Hors-champ 54.

Les mutuelles de sans‑tickets – Émergence d’une infrapolitique

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« Nous ne voulons pas le pouvoir, nous voulons pouvoir. » Cet apanage des mouvements sociaux des années 1990 est encore très prégnant dans les luttes récentes, en témoignent les Indignés ou encore Occupy Wall Street. Mais à côté de ces mouvements collectifs et médiatiques, je veux avancer l’idée qu’une forme nouvelle de résistance, que j’appellerai infrapolitique, est en train d’émerger. Ceci toujours dans les interstices de liberté laissés par le pouvoir mais dont l’horizon est plus flou, et les revendications parfois inexistantes. Les mutuelles de sans-tickets, par la pratique originale qu’elles instaurent, me semblent faire partie de cette nouvelle insurrection, latente et souterraine.
Et c’est en opérant un retour sur leur histoire et les héritages, conscients ou non, dont leur pratique s’inspire, que j’entends expliciter pourquoi, à mon sens, elles offrent une alternative pertinente au pouvoir et à sa gouvernementalité néolibérale actuelle.
Cet article s’appuie sur une recherche menée entre novembre 2010 et juillet 2011 sur les mutuelles de sans-tickets de la région parisienne. C’est à partir d’entretiens et d’observations, mais aussi de recherches théoriques et historiques, que mon analyse a pu se construire. En me rendant à la réunion mensuelle de la mutuelle originelle, dont l’annonce était encore faite sur un site Internet au moment de l’enquête, j’ai pu, avec le temps, rencontrer des fraudeurs d’autres mutuelles et observer leurs réunions ainsi qu’assister à des soirées de débats et de soutien/repas pour la survie économique d’une mutuelle.

