changer. C’est celle qui est par exemple à l’œuvre dans les comédies du remariage qu’il a étudiées et qui mettent en scène l’éducation mutuelle des héros et leur transformation par la voie d’une séparation et de retrouvailles[13]. C’est elle qui est à l’œuvre dans le perfectionnisme moral sans lequel la démocratie est lettre morte[14]. La philosophie consiste alors à replacer la culture populaire dans son imagination, son langage et sa vie[15]. À cette entreprise philosophique, Cavell donne aussi le nom d’éducation morale, voire de pédagogie. Selon lui, la valeur de la culture n’est pas logée dans le grand art, mais dans sa capacité trans-formatrice, qui est aussi celle du perfectionnisme moral[16]. Pour Cavell, dont l’enfance et la jeunesse furent hantées de cinéma hollywoodien, cette culture qui permet de changer et de se perfectionner, c’est celle du cinéma populaire dont les productions étaient partagées par le plus grand nombre à l’époque.

La valeur d’éducation de la culture populaire n’est donc pas anecdotique. Elle nous paraît définir aujourd’hui ce qu’il faut entendre par « populaire » aussi bien que par le mot « culture » (au sens de la Bildung) dans l’expression « culture populaire ». Cette dernière a pour vocation l’éducation philosophique d’un public,plutôt que l’institution et la valorisation d’un corpus socialement ciblé.

La façon dont Cavell revendique la valeur philosophique du cinéma hollywoodien, le plaçant à la hauteur des plus grandes œuvres de pensée sans pour autant se lancer dans de grandes considérations sur le cinéma comme grand art, est souvent perçue comme démagogique ou… populiste (accusation que souvent entendue) : comme si une telle revendication ne pouvait être authentique.

Ce que Cavell attribuait au cinéma hollywoodien s’est aujourd’hui transféré à d’autres modes de création comme les séries télévisées, qui l’ont remplacé dans la tâche d’éducation des adolescents et des adultes et sont le paradigme de ce qu’on définit comme culture populaire. Car ce qu’on entend aujourd’hui par « culture populaire » n’est plus « populaire », comme l’étaient certains arts – par exemple la chanson ou le folklore – populaires, même si elle puise dans leurs ressources. La série télévisée devient, qu’on le veuille ou non, le lieu de l’éducation d’individus qui reviennent ainsi à une forme de perfectionnement subjectif par le partage et le commentaire d’un matériau public et ordinaire, intégré dans leurs vies. Certaines réflexions sur les séries télévisées[17] portent aussi en réalité sur l’élaboration collective d’une éthique populaire, à travers les œuvres mais aussi à travers les conversations qu’elles engendrent (publiques et privées).

Il faut comprendre que l’enjeu du rapport à la culture populaire, pour Cavell, est bien politique, et bien, en un sens, revendiqué populiste. Comme l’avait noté Panofsky, le cinéma est important pour nous parce qu’il n’a pas perdu le contact avec un large public, contrairement à ce qui est parfois arrivé aux grands arts traditionnels. Cavell prenait son point de départ dans le caractère populaire du cinéma qui véhiculait selon lui un réalisme de l’ordinaire. Ce caractère réaliste vient avant tout de son intrication dans notre vie quotidienne et de son intégration à notre expérience ordinaire. C’est ce qui distingue le cinéma des (autres) arts : tout le monde s’en préoccupe, s’en soucie (care).

« Les riches et les pauvres, ceux qui ne se soucient d’aucun (autre) art et ceux qui vivent de la promesse de l’art, ceux qui s’enorgueillissent de leur éducation et ceux qui s’enorgueillissent de leur pouvoir ou de leur esprit pratique – tous se soucient de cinéma, attendent la sortie des films, y réagissent, se souviennent de ces films, en parlent, en détestent certains et sont reconnaissants pour d’autres[18]. »

 

Un autre caractère populaire de l’expérience du cinéma est que l’on aime aussi bien, en cinéma, l’exceptionnel que le commun : l’amateur y est par définition éclectique.

 

« Le film semble naturellement exister dans un état où ses exemples les plus hauts et les exemples les plus ordinaires attirent le même public (en tout cas, jusqu’à une date récente). […] Bien sûr, il y a quelques exemples en littérature de très grands artistes qui sont en même temps populaires. Mais dans le cas du cinéma, il est généralement vrai que l’on n’aime pas réellement les exemples les plus hauts à moins d’aimer aussi les exemples typiques. On ne sait même pas à quoi correspondent ces exemples les plus hauts à moins de connaître aussi les exemples typiques[19]. »

 

Le cinéma n’est pas, ou pas prioritairement, une affaire d’art. Il relève plutôt des formes élémentaires de l’expérience partagée, et c’est là qu’on découvre une définition renouvelée du populaire. Cavell ne parle d’ailleurs pas de voir un film, mais d’    « aller au cinéma » (moviegoing) : il s’agit moins ici d’esthétique que de pratique, une pratique qui articule et réconcilie le privé et le public, l’attente subjective et le partage du commun.

