À chaud 60

Les leçons grecques

Partagez —> /

La Grèce a quasiment disparu des écrans radars en août. Elle va réapparaître un court temps pour les élections de fin septembre qui diront si Alexis Tsipras a gagné son pari tout à fait raisonnable de garder le pouvoir, de permettre à Syrisa d’avoir la mise sur l’administration de la potion amère des réformes qu’il a dû accepter pour éviter une banqueroute suivie d’une sortie de l’euro. Les Grecs ont rué dans les brancards : ils ont élu un gouvernement qui annonçait d’emblée remettre en question les accords conclus avec la Droite et les Socialistes, ils ont dit Non par référendum en pleine négociation. Ils se sont battus comme des lions. Comme toujours les puissants voudraient inculquer aux faibles l’obéissance : « Vous voyez ! À quoi cela a-t-il servi de vous battre ? Vous êtes revenus exactement aux conditions dictées par la Troïka ! » Cela n’est pas exact.

 

 

Grèce à éclipse

Le combat des Grecs a payé. Pour eux d’abord, pour tous les Européens ensuite. Pour eux d’abord : le jeu vidéo flamboyant de Varoufakis terminé, les négociations finales d’août se sont déroulées sans trop d’anicroches. Le très politique Tsipras a obtenu 86 milliards supplémentaires de prêts, la sanctuarisation de bon nombre de dépenses sociales et, derrière, une renégociation de la dette globale, qui va atteindre plus de 170 % du PIB. Cette dernière est insoutenable quelle que soit l’ampleur du redressement économique envisageable (même le FMI le dit). Mais il ne faisait pas bon avouer aux électeurs des pays du Nord riches et de culture protestante qu’une amputation du montant nominal de la dette sera de toute façon effectuée – la Banque Lazar avec Mathieu Pigasse qui conseillait la Grèce réclamait et réclame toujours une réduction de 50 %, ou éventuellement de repousser le remboursement aux calendes… grecques, c’est à dire jamais.

Ce genre d’humour ne plait guère à la sourcilleuse Finlande, à l’économe Allemagne et aux prudes Pays baltes qui viennent de subir la vache enragée de l’austérité, comme le Portugal ou l’Espagne. La lutte politique ouverte a cela de bon qu’elle clarifie les choix à faire : être ou ne pas être dans l’euro et dans l’Union Européenne, faire rentrer les impôts y compris sur les biens immobiliers de l’Eglise orthodoxe, réduire la corruption et l’usage du cash, nerf de l’économie parallèle, taper dans les dépenses de l’armée et de surcroît arracher l’estime de ses adversaires partenaires. Ces derniers ne l’affichent pas trop, mais ils sont passés du mépris condescendant à une sainte trouille. Quel gains maintenant pour nous Européens?

 

 

Une petite dette face au spectre du calage chinois et au risque stratégique aux portes de l’Europe

Deux éléments de cadrage pour bien comprendre que l’affaire grecque est surtout symbolique – c’est parce qu’elle était symbolique qu’elle a pu atteindre ce niveau de psychodrame, de violence visant à humilier de la part de la Commission, de la Présidence de la zone Euro et du FMI, tandis que le soufflé est retombé aussi vite qu’il était monté. Sous l’effet de deux événements majeurs, la crise grecque est revenue à des dimensions plus raisonnables, qui ont calmé Tsipras mais aussi Schaüble et les faucons de la rigueur, et qui ont pressé la Commission à conclure. D’un côté, entre juin et septembre, la Bourse de Shanghai a dévissé de plus de 2000 milliards de dollars – excusez du peu : c’est quasiment le PIB de l’Italie –. Et les autorités chinoises malgré tous les leviers dont elles disposent n’ont pas pu faire grand-chose. La bulle immobilière chinoise est en train de se purger, l’impéritie du gouvernement en matière de nutrition, pollution, protection du risque industriel montre que la corruption sévit à tous les étages, le modèle « atelier du monde » pour les produits de bas de gamme touche à ses limites et la croissance se tasse fortement dans un contexte de récession générale chez les BRICS. Que pèse la dette grecque sur vingt ans comparée aux 2000 milliards de capitalisation boursière envolée en fumée ?

