Majeure 63. Les nouvelles frontières du revenu d’existence

Le revenu contributif et le revenu universel

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Pour Bernard Stiegler, le revenu universel d’existence est une condition de démarrage d’un processus de transformation bien plus vaste de notre économie à moyen et long terme. Cette allocation de base répond à une double et urgente nécessité : d’abord, de plus grande justice sociale, ensuite, de rationalité économique, car l’automatisation devrait faire disparaître entre 30 à 50 % de nos emplois dans les vingt ans à venir (70 % dans trente ans selon Randal Collins). Mais ce revenu de base n’est pas suffisant en tant que tel, et peut même s’avérer dangereux si sa mise en place ne sert que de prétexte à l’uberisation intégrale de la société. Sortir d’une économie entropique, destructrice de l’environnement et de nos singularités, pour construire peu à peu une économie qu’il qualifie à l’inverse de « néguentropique », suppose non seulement un revenu d’existence, mais surtout un revenu contributif et l’extension progressive à toute la population de la possibilité d’accéder à un régime type intermittents du spectacle.

 

Ariel Kyrou : Quelle est ton opinion sur le revenu universel tel qu’il devient ou redevient à la mode aujourd’hui ?

 

Bernard Stiegler : Je soutiens le principe d’un revenu universel suffisant. Mais là n’est pas aujourd’hui la question le plus cruciale de nos sociétés, et c’est pourquoi je défends aussi et surtout ce que nous appelons à Ars Industrialis le revenu contributif, qui est inséparable d’une extension du régime des intermittents à l’ensemble de la population, comme Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato en mirent en évidence dès 2008 la rationalité économique dans leur livre Intermittents et précaires (Éditions Amsterdam). Le revenu universel, pour revenir à lui avant de parler du revenu contributif, est dans l’air du temps parce qu’il semble répondre à deux enjeux. Le premier, celui des ultralibéraux, est de donner automatiquement un minimum d’argent aux laissés pour compte, aux pauvres, afin qu’ils se tiennent tranquilles, et ne remettent pas en cause l’économie la plus dérégulée, la plus aliénante qui soit. N’oublions pas que ce type de revenu universel d’un faible montant, remplaçant la plupart des allocations sociales, et que certains appellent « impôt négatif », a été défendu dès les années 1960 par l’un des économistes et penseurs à l’origine de la dérégulation totale du Welfare state : Milton Friedman. Le deuxième enjeu, important pour Ars Industrialis, et qui suppose selon moi un montant mensuel inconditionnel et automatique au moins de l’ordre du SMIC pour chaque individu, est de permettre à tous de vivre dignement. En mai 2009, Ars Industrialis a d’ailleurs signé un « Appel pour un revenu de vie », pétition lancée par l’artiste Olivier Auber pour inciter les hommes et femmes politiques, les syndicats, les experts en France et dans le monde à prendre en compte ce projet d’un revenu universel suffisant…

 

A. K. : Prémonitoire, ce texte positionnait le revenu universel comme une réponse indispensable, mais sans doute pas suffisante, à la « chimère du plein-emploi ». Sous l’intertitre « Le revenu de vie ne rémunère pas l’emploi, mais le travail au sens large », il précisait : « Ni l’emploi salarié, ni les revenus du capital, ni les aides sociales classiques ne peuvent prétendre désormais garantir le droit à l’existence de chacun tel que défini à l’article III de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. C’est un fait : en raison de l’informatisation et de l’automatisation de la production, le plein-emploi ne peut plus être atteint. Par contre le travail est toujours d’actualité, et sa tâche est immense. Il est plus que jamais nécessaire que chacun puisse travailler, d’abord à prendre soin de lui-même, de ses parents, de ses enfants et de ses proches, travailler ensuite pour contribuer aux biens communs accessibles à tous (connaissances, arts, culture, logiciels, etc.), travailler enfin à inventer et à mettre en œuvre à toutes les échelles les moyens qui permettront de léguer une planète vivable aux générations futures[1]. »

 

