Majeure 32. Finance, rente et travail dans le capitalisme cognitif

Le rapport capital/travail dans le capitalisme cognitif

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Dans le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif, le rapport capital / travail a connu une transformation radicale. Cette mutation concerne de manière indissociable l’organisation sociale de la production, la composition de classe sur laquelle s’appuie la valorisation du capital et, par conséquent, les formes de la répartition entre salaire, rente et profit. L’objectif de cet article est de reconstruire les caractéristiques et les enjeux essentiels de cette grande transformation. Pour ce faire, nous procéderons en trois étapes. Après avoir rappelé rapidement l’origine et le sens historique de la mutation qui a conduit à l’hégémonie du travail cognitif, nous analyserons les principaux faits stylisés[1] qui permettent de cerner la mutation actuelle du rapport capital / travail. Nous montrerons pour finir de quelle manière le rôle de plus en plus central de la rente déplace les termes de l’antagonisme traditionnel fondé sur l’opposition salaire-profit d’entreprise.

De l’ouvrier-masse à l’hégémonie du travail cognitif

Nous assistons aujourd’hui à une mutation du rapport capital / travail de sens inverse, mais comparable par son importance, à celle que Gramsci, durant les années 1930, avait annoncée dans Américanisme et Fordisme. Pour comprendre l’origine et le sens de cette transformation, il faut rappeler comment, durant l’après-guerre, la croissance fordiste a représenté l’aboutissement de la logique de développement du capitalisme industriel fondée sur quatre tendances principales : la polarisation sociale des savoirs ancrée sur la séparation entre travail intellectuel et travail manuel ; l’hégémonie des connaissances incorporées dans le capital fixe et l’organisation managériale des firmes par rapport aux savoirs mobilisés par le travail ; la centralité du travail matériel, soumis aux normes tayloriennes d’extraction de la plus-value ; le rôle stratégique du capital fixe comme forme principale de la propriété et du progrès technique. À la suite de la crise du fordisme, ces tendances ont été remises en causes. Le point de départ de ce bouleversement se trouve dans la dynamique conflictuelle par laquelle, à partir de la fin des années soixante, l’ouvrier-masse a déstructuré les fondements de l’organisation scientifique du travail et conduit à une formidable expansion du salaire socialisé et des services collectifs du Welfare au delà des compatibilités du fordisme. Il en a résulté une atténuation de la contrainte monétaire au rapport salarial et un processus de réappropriation collective des puissances intellectuelles de la production qui a remis en cause la logique de polarisation du savoir propre au capitalisme industriel.

C’est à travers cette dynamique de l’antagonisme que l’ouvrier-masse a déterminé la crise structurelle du modèle fordiste, tout en construisant au sein du capital les éléments d’un commun et d’une mutation ontologique du travail qui pointe au-delà de la logique du capital. La classe ouvrière s’est niée elle-même (ou du moins sa centralité) en construisant et en cédant la place à la figure du travailleur collectif du general intellect et à la composition de classe du travail cognitif. Elle a ainsi bâti les conditions subjectives ainsi que les formes structurelles de l’essor d’une économie fondée sur le rôle moteur et la diffusion du savoir.

Nous avons là l’ouverture d’une nouvelle phase historique du rapport capital / travail marquée par la montée en puissance de la dimension cognitive du travail et la constitution d’une intellectualité diffuse.

Il faut souligner deux arguments essentiels si l’on veut caractériser de manière adéquate la genèse et la nature du nouveau capitalisme.

Le premier est que le moteur essentiel de l’essor d’une économie fondée sur la connaissance se trouve dans la puissance du travail vivant. La mise en place d’une économie fondée sur la connaissance précède et s’oppose, tant d’un point de vue logique qu’historique, à la genèse du capitalisme cognitif. Ce dernier étant le résultat d’un processus de restructuration par lequel le capital tente d’absorber et de soumettre à sa logique, de manière parasitaire, les conditions collectives de la production des connaissances, en étouffant le potentiel d’émancipation inscrit dans la société du general intellect. Par le concept de capitalisme cognitif, nous désignons un système d’accumulation dans lequel la valeur productive du travail intellectuel et immatériel devient dominante et où l’enjeu central de la valorisation du capital porte directement sur l’expropriation rentière du commun et sur la transformation de la connaissance en une marchandise fictive.