Le deuxième élément, plus européen, qui a recadré la crise grecque est le produit de l’interminable déstabilisation du Moyen-Orient : quand ce n’est pas le conflit israélo-palestinien qui couve, c’est l’Iran ; quand ce n’est pas l’Afghanistan c’est l’Irak ; quand ce n’est pas ce dernier pays, c’est la Lybie, puis la Syrie, et désormais la Turquie, entraînée par la folie mégalomaniaque d’Erdogan qui veut refaire les élections qu’il a perdues en éliminant carrément les Kurdes du jeu. Le produit de ces embrasements, c’est l’intensification des flux migratoires et surtout leur visibilité croissante (au grand dam des autorités qui préféraient que tout cela se passe sous le tapis). Comme les États-Unis, l’Europe voit s’ajouter des réfugiés d’abord politiques, puis rapidement économiques.

La sortie de la Grèce de la zone Euro, et rapidement de l’Union, dans un pareil contexte aurait été impensable. C’est un point que tous les bons adeptes des jeux vidéo sérieux, les eurosceptiques en tout genre qui font penser de plus en plus aux climato sceptiques, ont purement et simplement oublié dans leurs divers plans B. Le rouleau compresseur de l’intégration économique a tissé une interdépendance impossible à rompre sans une casse très onéreuse. Mais cette raison ne suffit pas. Une sortie grecque se serait produite dans le cadre d’une Catalogne et d’une Ecosse en délicatesse avec leur État Nation, dans celui d’un référendum britannique pouvant conduire à un Brexit. A ce tableau s’ajoute l’image de l’Ukraine amputée de la Crimée, puis de ses provinces industrielles. La nouvelle drachme d’une Grèce passant un accord stratégique avec Poutine s’y retrouverait comme un poisson dans de l’eau (très trouble). En ces temps de guerre aux portes de l’Europe, le psychodrame grec ressemble à des enfantillages, dont ni Varoufakis ni Schauble n’ont été très conscients.

Et pour ceux qui dans l’Union l’avaient oublié, les impressionnants défilés de réfugiés arrivant par mer et par terre sont venus rappeler que l’histoire continue avec ses véritables tragédies. Il n’est que de voir l’attitude des Grecs à Lesbos et ailleurs qui, malgré une très sérieuse austérité, sont venus porter secours aux migrants dénués de tout, pour se souvenir que la charité et la fraternité sont rarement l’apanage des riches. Après un premier retour du politique sur la dette grecque, on a enchaîné sur un second, quand la multitude s’est mise en route vers Berlin. Schengen 1 ou 2, les camps d’internement administratifs ont été délégitimés en quelques semaines.

La leçon grecque serait-elle finalement que c’était beaucoup de bruit pour rien par rapport à l’ouragan du monde ? Pas du tout : il y a bien un lien qui court entre la crise grecque, la crise migratoire et la stagnation économique européenne, un révélateur d’un même défaut d’Europe et de l’Europe.

 

 

Le révélateur grec du manque constitutionnel dans l’Union

Nous avions écrit il y a quinze ans, dans un numéro consacré à l’Europe, que le Conseil Européen, institution typiquement confédérale (dotant chaque État d’un droit de veto et réduisant la Commission et le Parlement Européen à une administration) serait invivable avec le spectaculaire élargissement de l’Union Européenne[1]. La crise de la dette grecque, parce que les Grecs ont refusé d’avaler comme les autres membres de l’Union en difficulté la couleuvre austéritaire, a révélé au grand jour les vices de construction institutionnelle de l’Union, même après la correction des Traités de Nice et d’Amsterdam, vices qui touchent à son cœur opérationnel : l’Euro. L’Union s’est dotée d’une monnaie unique à partir de 1999 pour poursuivre l’intégration économique vieille de 40 ans. Suivant le modèle d’unification allemande de 1848 à 1869, elle est passée d’un marché commun à une monnaie unifiée.

La raison de cette voie essentiellement économique était qu’on ne faisait pas de politique à Bruxelles après le souvenir cuisant de l’échec de la Communauté Européenne de Défense. Le même mécanisme a été appliqué avec succès (en période de prospérité économique) pour la Cour de Justice de Luxembourg, qui s’est bornée à justifier ses arrêts dans le droit économique de la libre concurrence, même quand elle prenait des arrêts typiquement politiques comme l’arrêt Costa (sur une affaire banale de sécurité sociale), consacrant la supériorité sur le droit constitutionnel de chacun des pays membres. La Banque Centrale Européenne née de l’institution de l’Euro, institution en réalité typiquement fédérale, a pu dissimuler sa nature politique à cause du dogme monétariste de séparation de la banque centrale des gouvernements (pour mieux combattre l’inflation). Ainsi, contrairement aux autres banques centrales dans le monde, elle n’a reçu pour mandat officiel que la stabilité des prix, et non la croissance économique ni le maintien de l’emploi. Mieux, elle n’avait affaire à aucun Trésor Européen, et pas non plus à un gouvernement européen doté d’un budget (le budget européen est obtenu par une contribution calculée sur le PIB de chaque pays membre, et l’Union ne peut lever aucun impôt, ni faire de déficit). Cela a entraîné un budget européen très faible : moins de 2 % du PIB global de l’Union, quand les pays fédéraux en ont un qui s’étale entre 15 % et 20 % du PIB. Il en est résulté deux vices constitutionnels de l’Union.

