Majeure 47. ONG, Monde, genre

Les ONG mexicaines de genre

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L’ONG est une forme relativement ancienne d’action privée. La multiplication des organisations non-gouvernementales à partir des années 1980 est un phénomène bien connu et qui a été relié, avec raison, aux politiques d’ajustement structurel imposées par les organismes financiers internationaux et à la privatisation de l’action sociale étatique. Les premières des ONG concurrentes de l’État sont constituées par les diverses églises et congrégations religieuses. La globalisation actuelle entraîne la multiplication des formes d’action privée dans toutes les sphères relevant des politiques publiques. Cette importance croissante de bailleurs publics ou privés d’origines différentes impose des standards communs d’action et d’évaluation qui ont abouti au cours des années 1980-1990 à une globalisation des pratiques entrepreneuriales et des normes d’intervention sociale en Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, en Europe, ainsi qu’au sein des structures associatives latino-américaines, asiatiques ou africaines. La globalisation normative et politique qui a suivi la fin de la Guerre Froide fut postérieure aux politiques d’ajustement structurel mais a exploité un terreau fertile, préparé par les privatisations successives et les coupes budgétaires importantes opérées par des états sous la pression des bailleurs internationaux.

Le Mexique entre parfaitement dans cette esquisse, elle-même globalisante. Le pays a connu une première crise financière au tout début des années 1980 qui s’est prolongée sous plusieurs aspects (hyperinflation, remboursement de la dette, nettes diminutions des dépenses de l’État) jusqu’à la première moitié des années 1990. Des privatisations massives, des réductions importantes des salaires et des effectifs de fonctionnaires furent appliquées comme thérapies de choc néolibérales à l’État fédéral mexicain et aux collectivités provinciales par des économistes formés aux États-Unis (Dezalay & Garth 2002 et Ai Camp 200). Ces mouvements de privatisation furent contemporains de l’entrée du pays dans la zone de libre-échange nord-américaine (ALENA) et de l’adoption d’une forme démocratique de gouvernance, basée sur l’intégration aux processus politiques des ONG et des groupes de pression, et sur l’écoute de la société civile. L’accélération de la privatisation des politiques publiques fut accompagnée de l’adoption de normes de gouvernance inspirées des modes de gouvernement étasuniens. La formation d’une société civile professionnalisée et l’introduction de l’expertise scientifique dans la production des politiques publiques furent soutenues, tout au long des années 1990, par un effort des bailleurs internationaux (ONU, Banque Mondiale) et des fondations philanthropiques étatsuniennes (Ford, MacArthur, Hewlett, Rockefeller). La société civile était nettement plus dense jusque-là en mouvements sociaux et syndicats qu’en ONG professionnalisées et centrées sur la sous-traitance des politiques publiques. La création exponentielle des ONG répondait aussi à un double mouvement de précarisation des professions intellectuelles, notamment de la recherche académique, et de sous-traitance des programmes publics à des organisations flexibles, créées le plus souvent par des chercheur-e-s ou d’ancien-ne-s fonctionnaires. Cette externalisation des politiques publiques a contribué à la professionnalisation d’un activisme qui était autrefois exercé de manière bénévole avec le soutien d’une activité salariale publique ou parapublique. À partir de la première moitié de la décennie 1990, c’est de plus en plus l’activité militante qui devient le support de la subsistance des classes moyennes intellectuelles de Mexico et des capitales des provinces. Dès lors, la globalisation de la forme « ONG » a impulsé une construction d’espaces sectoriels d’expertise étayés sur trois pôles structurants: les ONG en tant qu’organisations sous-traitantes de politiques et services publics, les centres de recherche académique, en tant que centres de production de savoirs de gouvernement et d’expertises et, enfin, les institutions publiques en tant que maîtresses d’œuvre des programmes sociaux. Dans le cadre d’un travail d’enquête socio-anthropologique, j’ai pu observer le champ spécifique d’action des ONG « de genre », travaillant principalement sur le créneau de la sous-traitance des politiques de santé sexuelle et reproductive.