La relation du cinéma à la culture populaire en est largement déplacée. Cavell évacue une réponse qui consisterait à dire que tout art passe, dans sa jeunesse, par une étape « populaire » – comme s’il y avait une hiérarchie ou une évolution naturalisée qui irait du populaire au grand art. Panofsky proposait une réponse qui consiste à montrer que le cinéma a repris les genres populaires de la tragédie, de la romance, du crime, de l’aventure, de la comédie quand on a compris « qu’ils pouvaient être transfigurés […] par l’exploitation des possibilités uniques et spécifiques du nouveau medium[20] ». Le cinéma comme exploration de nouvelles possibilités : c’est un thème assez central de la philosophie du cinéma. Mais il n’intéresse pas Cavell. Le cinéma importe pour lui par la place qu’il a dans nos vies, à tou-te-s.

Le cinéma transforme nos existences en éduquant notre expérience ordinaire, pas seulement au sens classique d’une formation du goût esthétique, mais aussi d’une formation morale constitutive de sa singularité. En effet, celle-ci n’est peut-être jamais autant à l’œuvre que dans le choix des films ou séries qui marquent les moments de nos vies. Le caractère ordinaire de la culture populaire émerge dans cette capacité que nous avons à définir nos singularités par nos fidélités en la matière : pensons à la liste des « Top 5 » dans High Fidelity (Nick Hornby et S. Frears, 2000) à travers lesquelles les héros du film sont littéralement leurs goûts. La cinéphilie est éducation populaire de soi : non par la sélection d’un certain nombre de chefs-d’œuvre universels mais par la constitution de sa liste de films préférés, de scènes, appropriés pour chaque circonstance, de moments remobilisés pour chaque occasion de la vie. Le réalisme ordinaire du cinéma ne vient donc pas d’abord de son rapport au réel, mais de son inclusion dans la vie ordinaire réelle. Art démocratique donc, et démocratie du singulier créée par la façon donc chacun fait du cinéma sa propre expérience.

Le cinéma est un art populaire parce que son expérience sous-tend l’expérience ordinaire, pas seulement par son accessibilité au public. L’expérience cinématographique est en effet, pour Cavell, à la fois mystérieuse et ordinaire.

 

« Il nous faut toujours revenir à la réalité du mystère que constituent ces objets qu’on appelle des films, qui ne ressemblent à rien sur la terre. Ils ont l’évanescence des exécutions musicales, et la permanence des enregistrements, mais ils ne sont pas des enregistrements (parce qu’il n’existe rien indépendamment d’eux à quoi ils doivent être fidèles)[21]. »

 

Cette évanescence mais aussi la rémanence de l’expérience cinématographique sont des traits qui la rapprochent de l’expérience vécue ordinaire ; et font comprendre comment on peut apprendre de l’expérience du cinéma et se laisser éduquer par elle[22].

Car s’intéresser à son expérience et savoir ce qui compte pour soi n’a en l’occurrence rien d’aisé. « Sans cette confiance dans notre expérience, qui s’exprime par la volonté de trouver des mots pour la dire, nous sommes dépourvus d’autorité »[23]. Ce n’est qu’ainsi que peut se définir une conception populaire (et perfectionniste) de la démocratie : par la confiance en soi, qui justifie la désobéissance civile pour Emerson et Thoreau.

Rosalind Krauss avait traité le premier livre de Cavell sur le cinéma de « curiosité excentrique[24] », décalé par rapport au vrai cinéma par son intérêt pour le cinéma populaire. Cavell conteste la possibilité de déterminer l’importance d’un film d’un point de vue théorique, ou historique. C’est la démocratie (du cinéma) qui s’oppose à la condescendance, ou à la critique, vis-à-vis des cultures populaires. Dans l’expérience ordinaire, Star Wars et Knocked up peuvent avoir compté autant que des classiques « d’auteur » comme Lettre d’une inconnue.

Aucune réflexion sur le populaire y compris politique ne peut faire l’impasse sur cette question qu’affronte Cavell, refusant à la fois le mépris du critique pour des formes vues comme dégradées et la condescendance des intellectuels qui revendiquent un intérêt pour les séries télévisées ou les séries    B en restant gouvernés par la certitude d’une position de supériorité par rapport au matériau. Cavell fonde, quant à lui, son travail herméneutique sur « l’intelligence apportée par le film à sa propre réalisation »[25]. Les mélodrames ou comédies auxquels Cavell a consacré ses livres en sont des exemples. Ces films constituent un « laboratoire » de la conversation morale qui entend déboucher sur « la démocratisation du perfectionnisme »[26].