1) Une union monétaire (de surcroit autour d’une monnaie forte) sans union économique au niveau étatique, donc pas de possibilité de déficit budgétaire, pas de Trésor finançant la politique économique (fiscalité, politique industrielle), pas de ministères fédéraux de l’économie, ni de l’emploi, ni de la protection sociale. Les économistes n’ont pas eu de mal à montrer qu’une politique monétaire sans politique budgétaire est vouée à l’échec quasi-certain : les zones à plus faible productivité ne peuvent pas tenir face à une monnaie dont le taux de change mondial est plutôt fixé à partir des noyaux forts (l’Europe du Nord). Il faut, pour qu’ils y parviennent, qu’ait lieu une très forte redistribution par l’État central fédéral. Quand la prospérité existe dans une partie de l’ensemble unifié monétairement, la croissance des zones à moindre productivité, si elle n’est pas soutenue par des transferts visant à améliorer la formation, les infrastructures, les entreprises, la gouvernance, ne pourra être atteinte que par l’endettement des différentes catégories d’agents économiques : les entreprises, les ménages et l’État. C’est exactement ce qui s’est passé dans le Sud de l’Europe à des degrés divers.

2) L’institution chargée de la stabilité monétaire et du contrôle de l’inflation à niveau global, en l’absence d’institutions qui lui font contrepoids, est vouée à prendre une importance démesurée. C’est aussi ce qui s’est passé : la BCE est devenue le véritable centre de pouvoir économique et monétaire et le régulateur. On l’a vu avec éclat en 2008 : devant l’incapacité des gouvernements des pays membres réunis dans le Conseil confédéral européen, la BCE a pris le pouvoir au double sens du mot : elle a agi quand le Conseil trainait et était incapable de s’entendre. Mais surtout elle ne s’est plus embarrassée des limites qui étaient placées par les Traités. Elle est intervenue au-delà de ses attributions formelles en recourant à des « moyens non-conventionnels », moyens justifiés par le caractère exceptionnel de la situation. Cela fait plus de sept ans que cela dure, et j’ai nommé un coup d’État, un 18 Brumaire, cet état de fédéralisme de fait.

Si les économistes (même des prix Nobel peu au fait de la subtilité de la construction européenne) ne se sont pas trompés sur le caractère non viable à terme de l’Euro, en l’absence de politique budgétaire, ils se sont trompés sur un point majeur : l’Euro n’a pas disparu, l’Union Européenne n’a pas implosé parce que la BCE (le Conseil et la Commission suivent péniblement avec retard mais par instinct de survie) est en train de bricoler une politique budgétaire fédérale qui ne dit pas son nom. Mais en raison des traités actuels et de l’architecture juridique de l’Union, elle ne peut mettre d’accord les États membres à l’unanimité (surtout les nouveaux entrant nordistes qui restent monétaristes et adeptes de la rigueur budgétaire) que sur un programme d’austérité. Un tel processus avait déjà joué dans le Traité de Maastricht où le principe de rétablissement de l’équilibre budgétaire avait cédé à l’instauration d’un maximum de 3 % de déficit budgétaire et de 60 % de l’endettement de l’État.

Avec la crise de 2008, la Commission, la BCE et le Conseil ont créé le Pacte Budgétaire européen ou Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TESCG) en 2010, ainsi que le Fonds Européen de Stabilité financière. Ces organismes ont été fusionnés en 2012 pour sauver l’Irlande, le Portugal et la Grèce dans le MES (mécanisme européen de stabilité de 700 milliards pour faire face à un renflouement des États en banqueroute). Le TESCG est clairement un prélude à une intégration des politiques économique et budgétaire. Il est confédéral puisque c’est le Conseil par le biais des Ministres des finances qui décide et doit obtenir l’accord de ses membres. Mais les deux plus gros États de l’Union, l’Allemagne et la France, y ont une position privilégiée équivalent à un droit de véto, au grand dam des confédéralistes des petits pays de l’Union. Pour rassurer l’Europe du Nord, la norme du déficit structurel autorisée est durcie à 0,3 % (hors circonstances exceptionnelles) – le durcissement consistant à passer de 3 % en général (tout déficit compris) à 0,3 % de déficit structurel, même si le déficit agrégé (qui comprend le déficit dû à des événements conjoncturels exceptionnel) peut aboutir à une chiffre supérieur.