Le deuxième argument est que, contrairement aux théories articulées en termes de révolution informationnelle, l’élément déterminant de la mutation actuelle du travail ne peut pas être expliqué par un déterminisme technologique fondé sur le rôle moteur des technologies de l’information et la communication (TIC). Ces théories oublient en fait deux éléments essentiels : les TIC ne peuvent correctement fonctionner que grâce à un savoir vivant capable de les mobiliser, car c’est la connaissance qui gouverne le traitement de l’information, information qui demeure autrement une ressource stérile, comme le serait le capital sans le travail. La force créatrice principale à la base de la révolution des TIC ne provient pas d’une dynamique d’innovation impulsée par le capital. Elle repose sur la constitution de réseaux sociaux de coopération du travail souvent porteurs d’une organisation alternative aussi bien à l’entreprise qu’au marché comme formes de coordination de la production.

Les principales caractéristiques du nouveau rapport capital / travail

La montée en puissance de la dimension cognitive du travail correspond à l’affirmation d’une nouvelle hégémonie des connaissances mobilisées par le travail, par rapport aux savoirs incorporés dans le capital fixe et l’organisation managériale des firmes. Plus encore, c’est le travail vivant qui joue désormais un grand nombre des fonctions principales jouées jadis par le capital fixe. La connaissance est donc de plus en plus collectivement partagée, et elle bouleverse aussi bien l’organisation interne des firmes que leurs rapports avec l’extérieur. Dans la nouvelle configuration du rapport capital / travail, comme nous allons le voir, le travail est ainsi en même temps à l’intérieur de l’entreprise, mais il s’organise aussi, et de plus en plus, en dehors d’elle[2].

Cela implique deux conséquences fondamentales. D’une part, à l’échelle de chaque entreprise, l’activité créatrice de valeur coïncide de moins en moins avec l’unité de lieu et de temps propre aux réglages des temps collectifs de la période fordiste. D’autre part, et à l’échelle sociale, la production de richesses et de connaissances s’opère de plus en plus en amont du système des entreprises et de la sphère marchande. Elle ne peut être reconduite à l’intérieur de la logique de valorisation du capital que de manière indirecte, à partir d’un rapport d’extériorité à la production qui s’apparente sur bien des aspects à un prélèvement rentier.

À la suite de cette évolution, l’ensemble des conventions fordistes-industrielles concernant le rapport salarial, la notion de travail productif, les sources et la mesure de la valeur, les formes de la propriété et de la répartition du revenu se trouvent profondément modifiées.

Plusieurs faits stylisés témoignent de l’ampleur de la transformation :

1°) Le renversement des rapports entre travail vivant-travail mort et usine-société. Le premier fait stylisé renvoie à la dynamique historique à travers laquelle la part du capital nommé intangible (R&D mais surtout éducation, formation et santé), incorporé pour l’essentiel dans les hommes[3, a dépassé celle du capital matériel dans le stock réel du capital et est devenue l’élément déterminant de la croissance[4]. Cette tendance est donc étroitement liée aux facteurs à la base de l’essor d’une intellectualité diffuse : c’est ce qui rend compte de la partie la plus significative de cette hausse du capital nommé intangible.

Plus précisément, l’interprétation de ce fait stylisé a au moins quatre significations majeures et presque systématiquement occultées par la littérature économique.