B. S. : Sept ans après avoir signé ce texte avec Ars Industrialis, je ne peux évidemment qu’adhérer à ce plaidoyer. Comme tous deux l’avons écrit dans un petit livre paru en mai 2015, L’emploi est mort, vive le travail ! (Mille et Une Nuits), et comme cet appel l’affirmait déjà, même si de façon moins directe : l’emploi est bel et bien mort, et si l’on sait tirer les conséquences de ce constat désormais partagé par l’immense majorité des économistes un tant soit peu honnêtes, ce n’est pas une mauvaise nouvelle. Car plutôt que de poursuivre demain l’illusion d’une activité salariée, mais vide de sens, pour toute la population, cette fin de l’emploi est l’opportunité de redécouvrir ce qu’est vraiment le travail : ce par quoi on cultive un savoir, quel qu’il soit, en accomplissant une action qui participe de notre singularité et de celle de notre environnement, qui ouvre un monde comme le fait un « ouvrage ». Ce que sous-entendait déjà cet « appel à un revenu de vie » initié par Olivier Auber, c’est non seulement le droit de chacun à vivre décemment, mais la nécessité d’agir contre la société entropique qui reste la nôtre, et qui depuis 250 ans est celle de l’Anthropocène, pour construire une société néguentropique. L’enjeu, bien au-delà du seul revenu universel, c’est de sortir d’une économie de l’entropie, marquée par une prolétarisation généralisée, pour créer une économie de la néguentropie…

 

A. K. : Sauf que tous les partisans actuels du revenu universel sont loin de partager cette ambition-là. Dans son rapport sur le développement de l’économie collaborative, remis au gouvernement en février 2016, le député Pascal Terrasse défend par exemple la mise en place d’un vrai revenu universel. Mais il le présente comme la condition sine qua non de la robotisation et de la transition numérique, presque comme une façon de justifier « la disruption de l’économie traditionnelle » et les inévitables « bouleversements » qu’elle va entraîner dans notre société, à « commencer par notre travail, nos emplois et notre protection sociale[2]. » Lui, au moins, parle dans la tribune du Monde qu’il a publiée le 23 avril dernier de travailler à l’avènement d’une « société des communs », mais le flou de son propos prête le flanc à une récupération par les partisans d’un statu quo, pour lesquels le revenu universel est un prétexte pour ne rien changer de la société de consommation et légitimer le processus actuel d’uberisation de notre économie.

 

B. S. : C’est bien là le cœur du problème. La plupart des prises de position que j’entends aujourd’hui pour promouvoir le revenu universel ne correspondent absolument pas à l’esprit de ce « revenu de vie », tel que je l’ai défendu avec Ars Industrialis. S’il ne s’agit que de réunir sous un même vocable et une nouvelle plate-forme unique la plupart des minima sociaux, histoire de mieux faire passer la pilule de l’uberisation totale de notre économie, cela ne servira à rien !

 

A. K. : Même si ce revenu universel est suffisant pour vivre décemment, de l’ordre du SMIC, comme tu le disais tout à l’heure ?

 

B. S. : Même avec 1 500 euros par mois ! Aujourd’hui, dans une grande ville, qui peut vivre avec une somme pareille ? Et puis surtout, dès lors qu’il devient un blanc-seing pour refuser de changer quoi que ce soit, voire un argument pour transformer la société vers encore plus de dérégulation, donc d’incurie, de prolétarisation et de destruction de nos singularités, le revenu universel peut s’avérer terriblement dangereux ! Non seulement il ne va pas nous faire changer de monde, mais il va aggraver la situation, de la même façon que les RTT ont aggravé le consumérisme ! Car les RTT ont été très mal mis en œuvre à partir du tout début du XXIe siècle. Elles n’ont pas servi à l’augmentation de la capacité des individus, optique selon laquelle André Gorz défendait d’ailleurs la réduction du temps de travail ; bien au contraire, elles ont permis une plus grande standardisation des loisirs et plus largement du quotidien par les mécanismes du marketing et maintenant des systèmes d’orientation de nos comportements via les algorithmes du net et ce qu’on appelle le Big data. D’une certaine façon, rien ne serait pire qu’un revenu universel au service du statu quo, qui nous empêcherait d’engager cet immense processus de transformation de notre économie afin qu’elle devienne, selon mes termes, néguentropique plutôt qu’entropique.