Fonctionnement et politisation des mutuelles franciliennes

Ces collectifs de sans-tickets utilisent les transports publics sans payer leur titre de transport, ne le pouvant pas ou jugeant son prix trop élevé. Les adhérents mutualisent une somme mensuelle qui leur permet de rembourser les amendes éventuellement perçues dans leurs déplacements individuels et quotidiens.
La première mutuelle de sans-ticket francilienne est née en 2005. Les quelques personnes qui en sont à l’origine sont issues du Réseau d’Abolition des Transports Payants, dit RATP par analogie à la RATP, Régie Autonome des Transports Parisiens. Cette association est née en 2001 et revendiquait la gratuité des transports pour tous. Elle s’inscrivait dans une nébuleuse contestataire, une quinzaine de collectifs en France militant alors pour la gratuité mais pas seulement, qui regroupait des collectifs critiques autant à l’égard du nucléaire que de la publicité ou encore des caméras de vidéosurveillance. Le combat pour la gratuité des transports s’insérait ainsi dans une critique sociale et écologique assez conséquente.
Mais suite à l’essoufflement de ce mouvement au début de l’année 2005, quelques militants décident de ne plus uniquement revendiquer la gratuité des transports mais de la rendre effective en créant une mutuelle de sans-tickets. Cette idée leur est venue après qu’ils ont eu connaissance de la création de mutuelles de fraudeurs en Suède en 2001. En reprenant leur pratique et leur organisation, les mutuelles françaises développèrent une grammaire politique s’inspirant du mutualisme ouvrier de la fin du xixe siècle. L’idée principale est de développer une entraide économique, assurantielle, pour répondre à un problème quotidien. Les déplacements journaliers effectués pour le travail, la recherche d’emploi, les études ou encore les loisirs, sont alors, de fait, considérés comme une nécessité pour tous, et par conséquent, comme devant être gratuits.
Aujourd’hui, ces collectifs sont une dizaine en Ile-de-France, peut-être moins. Leur existence reste discrète, par volonté politique pour certains, par peur d’accusation d’appel à la fraude pour d’autres mutuelles. Leur invisibilité est aussi la conséquence de la façon dont ils se créent, c’est-à-dire sur la simple base de quelques amis motivés. Leur principe est le même : être suffisamment nombreux pour que chacun, en arrêtant de payer ses déplacements et en payant la cotisation mensuelle, puisse se déplacer au quotidien gratuitement et sans craindre la répression économique opérée par les amendes. À côté de cela, les revendications peuvent diverger, et les héritages revendiqués également : la mutuelle originelle s’insère elle dans une pratique de la gratuité pour tous et s’inscrit dans un principe mutualiste hérité des mutuelles ouvrières des années 1800. Une autre est uniquement là pour répondre à la cherté des déplacements, sans développer davantage de critique sociale ou politique. D’autres s’opposent au système capitaliste et refusent d’entrer dans son jeu en ne payant pas les tarifs pratiqués par l’autorité organisatrice des transports. Enfin, certaines justifient leur existence par le simple fait de faire autrement que ce que le système impose, sans vouloir changer la politique pratiquée en matière de mobilité.
Malgré ces différences, les mutuelles se rejoignent sur certains points comme l’instauration d’une entraide collective et quotidienne ou la dénonciation d’un système de transports publics générant des inégalités et étant au service de politiques sécuritaires de contrôle et d’exclusion (pauvres, sans-papiers).
Le fonctionnement est aussi sommairement commun, même si son déroulement peut différer. C’est-à-dire qu’une fois par mois, la mutuelle se réunit, pour, dans un premier temps, rembourser les amendes perçues par ses membres et encaisser les cotisations. Ensuite, il s’agit de discuter de la pratique, de la fraude, des techniques d’esquives des contrôleurs, de passage des tourniquets, de la crainte qui envahit le resquilleur avant de passer le pas, ou encore des difficultés à demander à un usager s’il est possible de passer derrière lui. Parfois, et à une fréquence plus importante pour certaines mutuelles, les discussions se transforment en débat de fond, dénonçant l’oppresseur étatique.
La publicisation de leur pratique n’est pas souhaitée, même si certains membres ont déjà accepté de communiquer avec des médias, de façon anonyme. La volonté de fédéralisation des mutuelles n’est pas affirmée. Des tentatives ont eu lieu mais sans résultat concret. L’entraide est vraiment le point fédérateur : des repas de soutien à certaines mutuelles sont organisés en cas de manque d’argent, et fonctionnent assez bien.
Ces groupuscules utilisent peu Internet, et encore moins les réseaux sociaux – davantage par manque de temps, semble-t-il, mais aussi par volonté de rester en nombre restreint. Certains se servent de leur téléphone portable pour prévenir les membres des mutuelles de la présence de contrôleurs par exemple. Les réunions sont également annoncées par mail, pour certaines mutuelles, par l’usage d’une mailing-list. Des débats ont lieu parfois, par échanges de mails, mais cela n’est pas cas courant. D’ailleurs, si la mutuelle issue du RATP avait un site Internet annonçant ses réunions mensuelles au début de l’année 2011, il n’en était plus rien récemment.