La première est que, contrairement à une idée véhiculée par la plupart des économistes mainstream de la knowledge-based economy, les conditions sociales et les véritables secteurs moteurs d’une économie fondée sur la connaissance ne se trouvent pas dans les laboratoires privés de R&D. Elles correspondent au contraire aux productions collectives de l’homme pour et par l’homme assurées traditionnellement par les institutions communes du Welfare State (santé, éducation, recherche publique et universitaire, etc.)[5]  Cet élément est systématiquement omis par les économistes de l’OCDE, et ce alors que l’on assiste à une pression extraordinaire pour privatiser et / ou subordonner à la logique marchande ces productions collectives. L’explication de cette occultation grossière se trouve dans l’enjeu que représente pour le capitalisme cognitif le contrôle biopolitique et la colonisation marchande des institutions du Welfare[6]. Santé, éducation, formation et culture représentent non seulement une part croissante de la production et de la demande sociale, mais, plus encore, elles façonnent les modes de vie. C’est ici que s’ouvre le terrain d’un conflit majeur entre la stratégie néolibérale de privatisation du commun et un projet de réappropriation démocratique des institutions du Welfare.

La deuxième signification de ce fait stylisé est que c’est désormais le travail qui remplit certaines fonctions essentielles assurées traditionnellement par le capital constant, tant sur le plan de l’organisation de la production qu’en tant que facteur principal de la compétitivité et du progrès des connaissances[7]. Nous pourrions affirmer, pour reprendre mais dans un sens un peu différent un concept de Luigi Pasinetti, qu’à l’âge du capitalisme cognitif et de la figure du general intellect, on se rapproche de l’abstraction d’une économie de production de pur travail dans laquelle le phénomène clé n’est plus l’accumulation de capital fixe mais la capacité d’apprentissage et de création de la force de travail[8].

La troisième signification est que les conditions de la formation et de la reproduction de la force de travail sont désormais directement productives et que la source de la « richesse des nations » repose aujourd’hui de plus en plus sur une coopération située en amont de l’enceinte des firmes. Notons aussi que, face à cette évolution, le modèle canonique de la théorie de la connaissance, selon lequel la production de savoirs serait le fait d’un secteur spécialisé, perd toute pertinence[9]. Ce secteur, si l’on peut encore utiliser ce terme, correspond aujourd’hui à l’ensemble de la société. Il en résulte que le concept même de travail productif devrait s’étendre à l’ensemble des temps sociaux qui participent à la production et à la reproduction économique et sociale.

Enfin, les services dit supérieurs, assurés historiquement par le Welfare State, correspondent à des activités dans lesquelles la dimension cognitive, communicationnelle et affective du travail est dominante et où pourraient se développer des formes inédites d’autogestion du travail fondées sur une coproduction des services impliquant étroitement les usagers.

2°) Division cognitive du travail, classe ouvrière et déstabilisation des termes canoniques du rapport salarial. Le deuxième fait stylisé concerne le passage, dans nombre d’activités productives, d’une division taylorienne à une division cognitive du travail. Dans ce cadre, l’efficacité ne repose plus sur la réduction des temps opératoires nécessaires à chaque tâche mais elle se fonde sur les savoirs et la polyvalence d’une force de travail capable de maximiser la capacité d’apprentissage, d’innovation et d’adaptation à une dynamique de changement continu.

Notons que, par-delà le modèle paradigmatique des services supérieurs et des activités hi-tech de la « nouvelle économie », la diffusion des tâches de production de connaissances et de traitement de l’information concerne tous les secteurs économiques, y compris ceux à faible intensité technologique. En témoigne la progression généralisée des indicateurs d’autonomie dans le travail.

Certes, cette tendance n’est pas univoque. À l’intérieur d’une même entreprise, certaines phases du processus productif peuvent être organisées selon des principes cognitifs, alors que d’autres phases de la production, notamment les opérations les plus standardisées, peuvent demeurer fondées sur des logiques d’organisation du travail de type taylorien ou néo-taylorien.

Il n’en reste pas moins que, tant sur un plan qualitatif que quantitatif (du moins dans les pays de l’OCDE), c’est la figure du travail cognitif qui se trouve au centre du procès de valorisation du capital et qui détient donc le pouvoir de rompre avec les mécanismes de la production capitaliste.