 

A. K. : Et c’est là où l’on en arrive à cette idée, non seulement d’un revenu universel, mais d’un revenu contributif, l’un ne remplaçant pas l’autre.

 

B. S. : Le revenu universel et le revenu contributif répondent à deux enjeux très différents, mais totalement complémentaires. L’un ne remplace pas l’autre : ils s’ajoutent l’un à l’autre. Au regard de l’augmentation des inégalités sociales depuis une vingtaine d’années, le revenu universel me semble une évidence, de l’ordre du minimum vital. Mais à lui tout seul, contrairement à ce qu’induisait sans doute la pétition signée en 2009 avec Ars Industrialis, il ne créera aucune dynamique positive. Il est une condition nécessaire, mais absolument pas suffisante. De fait, il est d’autant plus indispensable de mettre en place ce revenu de vie que tous les individus ne pourront pas prétendre au revenu contributif, dont la mise en place est cruciale. Car seul le revenu contributif, accompagné par l’extension progressive du régime des intermittents à l’ensemble de la population, peut nous permettre de développer une économie alternative à la disruption actuelle, telle qu’elle est produite par les plateformes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des acteurs de l’économie dite à tort collaborative, hégémoniques et de dimension planétaire… Plateformes qui ne reposent pas du tout sur la valorisation des savoirs, mais sur une spoliation, basée sur la captation et l’exploitation des usages, transformés en données, en informations désincarnées. Le revenu contributif, c’est un revenu conditionnel, qu’on ne peut renouveler, comme on le dit chez les intermittents, qu’à la condition de « recharger » ses droits grâce à l’acquisition mais aussi à la transmission de savoirs, savoir-faire et savoir-être. La société investit donc dans la capacité même des individus, et les individus investissent eux-mêmes en retour les capacités qu’ils ont acquises au sein de la société. Sinon, dès lors qu’il n’y a plus contribution mutuelle, le processus s’arrête, et les individus perdent leurs droits au revenu contributif.

 

A. K. : Le revenu contributif est donc un droit totalement conditionnel ?

 

B. S. : Oui, et c’est justement l’instauration d’un revenu universel inconditionnel qui permet d’assumer pleinement cette conditionnalité, à même de susciter le désir d’une société du savoir et du développement des singularités. Si je me projette et me mets à la place d’un individu au sein d’un tel système, ne pouvoir prétendre à son revenu contributif ou le perdre pourrait être vécu demain comme une sanction injuste. Mais nous devons courir ce risque de l’injustice pour rompre le cercle vicieux de la prolétarisation généralisée, afin de susciter à l’inverse l’envie de chacun d’intensifier, d’augmenter ses capacités et de les transmettre. Il y a aujourd’hui des intermittents qui vivent avec 2 000 ou 2 500 euros par mois, et d’autres avec deux voire trois fois plus, parce qu’ils produisent et partagent bien plus, ou ont une meilleure reconnaissance sociale. Sur le principe, cette conditionnalité du revenu contributif ne me dérange pas. Car c’est elle qui devrait permettre au système de devenir solvable, en encourageant le libre partage et la valorisation des connaissances dans toutes les couches de la population et pour tous les types de métiers, à la façon de ce qui se passe dans le logiciel libre.

