69. Multitudes 69. Hiver 2017
Majeure 69. Chronopolitiques

Les politiques publiques locales à l’épreuve des disjonctions temporelles

Partagez —> /

 

Ce texte part d’un constat : il existe un décalage croissant entre des faits de désynchronisations des temps individuels et collectifs de plus en plus marqués en France et plus généralement en Europe occidentale, d’une part et d’autre part, la faible prise en compte de ces faits de société par l’action publique locale, celle qui a tenté de donner sa marque à la décentralisation administrative conduite depuis 1982.

Pour expliquer ce phénomène et en proposer un dépassement, il faut, selon nous, faire un détour par trois séries de considérations qui pèsent sur les représentations du temps et la capacité d’agir des institutions, des collectifs sociaux, des habitants.

La question du temps, des temporalités, a constitué longtemps une sorte « d’impensé » des sciences sociales, un « objet de recherche en sciences humaines et sociales comme allant de soi ou comme un paramètre incontournable mais difficile à analyser » (M. Adam, D. Morleghem, B. Feildel, 2015). Cette difficulté vient, en partie, d’une double analyse des échelles de temps : celle qui privilégie le temps long, de l’intelligibilité des phénomènes humains, le temps intermédiaire des institutions, le temps court du vécu quotidien des citoyens. Et celle, plus récente, qui privilégie la force du « présentisme » ou celles des regards renouvelés sur les dynamiques des temporalités conflictuelles de la vie quotidienne, dues à la difficulté de conjuguer des rythmes différents, à l’échelle de la journée, de la semaine, du mois.

La première représentation d’essence historico-philosophique a longtemps pris le pas sur la seconde, située sur un registre de nature géo-sociologique. Or, l’époque contemporaine est marquée par une quadruple marque du temps qui transcende les modes d’analyse « séquentielle » utilisée jusqu’ici : une conciliation vie professionnelle/vie domestique qui devient une préoccupation centrale et quotidienne pour une majorité de concitoyens, quelles que soient leurs conditions ; une rationalisation des activités de plus en plus fréquente : journée des achats, régulation de l’accès aux services par l’apparition de « l’e-administration », journée continue, et dont on évalue mal les impacts chrono-biologiques ; un brouillage entre temps de travail et temps « hors travail » dû à l’omniprésence et la facilité d’utilisation des objets connectés ; un désir de plus en plus marqué, en contre coup, de pouvoir « prendre son temps », à travers plusieurs modalités : investissement dans les relations amicales, dans la formation, éloge de la lenteur, « bulles de décélération »…

Troisième considération, la difficile appréhension des nouveaux « espaces-temps », ceux dessinés par le rayon de la mobilité quotidienne pratiquée par un nombre croissant d’individus pour des motifs de déplacement de plus en plus divers. Et l’erreur est de maintenir, au sein des analyses, le trajet domicile-travail, aujourd’hui minoritaire, comme l’élément explicatif central des comportements de mobilité des français. Et ce, d’autant que l’action publique locale, celle qui est principalement mise en œuvre par les collectivités territoriales de proximité (communes, inter-communalités), reste arc-boutée sur la gestion de périmètres administratifs qui dissocient les aires d’actions de l’habitant et de l’usager. L’agrandissement récent des tailles des intercommunalités, réunissant le plus souvent espaces de forte et de moindre densité, pourrait toutefois réduire cet écart.

En somme, il s’agit de reconnaître le caractère non équivoque du temps, scandé par les multiples temporalités des activités humaines qui se chevauchent et s’entrechoquent, comme la marque majeure du fonctionnement des sociétés contemporaines ; et de ce fait, d’identifier de nouvelles lignes de fractures politiques, entre les partisans d’un « laisser-faire » temporel, assumant l’avènement de cette étape du capitalisme mondialisé, et ceux qui tentent de construire des îlots de résistance au temps accéléré, afin de conserver une certaine maîtrise du cours des évènements et proposer de nouvelles formes d’articulation des temps de vie sur les territoires.

En tout cas, les fortes inégalités sociales engendrées par les différentes désorganisations des temps quotidiens, poussent certains décideurs privés (des grandes entreprises notamment) et publics (des collectivités territoriales essentiellement) à agir, pour en évaluer et tenter d’en corriger les impacts négatifs. En partant du fait qu’aujourd’hui la vie des français actifs subit, au moins une fois par semaine, la pression des horaires atypiques. Mais les analystes de l’accélération (H. Rosa, 2012), ou les critiques du règne de la vitesse (P. Virilio, 2010) ne donnent, jusqu’ici, aucune solution de régulation en la matière.