Les ONG mexicaines dans les global politics des années 1990

L’inscription des ONG dans la phase de globalisation des années 1990 semble les avoir déçues. Le « retour d’expérience » des ONG sur les mobilisations continentales et transnationales liées au cycle de conférences mondiales organisées par les Nations Unies (Vienne, Le Caire et Pékin) s’est accompagné de la construction d’une armature complexe de réseaux continentaux, nationaux et régionaux. Les ONG « leaders » au Mexique, toutes basées dans la capitale, se sont pleinement inscrites dans cette phase de mobilisation mondiale qui a abouti à la réforme des politiques de population au Caire en 1994 et à l’inscription des problématiques sociales avec perspective de genre au cœur des politiques publiques des nations signataires des accords de Pékin. Les nouvelles normes de gouvernance démocratique établies lors de ces initiatives onusiennes, avec une très forte participation des ONG du Sud, marquèrent ainsi l’entrée dans une nouvelle ère de « normalisation » démocratique ayant le genre comme critère d’évaluation de la qualité démocratique des nations latino-américaines ou d’Europe orientale, entrées dans une phase accélérée de démocratisation post-dictatoriale sur le modèle des États-Unis et de l’Union Européenne (Cirstocea, 2006). L’intervention des fondations philanthropiques étasuniennes fut cruciale pendant plus d’une décennie, tant les sommes investies furent importantes (Caulier, 2009). Les fondations Ford et MacArthur investirent plusieurs dizaines de millions de dollars dans la création et le soutien aux ONG de femmes au Mexique comme dans toute l’Amérique latine (Alvarez, 1998), ce qui permit le développement d’une dizaine d’ONG très professionnalisées « faisant de la politique du genre » à Mexico. La plupart de ces ONG furent fondées par des universitaires féministes dès le début des années 1990 et furent les véritables noyaux d’impulsion d’un contrôle des politiques publiques et d’un lobbying actif auprès des institutions fédérales (Caulier, 2010). La situation fut plus complexe dans les provinces car les ONG locales furent d’abord assez largement dotées par les bailleurs internationaux.

La relation que ces organisations entretenaient avec les représentations des fondations étatsuniennes évolua dès le début des années 2000 avec le passage obligatoire par des réseaux centralisateurs à Mexico, dirigés par les grandes ONG de la capitale. La phase glorieuse de globalisation démocratique et militante des années 1990, qui vit par ailleurs un éclatement des mouvements féministes, fut courte dans sa forme « argent facile ». Hormis quelques organisations proches de fondations étatsuniennes (leurs représentants locaux appartenant aux mêmes réseaux universitaires et politiques que les dirigeant-e-s d’ONG), le retrait progressif des financements privés nord-américains diminua fortement la capacité de projection internationale des ONG mexicaines investies dans la « perspective de genre ». C’est notamment l’absence d’enjeux politiques à l’échelle internationale qui contribua à une relative sclérose des ONG mexicaines et à leur repli sur des problématiques majoritairement nationales. Cette absence de conférences internationales, de pré-conférences, de réunions féministes continentales projetant des représentations d’ONG dans toutes les Amériques, et au-delà, est symptomatique d’une redirection des priorités politiques étatsuniennes de l’après 11 septembre 2001 mais aussi de la première crise financière de 2000-2001 qui greva les finances des fondations philanthropiques.

La « sécurité globale » des Républicains a vite remplacé les préoccupations de la gauche américaine pour une « démocratie globale » et ses efforts de mobilisation des organisations de femmes dans le Global South. L’arrivée au pouvoir de la droite catholique au Mexique fut également un rappel douloureux du contexte national et de la difficulté pour les ONG mexicaines « avec une perspective de genre » de survivre au sein de leur propre société, ce qui s’avéra problématique lorsque les soutiens internationaux se firent plus discrets. La globalisation démocratique et normative portée par les Nations Unies et les fondations libérales étatsuniennes au début des années 1990 s’acheva par le retour des agendas mondiaux sécuritaires et conservateurs du début du nouveau millénaire. La nouvelle configuration politique nationale marquée par une polarisation croissante entre une capitale nationale progressiste et des états provinciaux très conservateurs ne fit qu’accroître le reflux des possibilités d’actions de ces organisations. Cela acheva de les ancrer à nouveau dans les micropolitiques locales du genre. La principale action militante et politique des ONG devenant la sous-traitance des politiques publiques locales, à travers la réponse à des appels d’offre, et constituant également leur quasi unique source de revenus réguliers. Ce paradoxe d’un effort de globalisation, aboutissant à la relocalisation des militant-e-s, tient en partie à la conception même de la société civile qui avait été promue: en tant qu’interlocutrices privilégiées de l’État dans la négociation politique, les ONG furent poussées à le suppléer dans ses manquements et dans ses failles les plus criantes mais devinrent également des structures dépendantes de l’accès aux ressources publiques locales. Leur capacité de plaidoyer et de lobbying souffre nettement de leur position dominée face aux institutions étatiques donneuses d’ordre.