 

A. K. : La conditionnalité pose tout de même la question du jugement moral de la société sur l’activité de chacun, sur ce qui a ou n’a pas de la valeur aux yeux de cette même société, sur ce qui pourrait ou ne pourrait pas être considéré comme un « vrai » travail… La conditionnalité nous interroge également sur qui ferait la différence entre un emploi créateur d’entropie ou à l’inverse de néguentropie, pour reprendre tes termes. Le grand intérêt du régime des intermittents, c’est la capacité qui leur est donnée, voire l’incitation qu’ils ont à arrêter de produire, à se reposer, à rêver pour mieux travailler ensuite. La beauté est dans la notion même d’intermittence, sans laquelle personne ne peut créer, inventer… Or cette intermittence-là, non rentable a priori, impossible à monnayer, à calculer, est justement ce que remet en question le patronat actuel, rendant injustifiable à ses yeux ce régime des intermittents qu’il a pourtant créé – car historiquement, ce ne sont pas les syndicats mais les patrons qui ont proposé la création de ce régime très particulier de l’intermittence. Dès lors, comment faire pour que la conditionnalité ne soit pas un piège ? Au regard de l’aveuglement de nos décideurs politiques et économiques, comment faire pour qu’elle ne se réduise pas demain à une variante plus ou moins sournoise de l’exigence d’une rentabilité économique mesurable à court terme de l’intermittence, tout comme d’ailleurs des contributions justifiant du revenu contributif ?

 

B. S. : Contrairement à ce qu’explique Maurizio Lazzarato dans Marcel Duchamp et son refus du travail, livre sorti il y a moins de deux ans, le travail n’est pas aliénant dans son essence. Il peut l’être, aliénant, dès lors qu’il n’est qu’une réponse automatique à un donneur d’ordre, à un maître ne voyant que son intérêt d’exploiteur. Mais le travail peut être à l’inverse un objet de désir et un outil de construction de sa singularité – ce qu’a été et reste encore pour moi, par exemple, le travail philosophique, même si je l’exerce parfois en prenant en compte ce donneur d’ordre qu’est l’université. L’intermittent, justement, ne travaille pas uniquement pour un employeur, d’autant qu’il en change sans cesse, mais pour lui et ses proches, pour ceux qu’il estime et qui ont le même statut, la même approche que lui. D’une certaine façon, cet artiste intermittent qui s’assume en tant que tel – comme d’ailleurs Marcel Duchamp avant lui – fonctionne au sens propre comme un aristocrate. Il y a quelques années, j’ai annoncé la publication d’un quatrième tome de ma série Mécréance et Discrédit, qui n’est jamais paru ; il devait s’appeler L’aristocratie à venir, et rares sont ceux qui ont compris ce titre. Beaucoup de gens s’imaginaient que j’allais parler de la nouvelle oligarchie, des 1 % qui écrasent 99 % de la population, alors que pour moi, l’aristocratie à venir, c’est l’accomplissement de la démocratie en tant que consistance et horizon inatteignable que l’on cherche toujours à atteindre. C’est la promesse d’un monde où tout le monde vivrait comme un seigneur, non pas dans la paresse, mais afin de cultiver en permanence ce qu’on appelle un otium. L’otium est une activité qui ne peut être ni soumise au calcul, ni évaluée par le calcul. Il s’agit d’une pratique irréductible au calcul. Or ce qui est évaluable par le calcul, donc réductible aux formalisations et aux procédures de l’automatisation, c’est l’emploi, c’est-à-dire l’entropie que généralise la prolétarisation. Lorsqu’en jouant, en rêvant ou en apprenant des autres, les intermittents développent leur capacité, au sens où l’entend le Prix Nobel d’économie Armatya Sen, ils n’agissent pas comme des employés ; ils créent de la néguentropie ; ils produisent de l’otium. Mais un otium qui, de plus en plus grâce à nos machines, n’aura plus besoin de laisser les basses tâches aux serfs humains pour s’exercer librement comme à la grande époque de la noblesse d’Ancien régime. C’est sous ce regard un « otium du peuple » : le double pari de l’extension progressive du régime d’intermittent à tous et de l’installation concomitante d’un revenu contributif devrait permettre à chacun de cultiver cet otium, mais pour mieux travailler au sens « noble » du terme. L’enjeu est de valoriser les externalités positives de nos actions, de les rémunérer aussi, donc d’encourager et rétribuer tout ce qui contribue à nos savoirs sous toutes leurs formes plutôt qu’à la prolétarisation généralisée.