De ce point de vue, et nous avons là un troisième fait stylisé, il faut souligner la manière dont la montée de la dimension cognitive du travail induit une double déstabilisation des termes canoniques régissant le rapport salarial (ou de l’échange capital / travail).

D’une part, dans les activités intensives en connaissances où le produit du travail prend une forme éminemment immatérielle, nous assistons à la remise en cause de l’une des conditions premières du contrat salarial, à savoir la renonciation de la part des travailleurs, en contrepartie du salaire, à toute revendication sur la propriété du produit de leur travail. Dans des activités telles que la recherche ou la production de logiciels, par exemple, le travail ne se cristallise pas dans un produit matériel séparé du travailleur : ce dernier demeure incorporé dans le cerveau du travailleur et, partant, indissociable de sa personne. Cela contribue, entre autres, à expliquer la pression exercée par les firmes pour obtenir une mutation et un renforcement des droits de propriété intellectuelle afin de s’approprier les connaissances et de clôturer les mécanismes permettant leur circulation.

D’autre part, la délimitation précise et l’unité synchronique du temps et du lieu de la prestation du travail structurant la norme fordiste du contrat salarial se trouvent profondément affectées. Pourquoi ? Dans le paradigme énergétique du capitalisme industriel, le salaire était la contrepartie de l’achat, de la part du capital, d’une fraction de temps humain bien déterminée, mise à disposition de l’entreprise. L’employeur, dans le cadre de ce temps de travail, devait se charger ensuite de trouver les modalités les plus efficaces de l’usage de ce temps payé, afin de dégager de la valeur d’usage de la force de travail la plus grande quantité possible de surtravail. Ce qui n’allait évidemment pas de soi, car capital et travail ont par essence des intérêts contradictoires. Les principes de l’organisation scientifique du travail, grâce à l’expropriation des savoirs ouvriers et à la prescription stricte des temps et des modalités opératoires, furent en leur temps une réponse à cette question décisive. Dans l’usine fordiste, le temps effectif de travail, la productivité des différentes tâches comme le volume de la production étaient en pratique planifiés et connus d’avance par les ingénieurs des bureaux de méthode.

Mais tout change dès lors que le travail, en devenant de plus en plus immatériel et cognitif, ne peut plus être réduit à une simple dépense d’énergie effectuée dans un temps donné. Le vieux dilemme concernant le contrôle du travail réapparait sous des formes nouvelles. Le capital est non seulement redevenu dépendant des savoirs des salariés, mais il doit également obtenir une mobilisation et une implication active de l’ensemble des connaissances et des temps de vie des salariés. La prescription de la subjectivité afin d’obtenir l’intériorisation des objectifs de l’entreprise, l’obligation de résultat, le management par projets, la pression du client ainsi que la constriction pure et simple liée à la précarité constituent les moyens principaux que le capital a trouvés pour tenter de répondre à ce problème inédit. Les diverses formes de précarisation du rapport salarial constituent aussi et surtout un instrument par lequel le capital tente d’imposer (et bénéficier gratuitement de) l’implication / subordination totale des salariés, et cela sans reconnaître et sans payer le salaire correspondant à ce temps de travail non intégré et non mesurable par le contrat officiel de travail. Ces évolutions se traduisent par une montée du travail non mesuré et difficilement quantifiable selon les critères traditionnels de sa mesure. Il s’agit de l’un des éléments qui doivent nous conduire à repenser globalement la notion de temps de travail, et donc de salaire, par rapport à l’âge fordiste. Il s’agit aussi de l’un des facteurs qui contribuent à expliquer pourquoi le processus de déqualification de la force de travail propre au capitalisme industriel semble aujourd’hui céder la place à un processus de précarisation et de déclassement qui pénalise en particulier les jeunes et les femmes, en ce sens qu’il crée une dévalorisation des conditions de rémunération et d’emploi par rapport aux qualifications et aux compétences effectivement mobilisées dans l’activité de travail.