La globalisation de la sous-traitance précarisée des politiques publiques

Il convient de souligner l’extrême fragmentation des politiques entre les divers échelons fédéraux et locaux. Le niveau fédéral comprend un certain nombre d’institutions qui ont l’obligation légale de développer des programmes de réductions des inégalités entre homme et femmes ou, tout au moins, d’atténuer les discriminations qui pèsent le plus sur les femmes. Mais, ces institutions, largement entre les mains de la droite conservatrice, sont plus axées sur des options d’assistance qui omettent de nombreuses catégories de problèmes sociaux dont les principaux sont les problèmes de santé reproductive et sexuelle auxquelles les femmes mexicaines sont confrontées. La criminalisation de l’avortement dans les états les plus conservateurs n’a fait l’objet d’aucune critique de la part du gouvernement fédéral (dont la plupart des membres sont élus de ces mêmes états). Mais il existe, et il a déjà existé, des marges de manœuvre certaines au sein des ministères ou d’autres organisations publiques pour développer des approches plus progressistes et articuler des programmes sociaux en lien avec les centres universitaires et les ONG spécialisées de « genre ».

Sous les gouvernements du Parti Révolutionnaire Institutionnel (jusqu’en 2000), de nombreuses alliances ont été possibles avec des élus et des fonctionnaires plus proches des mouvements de femmes, parfois eux-mêmes anciens universitaires ou scientifiques. L’arrivée au pouvoir du Parti d’Action Nationale a remis en question la possibilité de négocier avec une administration aux personnalités et agendas concurrents. Cependant, les zones de contact entre les secteurs prônant une perspective de genre et les institutions fédérales n’ont pas pour autant disparu mais passent par des relations plus personnelles avec les fonctionnaires, qui restent en poste contrairement aux élus, ce qui demande un effort de réactualisation constant car ces fonctionnaires eux-mêmes sont mobiles. Comme le PRI hébergeait une grande variété de positions idéologiques, il était possible de s’appuyer sur des allié-e-s au sein de l’administration fédérale :

« Tu sais, j’ai vu arriver le premier programme de formation des professeurs en matière d’éducation sexuelle, à la fin des années soixante-dix, c’était un grand moment, un chamboulement. J’étais au CONAPO [en tant que « bras armé » de la nouvelle politique de population, anti-nataliste, le CONAPO avait en charge de former les maîtres et professeurs en matière d’éducation sexuelle] et on savait que notre livre irait dans les écoles de province… Et malgré l’opposition de l’Église et d’associations de parents, le programme a continué sa route. C’était une époque incroyable, les années soixante-dix et l’effort a continué jusqu’en 1994, mais après le programme est passé de l’éducation à la santé parce que le ministère était moins frileux. Et le chaos est venu avec Fox (Président de la République,PAN) et depuis, plutôt que d’aller de l’avant, on essaie surtout de ne pas reculer. On est plus dans une posture de défense des acquis. Tu sais, ils veulent souvent supprimer les programmes progressistes en matière de santé ou d’éducation sexuelle, mais les organisations civiles sont là pour l’empêcher. Et maintenant la SEP [l’éducation publique] n’est pas restée à droite, mais la santé y a basculé. Je crois qu’on va pouvoir en faire plus en éducation qu’en santé. Donc ce sexennat est l’inverse de ce que nous connaissions avant [avec Julio Frenk comme secrétaire de la santé, apprécié des féministes]. L’Institut des Jeunes est aussi aux mains du PAN. Donc nous allons jouer notre carte avec la SEP. » (Gabriela Rodriguez, ONG Afluentes, 2007)

Une autre militante d’ONG exprimait, deux années auparavant, le positionnement de son organisation relativement au ministère de la santé, qui fut un soutien stable des organisations travaillant sur les programmes sociaux « depuis une perspective de genre », et illustrait le poids des ouvertures au sein de certaines branches de l’action publique et leur impact sur la possibilité de développement d’actions publiques-privées, en réalité largement privées mais financées et sous-traitées par les instituts publics :