Pour en dessiner les contours, et c’est l’ambition de ce texte, nous pensons qu’il faut prendre en compte la réalité profonde des phénomènes de désynchronisation aujourd’hui à l’œuvre en France et en Europe, reconsidérer les priorités de l’action publique locale, au sein de laquelle la question des temps devient un viatique puissant, revisiter le contenu des politiques du temps conduites depuis une quinzaine d’années au sein de plusieurs collectivités en Frances.

Notre hypothèse (voire notre suggestion) est que la puissance des dérégulations temporelles est d’une telle ampleur qu’elle devrait constituer une politique publique fédératrice et transversale aux activités humaines. Mais nous souhaitons aussi montrer que la prise en compte des débats de société très actuels (la recherche d’une meilleure égalité de temps entre les hommes et les femmes, la place d’horaires atypiques dans la société du travail), doit dépasser la faiblesse constatée des expérimentations locales en la matière, pour continuer néanmoins à les mener d’abord au niveau local : c’est en effet à cette échelle que l’aller-retour entre la connaissance des usages et la pertinence des actions entreprises peut être réajusté au mieux.

Prendre en compte les différentes dimensions de l’éclatement des temps sociaux et de leur complexité d’agencement par les politiques publiques locales, nous parait être aujourd’hui la question principale à laquelle le monde politique devrait remédier parce qu’elle pose un regard nouveau sur les différentes formes d’inégalités. Mais pour que les politiques publiques locales les prennent vraiment en compte, il faut revoir l’ensemble de ses modalités d’action.

Une profonde et inégale désynchronisation des temps sociaux

En s’appuyant sur les résultats des dernières enquêtes « emplois du temps » et « conditions de vie » produites par l’INSEE et la DARES en 2009-2010, on peut rappeler les quelques indicateurs récents les plus pertinents qui caractérisent la hausse continue, depuis le début des années 1990, de la flexibilisation des temps travaillés : plus de dix millions d’actifs en France, dont près de trois millions de manière habituelle, travaillent soit la nuit, soit le samedi, soit un soir de la semaine, soit le dimanche.

Près d’un tiers des femmes continuent de travailler à temps partiel, le plus souvent de manière non choisie, alors même que le temps de vie hors travail a été multiplié par quatre depuis un siècle.

À côté de la hausse des horaires de travail décalés, mais aussi de la hausse du travail en équipe, notamment des femmes, et même la nuit, s’ajoutent des constats plus qualitatifs comme la hausse des horaires non prévisibles d’une semaine à une autre, celle des astreintes également, assimilables « ni à du temps libre, ni à du temps de travail » (Pujol, 2015).

La Fondation des conditions de vie, instance de l’Union Européenne basée à Dublin, observe pour sa part, sur une longue période 1990-2015, que les salariés européens estiment devoir travailler avec des délais de plus en plus serrés (la part de ceux qui pensent le contraire passe de 36 % en 1990 à 21 % en 2015).

En 2015 encore, plus d’un cinquième des salariés européens estiment que leurs horaires et rythmes de travail perturbent leur vie familiale plusieurs fois par mois ; et près de la moitié se jugent trop fatigués plusieurs fois par mois pour effectuer des tâches domestiques.

Penser les nouvelles références des « espaces-temps »

Si l’on admet que la « question des temps », la nécessaire re-synchronisation des temps sociaux, est une question majeure affectant l’organisation des sociétés contemporaines, et si, dans le même temps, on fait l’hypothèse que l’histoire institutionnelle de ces mêmes sociétés tend vers plus de décentralisation des pouvoirs entre les états-nations, entre les différents échelons de décision et les citoyens, on peut, alors, considérer que les politiques publiques locales ont un devoir de responsabilité devant ce nouveau défi du « vivre ensemble ».

De notre point de vue, elles devraient le relever de manière intégrée dans trois directions : en prêtant attention à la capacité des communautés locales à s’impliquer dans les processus d’organisation territoriale, des politiques publiques, des pratiques de participation citoyenne. De manière intégrée car ces trois dimensions sont à considérer simultanément, l’implication des habitants-citoyens-praticiens des territoires constituant le levier susceptible de faire évoluer le contenu des politiques publiques locales.