La crise de la formule trinitaire : économie de rente et privatisation du commun

Les transformations du mode de production sont étroitement associées à un bouleversement des formes de captation de la plus-value et de la répartition du revenu.

Dans ce cadre, deux évolutions majeures doivent être retenues. La première concerne le décalage flagrant entre le caractère de plus en plus social de la production, d’une part, et les mécanismes de formation des salaires qui, eux, restent prisonniers de l’héritage de normes fordistes faisant dépendre l’accès au revenu de l’emploi. Ce décalage a contribué fortement à la stagnation des salaires réels et à la précarisation des conditions de vie. Dans le même temps, on assiste à une baisse drastique du montant et des bénéficiaires des prestations fondées sur des droits objectifs résultant de la cotisation sociale ou de la citoyenneté. Il s’ensuit le retour vers un État-providence résiduel régi par des politiques ciblées sur des catégories particulières et stigmatisées de la population. Dans ce cadre, la priorité donnée à des prestations assistancielles d’un montant très faible et soumises à une conditionnalité forte structure la transition d’un système de Welfare vers un système de Workfare.

La deuxième évolution concerne le retour en force de la rente. Elle se présente à la fois comme l’instrument principal de captation de la plus-value et de désocialisation du commun. Le sens et le rôle de ce retour en force de la rente peuvent être repérés à ces deux principaux niveaux.

D’une part, sur le plan de l’organisation sociale de la production, ce sont les frontières traditionnelles entre rente et profit d’entreprise qui perdent de plus en plus leur pertinence[10].

Ce brouillage des frontières rente / profit trouve l’une de ses manifestations dans la façon dont le pouvoir de la finance remodèle les critères de gouvernance des entreprises en fonction de la seule création de la valeur pour l’actionnaire. Tout se passe comme si au mouvement d’autonomisation de la coopération du travail correspondait un mouvement parallèle d’autonomisation du capital sous la forme abstraite, éminemment flexible et mobile, du capital-argent. Nous avons là un nouveau saut qualitatif par rapport au processus historique qui avait conduit à une séparation croissante de la gestion et de la propriété du capital. Pourquoi ? La réponse se trouve dans le fait que l’âge du capitalisme cognitif ne sanctionne pas seulement le déclin irréversible de la figure idyllique de l’entrepreneur weberien, réunissant en sa personne les fonctions de la propriété et celles de la direction de la production. Il correspond aussi et surtout à la fin de la technostructure galbraithienne tirant sa légitimité du rôle qu’elle joue dans la programmation de l’innovation et dans l’organisation du travail. Ces figures cèdent la place à celle d’un management dont la compétence principale consiste en l’exercice de fonctions essentiellement financières et spéculatives, tandis que, comme nous l’avons vu, les fonctions réelles d’organisation de la production sont de plus en plus dévolues aux salariés. Cette évolution peut être constatée tant au niveau de chaque entreprise (rente absolue) qu’au niveau du rapport des firmes avec la société. La compétitivité des firmes dépend en fait toujours davantage non des économies internes, mais des économies externes, c’est-à-dire de la capacité de capter les surplus productifs provenant des ressources cognitives d’un territoire. À une échelle historique inédite, il s’agit de ce que Marshall lui-même qualifiait de Rente, pour bien distinguer ce « don gratuit » résultant du « progrès général de la société » des sources normales du profit[11]. Aussi le capital s’accapare-t-il gratuitement les bénéfices du savoir collectif de la société comme s’il s’agissait d’un don de la nature et cette partie de la plus-value est en tout point comparable à la rente différentielle dont bénéficient les propriétaires des terres les plus fertiles[12].

En somme, au sens de Marx, le profit, comme la rente, tend à se présenter de plus en plus comme un rapport pur de distribution, dans la mesure où le capital prélève la plus-value de l’extérieur, sans plus jouer, dans la plupart des cas, aucune fonction positive réelle dans l’organisation de la production.