Cette perspective introduite par Cavell sur le film populaire vaut désormais clairement pour les séries télévisées et tout ce qui relève de l’exploration et du mélange des « genres » de la culture. Sabine Chalvon-Demersay a analysé le type de formation qu’apporte la forme même de présentation de la série et le tournant radical accompli avec celles qui ont été produites à partir des années 1990 (Urgences, The West Wing) : intégration des personnages à la vie ordinaire et familiale des spectateurs ; initiation à des formes de vie non explicitées et à des vocabulaires nouveaux et initialement opaques[27]. Cette méthodologie, la narrativité de la série, font sa pertinence morale et populaire. Mais cela conduit à réviser le statut de la morale, à la voir non dans des règles et principes de décision mais dans l’attention aux conduites ordinaires, aux micro-choix quotidiens, aux styles d’expression et de revendication des individus. Le matériau des séries télévisées permet une contextualisation, une historicité (régularité, durée) ainsi qu’une familiarisation et une éducation de la perception (attention aux expressions et gestes de figures qu’on apprend à connaître, attachement aux personnages).

On pense par exemple ici à la série Buffy[28] que son créateur Joss Whedon avait conçue comme une œuvre féministe destinée à transformer moralement un public adolescent mixte, en montrant une jeune fille apparemment ordinaire et capable de se battre. Dans le cinéma grand public comme dans les séries, on peut voir émerger, contre la mystique de l’auteur, une entité spécifique : le type moral (rassemblé par un air de famille) constitué par les différents rôles d’un acteur/actrice. Il en résulte une nouvelle définition de l’œuvre ou de l’objet cinématographique, connectée à la vie ordinaire de la culture. Cavell note à propos de Robert Warshow, auteur d’analyses frappantes de la culture populaire[29], que sa critique exige une attention spécifique, et une « écriture personnelle».

On se souvient que John Dewey, dans Le Public et ses problèmes, définit le public à partir d’une confrontation à une situation problématique où des personnes éprouvent un trouble déterminé qu’ils perçoivent initialement comme relevant de la vie privée. Ce qu’est le concept de public, selon lui, c’est la réponse à ce trouble, jamais donnée d’avance, qui émerge à travers le jeu des interactions de ceux qui décident de lui donner une expression. La télévision, entendue à l’aune de cette théorie du public, hérite de l’enjeu d’éducation morale que Cavell prêtait au cinéma populaire. Les personnages de fictions télévisées peuvent être « lâchés » et ouverts à l’imagination, livrés à l’usage de chacun, « confiés » à nous comme s’il incombait à chacun d’en prendre soin (care) en prenant soin de soi. Dans les séries états-uniennes citées, et dans des séries « culte » pour ados comme Buffy, The Walking Dead, ou Game of Thrones,il y a une recherche morale de type perfectionniste et à vocation démocratique. Par-delà leur diversité, ces séries misent entièrement, dans leur écriture, sur le désir d’une expression conjointe et publique du désespoir et sur l’espoir que naissent de nouvelles conversations – les Cities of Words qui donnent le titre original de la Philosophie des salles obscures. Elles décrivent un ou plusieurs parcours d’exigence personnelle et témoignent d’un espoir d’éducabilité du spectateur, obligé de faire attention à son expérience. Pour Warshow et Cavell, ce perfectionnisme dans l’exigence esthétique et pragmatique de la recherche et de l’invention du public pourrait définir la culture populaire et ses genres, qui constituent plus une famille au sens mentionné précédemment, qu’un domaine défini, objectivable par la critique.

L’injonction d’appropriation et de re-collection de son expérience, de ce qui compte, définit la nouvelle exigence de la culture ordinaire à mille lieues des déplorations sur l’aliénation produite par les cultures populaires. Du point de vue d’une politique de l’ordinaire[30], où chacun doit se débrouiller pour trouver la voix de son expérience, l’accusation de populisme pose exactement, là encore, la question de la démocratie. Car elle renvoie à une interrogation aussi récurrente qu’embarrassante : peut-on vraiment s’en remettre au peuple alors que de toute évidence il peut nous désespérer ? Ne pas vouloir le faire, pas entièrement – c’est sous couvert de rejet du populisme, refuser ou fuir la démocratie. La réponse est dans le perfectionnisme démocratique[31] : revendiquer la démocratie, accepter le pouvoir de tous, n’est concevable et désirable que dans une atmosphère perfectionniste, où personne ne se satisfait jamais de ce qu’il/elle est. Ce qui, on l’accordera, n’est pas toujours un trait des discours populistes ni de ceux qui prétendent s’en distancer.

 

[1]     Une définition naturelle rapporterait le peuple à un « habitat » sur lequel une espèce ou des spécimens d’une espèce ont coutume d’évoluer – ce qui autorise des énoncés comme « le peuple des forêts » ou « le peuple de gauche ».