Celles-ci, en effet, ont eu tendance, après 35 ans de décentralisation, à reproduire le schéma ascendant de l’État, à l’œuvre avant cette même décentralisation. Et peinent, du coup, à saisir les évolutions sociales et sociétales contemporaines et leurs trajectoires diversifiées. Et de notre point de vue, la mobilisation citoyenne et son expertise seront d’autant mieux utilisées qu’elles s’inscriront dans un registre concret de propositions touchant à l’organisation des temps quotidiens.

Et par contrecoup, une meilleure appréhension des rythmes contemporains – et de leur nécessaire articulation –, par le monde de la décision publique locale, devrait mettre en avant, de notre point de vue, une conception de l’organisation territoriale qui soit orientée sur la mise en réseaux de fonctions complémentaires de services et de commandement, mouvement qualifié d’inter-territorialité, cité par plusieurs auteurs (M. Vanier, 2015). Tout d’abord pour des raisons d’efficacité : aucun site, à part quelques métropoles millionnaires, ne peut aujourd’hui offrir la gamme complète de fonctionnalités exigées par les entreprises de l’économie internationalisée. Et, toutes proportions gardées, le raisonnement peut s’appliquer à ce que recherchent les habitants et les citoyens, soit par choix (consumériste par exemple ou en terme d’accès à des services spécialisés), soit par contrainte (une part de plus en plus importante de salariés travaillent dans un secteur géographique éloigné de leur résidence familiale, les obligeant à louer un deuxième logement sur leur lieu de travail, durant la semaine).

Ainsi les espaces-temps se sont dilatés, soit à l’échelle des bassins de vie, soit le long des grands axes de circulation.

La recherche permanente de la cohérence entre les espaces de vie et les espaces institutionnels pourrait constituer un chantier où l’implication conjointe de collectifs d’habitants associés aux institutions locales, devrait être possible. Elle est rarement mise en œuvre aujourd’hui. Elle aurait comme intérêt de faire exprimer les ressortissants concernés (les habitants mais aussi les consommateurs, les navetteurs) des périphéries urbaines et des centres-bourgs, sur leurs besoins de commerces et de services, là où l’implantation d’hypermarchés à la lisière des villes a, de fait, structuré unilatéralement les comportements de consommation. Elle constituerait également un espace d’apprentissage de la fabrique des territoires et des politiques publiques dont le fonctionnement et les modes de décision restent opaques pour la majorité des citoyens. Or, l’appropriation de ces mécanismes par le plus grand nombre nous semble essentielle pour enrichir la démocratie locale. À l’heure de l’étalement urbain généralisé et mal maîtrisé, il s’agirait, par exemple, de discuter collectivement – mais en prenant soin de prendre l’avis de catégories de population ayant peu l’habitude de s’exprimer –, de l’impact positif ou négatif de telle configuration de l’offre d’enseignement, de commerces de proximité, de services à la personne et aux entreprises, à l’échelle d’un bassin de vie.

Cette posture politique devrait, en outre, faire évoluer les dispositifs institutionnels « les plus souples », qui ont justement cherché à promouvoir une complémentarité habitat-activités-offre de déplacements collectifs-offre de services, distribués entre plusieurs sites, à l’échelle des bassins de vie, mais qui n’ont pas encore la force institutionnelle pour s’imposer devant les « compétences juridiques » des collectivités qui composent ces mêmes dispositifs : c’est le cas des Schémas de Cohérence Territoriale (SCOT), animés par des élus souvent motivés, mais qui ne sont pas considérés comme des responsables de « premier plan ». Pourtant cette échelle-là, qui transgresse plusieurs périmètres institutionnels d’inter-communalités, correspond à l’espace vécu d’une très grande partie des habitants et des citoyens qui vivent dans des espaces péri-urbains et qui ont besoin de circuler entre plusieurs sites pour consommer, travailler, étudier, pratiquer des loisirs.

À une autre échelle, répondant à d’autres besoins, sont apparues des logiques de réseaux entre des villes et des agglomérations cette fois, en général portées par des maires de villes moyennes, ayant donc une légitimité plus importante que dans le cas précédent. Mais ils se heurtent, cette fois, à la faiblesse de la reconnaissance de ces collaborations interurbaines qui se sont cristallisées sous forme associative, sans articulation avec le milieu institutionnel.