« À travers ce thème [la mortalité maternelle], l’organisation a pu rentrer dans le mouvement féministe et avoir beaucoup de liens avec les institutions publiques et des ONG locales. Et ça n’a pas posé de problèmes, parce que nous sommes venus très humbles proposer une collaboration avec des chercheures féministes qui sont celles qui savent… Avec la fin du régime PRIste, les ONG se sont plus rapprochées du gouvernement et notamment la Secretaria de salud, qui est un interlocuteur naturel. Dans certains milieux, des personnes avec une perspective féministe sont entrées et ouvrent des espaces. Au sein du ministère [Secretaria de Salud], on a créé une entité autonome qui se nomme : “le Centre national de ’l’Équité de genre et de santé reproductive’” qui possède trois aires d’intervention. Cette entité est présidée par une femme qui a une trajectoire reconnue au sein du mouvement féministe. On ne peut plus dire : “ je ne veux pas discuter avec le gouvernement ”, parce qu’il y a des gens à l’intérieur qui t’invitent, qui sont prêts à travailler avec toi. C’est un gouvernement de droite, très à droite et cependant, il y a un espace progressiste dans les institutions. » (Daniela Diaz, organisation Fundar, 2005)

Les politiques de population passées avaient permis d’ambitieux programmes d’éducation sexuelle et un développement également plus libéral de politiques de santé centrées sur un plus grand accès à la contraception et au soin. Il ne faut cependant pas oublier que ces progrès se firent dans un cadre général de contrôle antinataliste et que, dans certaines régions du pays, les hystérectomies sans consentement informé sont encore chose courante. Mais Gabriela Rodriguez présentait la situation de son organisation, comme de l’ensemble des ONG investies dans les problématiques publiques genrées, comme un subtil positionnement au plus près des institutions les plus intéressées par une « perspective de genre », comme on le formule souvent en Amérique latine, et devant se recomposer en fonction de la création de nouvelles institutions ou des changements de ministres. L’exemple de Julio Frenk, ancien secrétaire d’état à la santé est révélateur. Médecin expert en santé publique, il était très proche des milieux universitaires et a affirmé plusieurs fois un soutien politique indéfectible aux organisations féministes et pro « perspective de genre ». Cet appui a permis une collaboration avec les activistes et les expert-e-s de la santé reproductive et sexuelle et une approche plus progressiste de ces problématiques. Lors du changement de gouvernement, en 2006, le départ de Julio Frenk à Harvard et à la fondation Gates a signifié un moindre engagement de la Secretaria de la salud auprès des universitaires et des ONG. La marge de manœuvre s’est située de plus en plus au sein de la SEP (éducation). Ces changements politiques ont des répercussions locales et de nombreuses ONG provinciales durent également chercher de nouveaux liens avec les autorités publiques en matière de politiques éducatives. En effet, la nomination de l’économiste et journaliste Josefina Vasquez Mota en 2006, puis celle du politologue Alonso Lujambio Irazabal en 2009, ont contribué à rapprocher ce ministère des milieux académiques et des ONG de femmes.

Au gré des renouvellements politiques, les organisations militantes professionnalisées, comme les centres de recherches, s’adaptent et tentent de pénétrer les espaces publics les plus poreux à leur perspective et à la sous-traitance de programmes que ces organisations tenteront de développer depuis une position tendant à faire d’une analyse genrée leur expertise principale. Dès lors l’action publique relève d’un double jeu de « libéralisation partielle » de branches spécifiques de l’État et d’un fort lobbying des organisations privées, des militants et des chercheur-e-s au niveau local qui tentent d’entrer, ou tout au moins d’avoir voix au chapitre au sein de conseils consultatifs et autres organes d’intégration de la « société civile ». Cette nouvelle symbiose État-ONG dans la globalisation est la marque d’une gouvernementalité partagée entre un secteur étatique atrophié et un secteur privé précarisé qui porte en partie la charge de la réalisation des objectifs d’une démocratie modelée, dans l’idéal, sur la démocratie libérale nord-américaine.