D’une revendication de la gratuité à l’émergence d’une pratique

Ce sont les chômeurs, les premiers, qui ont amené la revendication catégorielle de la gratuité des transports dans l’espace public. À la fin des années 1990, ils sont victimes de critiques violentes venant du système libéral. Qualifiés « d’assistés », ils encaissent pourtant la dégradation de la situation de l’emploi et du durcissement du régime d’indemnisation du chômage. Cette contestation est le résultat d’un effet boule de neige, constitué de contestations localisées, ponctuelles, dont les premières remontent à 1982 et à la création du Syndicat des chômeurs par Maurice Pagat. Les détériorations progressives des minimas sociaux et des allocations chômage ont permis aux différents syndicats et associations de chômeurs de se forger une réputation et d’émerger sur la scène nationale dans l’urgence, à l’hiver 1997-1998. Et durant cet hiver naquit une nouvelle catégorie d’analyse de l’action collective, celle des « sans », les chômeurs étant perçus jusqu’alors comme ne pouvant bénéficier d’un « potentiel de mobilisation ». Pourtant, non seulement cette contestation a été massive, mais elle a permis l’émergence de nouvelles pratiques contestataires.
Ainsi, les chômeurs ont mis en place un « radicalisme auto-limité ». Auto-limité car les situations limites au regard de la loi dans lesquelles ils se sont retrouvés se limitaient à un secteur particulier (l’assurance chômage, les transports publics) et frôlaient l’illégalisme uniquement dans le but d’interpeller le pouvoir et de le faire réagir. C’est ici qu’ils ont mis en place une revendication catégorielle de la gratuité des transports, en se déplaçant gratuitement et collectivement. Pour accompagner leur démarche de désobéissance civile, ils se munissaient d’une carte de droit aux transports. Agrémentée de leur nom et prénom, cette carte comportait un petit texte expliquant les raisons de leur fraude.
Cette carte individuelle insérait cette action dans une démarche collective. C’est pourquoi le Collectif Sans Ticket belge, dit CST, reprit cette pratique de la carte de droit aux transports dans cette même démarche collective au début de l’année 1998, lorsqu’ils prirent conscience de la difficulté de se déplacer pour des chômeurs souhaitant se regrouper. Ces derniers accompagnèrent cette revendication catégorielle de la gratuité par des pratiques de « théâtre action ou d’agit-prop », comme les Free Zone des Tutte bianche, groupe activiste altermondialiste italien issu de la mouvance autonome. Ces free zone se pratiquaient en équipe. Quatre groupes d’individus habillés en tuniques blanches parcouraient le réseau de transports belge pour expliciter leur démarche, et informer plus en détail les usagers sur leur revendication de gratuité des transports publics. Ils se présentaient comme les « anti-contrôleurs du Collectif Sans Ticket ». Le dernier groupe, composé de personnes habillées en civil, parcourait le même réseau pour informer les autres équipes des lieux de présence des contrôleurs, autres équipes qui prévenaient alors les usagers. Ces discussions publiques permettaient de légitimer l’illégalisme pratiqué.
Puis, c’est en Suède en 2001 que la première mutuelle vit le jour, dans le contexte politisé du sommet européen de Göteborg, qui s’inscrit directement dans un mouvement collectif de revendication d’un autre monde possible. Alors qu’en septembre de la même année, l’augmentation des tarifs des transports publics est annoncée par le gouvernement, la fédération de la jeunesse anarcho-syndicaliste de Stockholm décide de créer deux structures indépendantes : une structure activiste, revendicative, appelée planka qui signifie frauder, esquiver en suédois ; et la mutuelle ou p-kassan, qui signifie littéralement fonds de p. pour planka, et qui est le fonds de solidarité du groupe militant. Ces dodgers réclament des transports gratuits pour tous, ne limitant pas cette revendication à une catégorie spécifique de personnes. Ils rejettent l’idéologie capitaliste et dénoncent l’inhumanité des infrastructures de transports, réalisées selon eux uniquement dans le but de générer des profits. Les héritages protestataires mis en avant sont la désobéissance civile et l’autoréduction, c’est-à-dire que les usagers du bus acceptent de payer un titre de transport, mais au tarif qui leur paraît équitable.