La conséquence de ces montages très compliqués, en voie de fédéralisation sans faire clairement le saut, est double :

1) Dès que des pays proposent de faire un pas vers l’intégration fédérale qui suppose un abandon supplémentaire de leur souveraineté économique, pour rassurer les pays « vertueux » ils doivent proposer un modèle « père fouettard » qui les protégerait des errances des PIGS (Portugal, Italy, Greece, Spain) méditerranéens (auxquels il faut rajouter la France, très suspecte de filer sur la même pente). Ainsi les progrès de l’intégration fédérale européenne prennent-ils systématiquement depuis 1995 un visage de politique d’austérité. Il faut ajouter le côté autoritaire des décisions prises par la BCE, qui doit forcer la main du Conseil dans un climat de « dramatisation ».

2) La deuxième conséquence, que nous vivons actuellement, est que toute poussée populaire dans un pays membre (Espagne, Grèce et bientôt Royaume-Uni au sein du parti travailliste), dans ce cadre confédéraliste avec un fédéralisme rampant, de fait plutôt que de droit peut se transformer très facilement en poussée souverainiste eurosceptique. Le cas grec a montré que ce n’était pas toujours le cas. C’est aussi une caractéristique de Podemos en Espagne de ne pas suivre la gauche radicale classique espagnole sur ce terrain se transforme en mouvement contre l’Europe ou contre l’Euro.

Or une politique de relance de l’économie, de la croissance et de l’emploi ne peut se faire qu’à un niveau fédéral et, pour acquérir une adhésion démocratique, elle doit inscrire dans les Traités nouveaux la création d’un Trésor Européen, d’un budget, de ministères fédéraux. Tant que la construction européenne en restera à cette hydrocéphalie (confédérale dans les textes et fédérale dans la pratique de ses instances, BCE, Cour de Justice de Luxembourg), on aura ce monstre austéritaire, qui nourrit une deuxième chimère, la chimère du populisme, qui se nourrit elle-même de plans B, de sortie de l’Euro, ou de l’Europe.

La crise grecque a été le révélateur exemplaire de cette impasse et a souligné à Bruxelles qu’il fallait d’urgence en sortir. Illustration : un mois exactement après la crise de juillet, le 28 août Benoit Coeuré, numéro deux de la BCE et pressenti pour devenir Gouverneur Général de la Banque de France, donc siégeant à la BCE, dans un entretien virulent paru dans Le Monde, soulignait le côté ridicule des Ministres du Conseil Européen discutant pendant plus de onze heures d’affilée de mesures techniques de la dette d’un pays représentant 2 % du PIB de l’Union. Sous-entendu : nous avons suffisamment d’autres chats à fouetter et beaucoup plus importants. Il est urgent de revoir les processus de décisions, déclarait-il en substance. Et quelques jours plus tard, dans la conférence de la BCE devant ses ambassadeurs, il proposait l’instauration d’un ministère de l’économie et des finances de pays de l’Euro, la formation d’un Trésor Européen dont l’embryon existe déjà dans le MES. Une semaine plus tard, Mario Draghi, imperturbable, annonçait que le tassement de la croissance espérée, du fait de la récession chinoise et du ralentissement de l’inflation, amènerait la BCE a poursuivre son programme de rachat d’actifs essentiellement constitués des bons du trésor des États membres présent sur le marché pour la bagatelle de 60 milliards par mois.

Moralité : ce n’est pas le fédéralisme qui transforme en populisme le souci de l’équilibre budgétaire primaire, c’est le confédéralisme, qui conserve à chaque État un droit de véto. Il faut donc refonder l’Europe au sens d’un aggiornamento : l’unité européenne est faite matériellement, il faut la traduire radicalement dans les textes. Pour cela il faut que les forces politiques prennent conscience que sans placer la question fédérale au cœur de l’équation de leur dispositif, elles ne sortiront pas des mâchoires austéritaires. C’est certainement ce que Tsipras a compris. Et la crise de la dette grecque restera certainement dans l’histoire comme le début d’une nouvelle espérance européenne.

 

[1]     « L’Europe, pierre de touche impériale », Multitudes, n° 3 (2000) en ligne sur www.cairn.info/revue-multitudes-2000-3-page-11.htm