Une étude de cas : l’état de Veracruz

Dans la capitale de l’état de Veracruz, les ONG sont relativement nombreuses mais celles qui sont investies dans les politiques publiques du genre le sont nettement moins. À ma connaissance, deux ONG locales concentraient l’essentiel des actions et de la sous-traitance en matière de santé reproductive, d’ « éducation à la diversité » ou de lobbying auprès des politiciens locaux en matière de législation touchant aux rapports sociaux de sexe/genre. Le reste du champ des agents locaux du genre était composé principalement d’universitaires et de groupes militants constitués sous des formes associatives non-professionnalisées. Ces divers groupes possèdent des relations sous forme de réseaux plus ou moins lâches. Mais à ce niveau d’action, les relations interpersonnelles et le capital social priment, comme dans le contexte élargi de la capitale mais avec une acuité accrue. Un grand nombre d’actions et de programmes sont ainsi le fait d’un lobbying d’ONG et de personnalités qui sont liées par des relations interpersonnelles intenses. Le fondateur de l’ONG dans laquelle j’ai travaillé en fut l’exemple archétypal. Médecin et docteur en sociologie de la santé, ce dernier fut parmi les chercheurs militants qui occupèrent les premiers espaces institutionnels dédiés à la santé reproductive et à la « perspective de genre » dans les politiques publiques, au début des années 1990. C’est lui qui possède localement le capital social le plus imposant: connu des chercheur-e-s des institutions de l’état provincial comme de celles et ceux de la capitale, possédant une bonne connaissance des institutions provinciales et des fonctionnaires en poste et, enfin, pratiquant depuis deux décennies les espaces militants de la région. Au début des années 1990, il reçut plusieurs soutiens « au leadership », sous forme de bourses et prix de la fondation de George Soros (OSI) et de la fondation MacArthur. C’est ce type d’acteurs qui contribue à développer localement une pratique du genre connectée à un grand nombre de partenaires et qui parvient à articuler une relation globalement positive avec les institutions locales. Les appuis locaux sont constitués des antennes régionales des ministères – où le fait d’être un expert en santé publique est un atout par rapport à des militant-e-s « lambda » – et des institutions propres aux municipalités et à l’état de Veracruz.

Concrètement, les appels d’offres des institutions publiques locales constituent un terreau fertile pour les quelques ONG locales mais sont également des mises en concurrence « d’entreprises du genre » qui collaborent par ailleurs dans leurs actions de lobbying. Les appels d’offres des institutions comme la Commission des droits des peuples indigènes sont eux, nettement plus concurrentiels et consomment beaucoup de temps et de ressources car ils permettent d’avoir accès à des projets et des financements bien supérieurs. Le principal bailleur public de la ville où est située l’ONG est l’institut des femmes de l’état. Tel un symbole des concessions démocratiques des partis de pouvoir aux ONG, l’institut est fréquemment placé entre les mains d’une femme proche des milieux féministes et de l’université. Ceci facilite la transmission biaisée des appels d’offres aux organisations locales et permet de préparer des projets par avance. C’est ce qui arriva lors d’un projet concernant la mortalité maternelle en zone indigène dans l’état, lorsque le fondateur de l’organisation, pourtant officiellement en retrait par rapport à la direction de l’ONG, fut contacté directement par la directrice de l’institut provincial pour s’occuper de formations et d’analyses des problématiques nouvelles sur cette thématique sensible.

Les ONG locales et les militants, malgré leurs liens étroits nécessaires avec les femmes et politiques locaux, parviennent à développer des analyses et à imposer une certaine scientificité dans l’analyse et l’expertise sur les problématiques genrées. Le fait, par exemple, de tenter de mobiliser les enseignants locaux pour améliorer leur attention aux violences sexuées est un effort qui provient en partie de la volonté du corps professoral militant mais relève également de l’action bénévole de la part de salarié-e-s qui produisent « du genre » sans contre-partie professionnelle directe. Par bien des aspects, si les acceptions scientifiquement construites du genre et les savoirs genrés sont une réalité au Mexique, c’est principalement par le biais de ce militantisme salarié, hautement précaire et faisant appel massivement aux étudiants, que pratiquent les expert-e-s d’ONG et les chercheur-e-s des institutions publiques dans leur travail de prise en charge des activités sous-traitées.

Références bibliographiques

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Mathieu Caulier, The Population Revolution: from Population Policies to Reproductive Health and Women’s Rights Politics, International Review of Sociology , vol. 20, issue 2, 2010, p.347-376

Ioana Cîrstocea, Faire et vivre le postcommunisme. Les femmes roumaines face à la « transition », éditions de l’université de Bruxelles, 2006

Yves & Garth Bryant Dezalay, Global Palace Wars: Lawyers, economists, and the contest to transform Latin American States, Chicago University Press, Chicago, 2002