L’infrapolitique comme pragmatisme contestataire

Ces sans-tickets ne rêvent pas d’un avenir meilleur en revendiquant une suppression des transports payants. Ils ne sont ni radicaux (à savoir anti-capitalistes), ni révolutionnaires, ils font simplement autre chose. Mais cet acte, cette tactique qu’ils développent ici par petits groupes est bien plus qu’un répertoire d’action. Il est la résistance en acte. Cette pratique est alors pragmatiste dans le sens où le moyen se confond avec la fin. C’est-à-dire qu’il n’est plus question de ce que les sans-tickets souhaiteraient voir se réaliser, de leur contestation et des revendications qu’ils développent. Ils sont conscients de la nécessité, au sens d’inévitable, de l’utilisation des transports publics et jugent qu’ils devraient être gratuits. Alors, ils voyagent gratuitement. Ils n’attendent pas une reconnaissance des instances de décision. Ils ne comptent pas non plus sur une présence quantitative suffisante d’adhérents pour que leur « action » ait un impact public, politique, médiatique. Ils fraudent, c’est tout. Et de ce fait, ils améliorent immédiatement et concrètement la situation dans laquelle ils se trouvent.
De plus, cet acte n’est pas un acte de résistance, comme l’étaient les free zone des chômeurs belges, dans la mesure où il constitue une prise au cœur du pouvoir et de sa logique d’agir. Il n’y a pas ici d’ennemi extérieur, de pouvoir incarné, auquel s’opposent les mutuelles et qu’elles souhaiteraient interpeller. Le pouvoir se contre dans de nouvelles pratiques individuelles et culturelles, car il est justement biopolitique. En qualifiant cette nouvelle forme de contestation d’infrapolitique c’est justement ce caractère biopolitique du pouvoir auquel elles s’opposent que l’on veut souligner. Et c’est parce qu’elles sont parvenues à s’insérer au cœur même des jeux de pouvoir qu’elles offrent une opposition politique pertinente.
Précisons rapidement qu’ici, le concept d’infrapolitique emprunté à James C. Scott ne reste pas fidèle à la définition qu’en donne son auteur. Celle-ci a été élaborée à partir de l’analyse de situations d’interactions individuelles et collectives d’extrême domination. Ainsi, sans doute nos définitions des mots tels que résistance, ou encore domination ne coïncideraient pas complètement. Mais dans la littérature politique actuelle, le terme d’infrapolitique s’est avéré être le terme le plus pertinent pour définir cette forme nouvelle de résistance : dans cette opposition souterraine à la domination justement, et dans sa désignation d’une pratique dissimulée des dominés directement sous le regard des dominants.
Le moment de la fraude est individuel. Le resquilleur est seul lorsqu’il décide de sauter par-dessus le tourniquet, de partager le titre de transport avec quelqu’un d’autre en passant avec lui les portes de l’entrée, en lui demandant ou non son autorisation. Il est aussi seul le jour où il prend conscience que toutes les technologies électroniques – matérialisées dans la puce RFID du passe Navigo, le bip du passage autorisé, les caméras de vidéosurveillance ou encore les nouveaux panneaux publicitaires – ancraient en lui une façon d’agir, d’être et de penser, même de consommer. C’est également dans la pratique quotidienne qu’il a appris que le fraudeur était « criminalisé », rendu coupable de l’augmentation des tarifs pour les usagers. C’est à tout cela que s’opposent les sans-tickets, dans le fait même de faire autrement. Voilà pourquoi cette pratique est infra-politique. Le refus de soumettre son corps à une technique de pouvoir coercitive apparaît clairement dans la pratique quotidienne de la fraude. Entre tactiques et stratégies, les fraudeurs ne sont pas passifs, au contraire, ils (se) jouent, modèlent, créent, structurent, critiquent, dans l’espace de liberté laissé entre eux et les dispositifs de coercition.
Les resquilleurs se réapproprient les contraintes qui leur sont imposées par la transformation de l’objet de leur domination : le tourniquet, mais aussi le discours qui les marginalise. Ils se servent de la domination, qui est un « jeu de pouvoir », en réalité, et non pas un état, et de son propre mécanisme de production pour en faire une liberté d’être et de faire autrement. Ils n’agissent pas en dehors du pouvoir mais bien en son sein.
C’est aussi parce qu’elle est individuelle en acte, et génératrice de liberté, que la resquille repousse les limites instaurées par la gouvernementalité néolibérale entre la sphère publique et la sphère privée. La pratique de nouvelles façons d’être dans l’espace public vient brouiller les limites de la privatisation, et repousser le libéralisme sociologique. La liberté redevient alors politique dans la modification d’un comportement normalement perçu comme intériorisé et apolitique. C’est aussi pourquoi la plupart de ces resquilleurs sont contre une mise en avant de l’individu et de sa pratique. C’est dans l’anonymat que peut se développer une « pratique de la critique comme désubjectivation – et déboucher sur – une politisation de l’existence ».
Il convient pour conclure de souligner le caractère doublement pragmatique de cette infrapolitique : dans l’acte qu’elle pose, qui devient une fin en soi, et dans la décolonisation comportementale des personnes qu’elle opère. Ce n’est pas sous un projet commun que nous croyons possible cette re-politisation de l’existence, mais bien dans la prolifération de rhizomes contestataires. Comme on l’a souligné plus haut, ces rhizomes sont des collectifs, qui prennent ici la forme de mutuelles, donnant aux individus la capacité pratique de miner par le bas des dispositifs iniques. C’est par l’invention de nouvelles façons de faire et dans l’épanouissement de nouvelles façons d’être qu’une opposition conséquente à ce biopouvoir pourra prendre forme. Ces mutuelles de sans-tickets en sont déjà un fragment. « C’est par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans l’évolution universelle ; mais, si minimes qu’elles soient, elles font partie de ce mouvement infini. »