 

A. K. : Certes, mais ce modèle fort séduisant reste théorique. Je vois mal, encore une fois, comment les dirigeants actuels du patronat, Pierre Gattaz en tête, pourraient entendre quoi que ce soit à un tel discours. Et sous un autre regard, s’il s’agit pour la société d’encourager et de rétribuer demain la création de valeur non pas bêtement économique, c’est-à-dire entropique, mais néguentropique, il va bien falloir l’évaluer, cette valeur… incalculable ! L’enjeu est formidable, mais énorme. Comment, par exemple, valoriser l’enseignement du grand-père vis-à-vis des amis de son petit-fils ? Ou tout ce qu’apporte aux deux intéressés, mais aussi à leurs proches, l’accompagnement quotidien d’une personne handicapée psychique par une lycéenne ? Ou la simple empathie d’un contrôleur de train qui, plutôt que de verbaliser un jeune homme sans ticket, mais perdu, l’aide à retrouver son chemin au sens propre comme au sens figuré ? Comment mesurer l’apport au bien commun de la solidarité au quotidien, de nos aides à l’autre, insignifiantes en tant que telles et pourtant globalement d’une importance majeure ? Sur un registre complémentaire, comment ceux qui jugeront de la valeur « néguentropique » de nos contributions multiples pourraient-ils prendre en compte la vaste étendue de nos savoirs formels ou surtout informels, qu’ils soient pratiques, business ou académiques, de l’ordre de l’éducation familiale, de la relation humaine, du care, du management, du compagnonnage ou de l’improvisation de rue?

 

B. S. : Je ne dis pas que tout se fera en un jour, et par décrets. Je ne dis pas non plus que le patronat actuel est prêt à entendre ce discours, même si je constate qu’il y a de plus en plus de décideurs – certes minoritaires – qui réalisent la nécessité d’avancer d’une façon ou d’une autre dans le sens que j’indique – parce que nous n’avons guère le choix dès lors que l’automatisation devrait faire disparaître d’ici une vingtaine d’années des emplois dans tous les secteurs, du transport et de la logistique au droit, à la santé ou au journalisme. Ce que tu dis, sur la nécessité vitale mais aussi sur l’immense difficulté de prendre en compte toutes les formes de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être, est très juste. C’est bien pourquoi il n’y a d’autre solution viable que d’expérimenter dans le plus de lieux possibles, de prendre tout le temps nécessaire pour ce faire, et de renouveler les savoirs eux-mêmes en tant qu’ils fournissent précisément des critères d’évaluation de ce qui vaut au-delà du calcul.

 

A. K. : Le revenu universel, on le sait, est notamment expérimenté en Finlande, ainsi qu’à Utrecht aux Pays-Bas depuis le 1er janvier 2016 auprès de 300 personnes au chômage et bénéficiaires des minima sociaux, sur une base de 900 euros par mois pour une personne seule et de 1 300 euros pour une famille. Mais à Plaine Commune, qui est l’une des plus importantes communautés de communes de la Seine-Saint-Denis avec 400 000 habitants, c’est bel et bien le revenu contributif qui va être expérimenté, avec Ars Industrialis et pas mal de partenaires…

 

B. S. : À Plaine Commune, nous allons effectivement expérimenter le revenu contributif, l’extension du régime des intermittents et plus largement la tentative de mise en place d’une société des savoirs et de la contribution. Je précise que la seule condition pour moi non négociable avant de lancer ce projet était d’avoir au moins dix ans pour nous donner les moyens de créer les conditions d’une véritable transformation d’ensemble, non seulement de l’économie, mais de l’éducation, de la recherche, de l’administration, etc.