 

[2]     A. Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot «peuple» », dans Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, Paris, 2013.

 

[3]     P. Bourdieu, « Vous avez dit populaire ? », dans Qu’est-ce qu’un peuple ?, op.    cit.

 

[4]     J. Rancière, « L’introuvable populisme », dans Qu’est-ce qu’un peuple ?, op.    cit.

 

[5]     N. Bobbio, Le futur de la démocratie, Le Seuil, Paris, 2007.

 

[6]     C. Braconnier et J.-Y. Dormagen, La démocratie de l’abstention, Gallimard Folio, Paris, 2014.

 

[7]     On ne peut pas écarter l’idée qu’il existe parfois un lien étroit entre les discours « populistes » et ces manifestations « autonomes » (pogroms, lynchage de noirs dans le Sud, ratonnade, meurtre de Rabin, génocide des Tutsi, etc.).

 

[8]     Comme le montre l’analyse d’E. Sommerer, « L’époché populiste. Dialogue avec une fiction philosophique », Le Portique, 3, 2006.

 

[9]     D. Reynié, Populismes : la pente fatale, Plon, Paris, 2011, p.    251-252.

 

[10]   S. Laugier, « Vertus ordinaires des cultures populaires », Critique, « Populismes », 2012, et « Séries télévisées : éthique du care et adresse au public », Raison publique 11, 2012 et la chronique depuis 2013 www.liberation.fr/auteur/6377-sandra-laugier

 

[11]   Voir la première problématisation par Cavell du lien entre le « moderne » et la philosophie du langage ordinaire dans Dire et vouloir dire, tr. fr. S. Laugier et C. Fournier, Le Cerf, 2009 [1969], ch. 3 et ch.    7.

 

[12]   S. Cavell, La projection du monde, réflexions sur l’ontologie du cinéma, tr. fr. C. Fournier, Paris, Belin, 1999 [1971] ; S. Cavell, À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Éditions de l’étoile    /    Cahiers du cinéma, Paris, 1993    [1981] ; S. Cavell, Philosophie des salles obscures, tr. fr. par N.    Ferron, M.    Girel et E.    Domenach, Flammarion, 2011 [2004]. Voir ici Wuming2.

 

[13]   S. Cavell, À la recherche du bonheur, op.    cit.

 

[14]   Voir Emerson, « La confiance en soi », Philosophie Magazine, sept. 2015.

 

[15]   S. Cavell, Les Voix de la raison, tr. fr. S.    Laugier, N.    Balso, Le Seuil, Paris, 1996    [1979], p.    199.

 

[16]   Le perfectionnisme moral est une éthique hétérodoxe qui oppose la transformation de soi à l’éthique classique du devoir ou du choix rationnel. Voir S. Laugier (dir.), La voix et la vertu, variétés du perfectionnisme moral, PUF, 2010.

 

[17]   Voir S. Laugier, chroniques « Philosophiques » de Libération, souvent consacrées aux séries populaires du moment www.liberation.fr/auteur/6377-sandra-laugier

 

[18]   S. Cavell, La projection du monde, p.    28-29.

 

[19]   S. Cavell, La projection du monde, p.    19.

 

[20]   S. Cavell, La projection du monde, p.    60.

 

[21]   S. Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, p.    30-31.

 

[22]   S. Cavell, À la recherche du bonheur. p.    46.

 

[23]   Ibid., p.    19.

 

[24]   R. Krauss, « Dark Glassers and Bifocals, a Book Review », Artforum, mai 1974, p.    59-62.

 

[25]   S. Cavell, À la recherche du bonheur, p.    18.

 

[26]   Ibid., p.    98.

 

[27]   Sabine    Chalvon-Demersay « La confusion des conditions : une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 95, 1999, p.    235-283.

 

[28]   S. Allouche, S. Laugier, Buffy tueuse de vampires, Bragelonne, 2014.

 

[29]   R. Warshow, The Immediate Experience: Movies, Comics, Theatre and Other Aspects of Popular Culture, New York, Doubleday, 1962, rééd. Harvard University Press, 2001, postface de S. Cavell.

 

[30]   Cette conception ordinaire du politique est développée dans A. Ogien, S. Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?,La découverte, 2010, 2e éd. 2011 et Le principe démocratie, La découverte, 2014.

 

[31]   Ph. Corcuff, « Perfectionnisme démocratique et sociologie : interférences et tensions entre la philosophie de Stanley Cavell et la théorie critique de Luc Boltanski », dans S. Laugier (dir.), La voix et la vertu. Et Ph. Corcuff, S. Laugier,« Perfectionnisme démocratique et cinéma : pistes exploratoires », Raisons Politiques, no 38, mai 2010.