D’autre part, le développement actuel de la rente correspond à ses formes et à ses fonctions les plus pures, celles qui ont déjà été à la base de la genèse du capitalisme lors du processus des enclosures. On désigne par là la manière dont la rente se présente comme le produit d’une privatisation du commun qui permet, sur cette base, de prélever un revenu engendré par la création d’une rareté artificielle de ressources. Nous sommes donc en présence du trait commun qui englobe dans une logique unique la rente issue de la spéculation immobilière et le rôle majeur que la privatisation de la monnaie et de la dette publique ont joué, depuis le début des années 1980, dans l’essor de la rente financière et la déstabilisation des institutions du Welfare State. Une logique analogue préside à la tentative de privatiser le savoir et le vivant grâce à une politique de renforcement des droits de propriété intellectuelle qui permet de maintenir artificiellement élevés les prix de nombre de marchandises alors que leurs coûts de reproduction sont très faibles ou nuls. Nous avons là une autre des manifestations majeures de la crise de la loi de la valeur et de l’antagonisme capital / travail à l’âge du general intellect[13].

Ces changements profonds dans les rapports entre salaire, rente et profit sont aussi la base d’une politique de segmentation de la composition de classe et du marché du travail dans le sens d’une configuration fortement dualiste.

Un premier secteur concentre une minorité privilégiée de la main-d’œuvre employée dans les activités les plus rentables et souvent les plus parasitaires du capitalisme cognitif, comme les services financiers aux entreprises, les activités de recherche orientées vers l’obtention de brevets, les conseils juridiques spécialisés dans la défense des droits de propriété intellectuelle, etc. Ce secteur du cognitariat (que l’on pourrait aussi qualifier de fonctionnaires de la rente du capital) voit ses rémunérations et ses compétences nettement reconnues. Sa rémunération intègre de plus en plus une participation aux dividendes du capital financier et les travailleurs concernés bénéficient des formes de protection d’un système de fonds de pension et d’assurances maladie privées.

Le second secteur, quant à lui, concentre une main-d’œuvre dont les qualifications et les compétences ne sont pas reconnues. Cette catégorie majoritaire du travail cognitif finit ainsi par subir, comme nous l’avons vu, un lourd phénomène de déclassement. Elle doit non seulement assurer les emplois les plus précaires de la nouvelle division cognitive du travail, mais aussi les fonctions néo-tayloristes des nouveaux services standardisés et liés au développement des services personnels marchands à bas salaires. Le dualisme du marché du travail et de la répartition du revenu renforce ainsi, dans un véritable cercle vicieux, le démantèlement des services collectifs du Welfare, et ce à l’avantage des services marchands aux personnes en pleine expansion qui sont à la base de la domesticité moderne.

Finalement, la rente sous ses différentes formes (financière, immobilière, brevets etc.) joue une place de plus en plus stratégique dans la répartition du revenu et dans la stratification sociale de la population. Il en résulte une désagrégation de ce qu’il était convenu d’appeler les classes moyennes et l’affirmation d’une société en sablier marquée par une polarisation extrême des richesses.

Cette dynamique dévastatrice semble s’imposer comme une logique quasiment inéluctable, à moins que (et c’est la seule option réformiste qu’il nous soit possible d’imaginer à court terme) le capital ne soit contraint à reconnaître au travail une autonomie croissante dans l’organisation de la production, compte tenu du fait que la principale source de la valeur se trouve dans la créativité, la polyvalence et la force-invention des salariés, et non dans le capital fixe et le travail d’exécution routinier. Certes, le capital opère déjà partiellement cette reconnaissance, en limitant pourtant cette autonomie au choix des modalités pour réaliser des objectifs hétéro-déterminés. Le problème politique est alors celui d’arracher au capital ce pouvoir et, partant, de proposer de manière autonome de nouvelles institutions du commun. La reconquête démocratique des institutions du Welfare, s’appuyant sur la dynamique associative et d’auto-organisation du travail qui traverse la société, apparaît ainsi, tant du point de vue des normes de production que des normes de consommation, comme un élément essentiel de la construction d’un modèle de développement alternatif. Un modèle fondé sur la primauté du non marchand et des productions de l’homme pour et par l’homme. Lorsque dans la production du general intellect, le principal capital fixe devient l’homme lui-même, il faut alors entendre, par ce concept, une logique de la coopération sociale située au-delà de la loi de la valeur et de la formule trinitaire (salaire, rente et profit). Dans cette perspective s’inscrit aussi la lutte pour l’instauration d’un revenu social garanti inconditionnel et conçu comme un revenu primaire, c’est-à-dire résultant non de la redistribution (comme un RMI), mais de l’affirmation du caractère de plus en plus collectif de la production de valeur et de richesses. Il permettrait de recomposer et renforcer le pouvoir contractuel de l’ensemble de la force de travail en soustrayant au capital une partie de la valeur captée par la rente. En même temps, l’affaiblissement de la contrainte monétaire au rapport salarial favoriserait le développement de formes de travail émancipées de la logique marchande et du travail subordonné.