 

A. K. : Cela confirme, s’il en était besoin, que décider d’instaurer un revenu universel à la va-vite – comme l’actuel gouvernement a tenté d’imposer la déjà tristement fameuse loi El Khomri – sans associer cette décision à une réforme non seulement économique, mais sociale et politique, et sans un immense travail de négociation et de communication, ne rimerait à rien. Ce type de mesure, pour ne pas répéter des échecs patents tel celui du RSA, que plus des deux tiers des allocataires potentiels ne vont même pas chercher selon le sociologue Nicolas Duvoux[3], suppose de prendre du temps. Pour réellement engager un changement de modèle économique, néguentropique plutôt qu’entropique, il convient de faire comprendre qu’il est légitime de toucher de l’argent de la puissance publique pour vivre décemment, sans avoir recours au cliché éculé de l’assistanat. Et puis il faut préparer les esprits à la mort de l’emploi et à la nécessité d’agir pour la réinvention du travail, bien au-delà du salariat mais en veillant à préserver notre protection sociale…

 

B. S. : C’est bien pourquoi, je le répète car c’est essentiel, il faut non seulement multiplier les expérimentations sur tous les territoires, y intégrer toutes sortes de métiers, et associer des chercheurs – dans le cadre de ce que nous appelons la recherche contributive – faire connaître tous ces projets, mais surtout leur donner au moins dix ans pour se bâtir par essais et erreurs, grâce à un apprentissage en avançant. À Plaine Commune par exemple, en ce printemps 2016, il s’agit maintenant de mettre en place un système de contribution et de redistribution sociale permettant à des jeunes à partir de seize ans d’être rémunérés et d’avoir les moyens de développer leurs capacités, d’acquérir et de transmettre des savoirs sous de multiples formes plutôt que de toucher le chômage. Je me réfère ici aux travaux d’Armatya Sen, qui a montré comment les habitants du Bangla Desh, développant leurs capacités dans une situation économique pourtant désastreuse, étaient au final moins en souffrance que les habitants de Harlem à New York – et avaient une meilleure espérance de vie. La Seine-Saint-Denis, c’est peut-être une sorte de Bangla Desh de la région parisienne. L’un des objectifs de cette expérimentation, et d’autres devraient sans doute se monter ailleurs, y compris hors de France, c’est de sortir de la logique du pouvoir d’achat et d’initier à la place une sorte de savoir d’achat. De fait, à Plaine Commune, nous engageons une longue période de transition. Il y aura beaucoup de négociations, entre la puissance publique, des partenaires sociaux, des syndicats, des acteurs économiques, mais aussi le monde académique qui est très impliqué. L’objectif est de créer un dispositif vertueux, initiant à partir des premiers tests de revenu contributif et de la plateforme allant avec une rationalité nouvelle, s’appuyant sur le désir d’apprendre et de transmettre de chacun. Une partie des actions à mener consistera à réorienter progressivement des dispositifs existant déjà dans la sphère publique, à travers des taxes, des cotisations sociales, etc., à travers la formation professionnelle aussi. Mais il s’agira également de créer d’autres formes de redistribution ou d’accès aux savoirs, pourquoi pas créer des taxes originales comme la taxe Pollen sur l’intégralité des flux d’argent, telle que la défend Yann Moulier-Boutang.

 

A. K. : Soit la promesse, je l’espère, d’immenses chantiers expérimentaux, sur le terrain mais aussi et surtout dans les têtes, où le boulot me semble abyssal… Chantiers dont le revenu universel pourrait être non le cœur, mais l’une des pièces majeures, au même titre que la taxe Pollen, l’extension du régime des intermittents, ou encore l’instauration progressive d’un revenu contributif dans les territoires…

 

B. S. : Sur le revenu universel, j’espère que la lutte sociale qui s’engage aboutira à quelque résultat positif, mais je doute que ce soit possible sans déployer une perspective plus vaste.

 

 

[1]     Appel pour le revenu de vie, mai 2009 : http://appelpourlerevenudevie.org

 

[2]     « Reconstruire notre modèle social avec le revenu de base », par Pascal Terrasse, Le Monde, 23 avril 2016 : www.pascalterrasse.fr/component/content/article/44-articles/1825-2016-04-22-16-03-28.

 

[3]     Nicolas Duvoux, Le nouvel âge de la solidarité, Pauvreté, précarité et politiques publiques, La République des idées / Seuil, 2012, p. 78.