Notes

[ 1] L’expression « faits stylisés » a été introduite par Nicholas Kaldor pour désigner des faits typiques très significatifs même s’ils ne peuvent être toujours chiffrés avec exactitude.Retour

[ 2] Sur ce point Cf. Antonio Negri, Fabrique de porcelaine, Stock, 2006.Retour

[ 3] Qualifié souvent et à tort de capital humain.Retour

[ 4] Cf. John W. Kendrick, « Total Capital and Economic Growth », in Atlantic Economic Journal, vol. 22, n° 1, mars 1994.Retour

[ 5] Pour une analyse approfondie du rôle de l’État-providence dans la mutation actuelle du capitalisme, Cf. aussi Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone, « Travail, genre et protection sociale dans la transition vers le capitalisme cognitif », in European Journal of Economic and Social Systems, vol. 20, n° 1, 2007, p. 15-35.Retour

[ 6] Contrairement au discours idéologique dominant qui stigmatise les coûts et la prétendue improductivité des services collectifs du Welfare, l’objectif est donc moins la réduction du montant absolu de ces dépenses que leur réintégration dans les circuits marchands et financiers.Retour

[ 7] Comme l’a bien montré Christian Marazzi, « Amortissement du corps-machine », in Multitudes, n° 27, hiver 2007, p. 27-37.Retour

[ 8] Luigi Pasinetti, Structural Economic Dynamics. A Theory of Economic Consequences of Human Learning, Cambridge University Press, 1993.Retour

[ 9] Ce modèle trouve sa référence première dans l’article de Arrow Kennet, « Economic Welfare and the Allocation of Resources for Invention », in Richard R. Nelson (dir.), The Rate and Direction of Inventive Activity, Princeton University Press, 1962.Retour

[ 10] Sur ces points, Cf. aussi Carlo Vercellone, « Il ritorno del rentier », in Posse, novembre 2006, p. 97-114 et « La nouvelle articulation rente, salaire et profit dans le capitalisme cognitif », in European Journal of Economic and Social Systems, vol. 20, n° 1, 2007, p. 45-64.Retour

[ 11] Marshall Alfred., Principes d’économie politique, Tome II, Gordon & Breach, 1971, p. 146.Retour

[ 12] Dans ce cadre, comme l’affirme Marx dans un passage percutant du Livre III du Capital où il ébauche une théorie du devenir-rente du profit, tombe alors « le dernier prétexte pour confondre salaire de direction et profit d’entreprise et le profit s’est révélé dans la pratique tel qu’il était incontestablement en théorie : comme simple plus-value, comme valeur pour laquelle aucun équivalant n’est payé, comme travail gratuit matérialisé » (Le Capital Livre III, in Œuvres, Economie, Tome II, La Pléiade, 1968, p. 1150).Retour

[ 13] Pour une analyse approfondie du sens de l’hypothèse de la crise de la loi de la valeur, Cf. notamment Antonio Negri, Marx au-delà de Marx (1979), L’Harmattan, 1996.Retour