Ces logiques de réseaux ont pourtant, à travers de multiples expériences promues en France dans les années 1990 et 2000, démontrer leur efficacité en matière de complémentarité économique, touristique, d’offre de formation, de services aux entreprises, en instaurant un véritable écosystème à une échelle méso-régionale ; ce fut le cas entre Poitiers, Niort, Angoulême et La Rochelle, entre Pau, Tarbes et Lourdes, entre les villes de la côte d’Opale…

Ces deux « espaces-temps » – les SCOT et les réseaux d’agglomérations – furent, chacun dans leurs registres, non seulement des territoires reconnus par les habitants, mais ont constitué aussi des supports de réflexions pour construire des schémas de références utiles aux échelles régionales ; il est plus cohérent, par exemple, de construire une planification des corridors écologiques, reliant des trames vertes et bleues, que de spatialiser côte à côte, sans lien entre eux, des milieux environnementaux de caractère.

Faut-il alors, pour qu’ils persistent dans ce rôle prescripteur qu’ils ont trop peu eu l’occasion d’exercer, institutionnaliser ces « espaces temps » souples et adaptables, plus en phase avec les préoccupations des modes de vie des habitants et des développeurs territoriaux ? La question se pose, notamment en France, où la force des institutions issues de la décentralisation, s’est construite plus sur la légitimité des textes de loi et sur l’instauration du suffrage universel direct, que sur le dialogue social et territorial. En clair, les Régions, responsables de la mise en place des nouveaux schémas généralistes ou thématiques d’aménagement du territoire, devraient prioritairement, dans une société de mobilité dont les ressortissants désirent mieux maîtriser leur temps personnel et collectif, s’appuyer d’abord sur les SCOT et les réseaux d’agglomération pour construire les architectures spatio-temporelles de leurs territoires. Et l’enjeu principal dans cette dynamique revêt une charge temporelle et citoyenne indéniable, puisqu’il s’agit, à travers ces démarches, de favoriser l’accessibilité aux ressources sous toutes ses formes.

De fait, les politiques publiques locales sont interpelées dans leur objectif même : celui de décliner prioritairement des compétences juridiques sur des territoires dont elles gomment encore trop les aspérités, les formes sociales construites, les modes de territorialisation différenciées. Les politiques de développement (urbain et économique), de déplacement (collectif et individuel), d’aménagement (habitat et activités) sont, en général, trop disjointes pour être efficaces : déclinées périmètre administratif par périmètre administratif, elles sont encore peu reliées thématiquement entre elles. Prenons l’exemple de la conception d’une politique locale de développement économique : au-delà du rôle traditionnel dévolu aux collectivités d’aménager des espaces d’activités pour accueillir des entreprises et y installer des équipements, d’assurer la sécurité et la propreté des lieux, les enjeux en la matière, on le mesure après trente-cinq ans de décentralisation, sont d’une autre nature et indexe l’ambition réelle d’une communauté politique à sa capacité à répondre à des besoins d’insertion pour des publics fragiles d’un côté, mais aussi de formation continue pour le plus grand nombre d’un autre côté, dans le cadre d’une économie de services qui doit en permanence renouveler les compétences des salariés.

Sur ces derniers points comme sur les possibilités offertes pour s’insérer ou impulser des associations de filières, promouvoir l’économie sociale et solidaire, instaurer un dialogue permettant l’éclosion de groupements d’employeurs, voire d’une monnaie locale ou d’une épargne locale, les compétences d’usage des entrepreneurs et des citoyens s’avèrent précieuses. La sphère du dialogue avec le monde des acteurs socio-économiques ne devrait plus être l’apanage des seules collectivités territoriales.

Là encore, la mobilisation de ressources aussi diverses s’inscrit dans des dynamiques temporelles différenciées mais qui trouve une valeur ajoutée dans leur articulation.

De même, ce sont bien différentes conceptions du temps et des temporalités qu’il faut convoquer quand une collectivité territoriale a l’ambition de construire une politique la plus complète possible d’offre de mobilité collective : sans être exhaustif, et sur des registres différents, on peut évoquer les rabattements sur des parcs-relais pour que les habitants des espaces péri-urbains puissent rejoindre une gare, la multiplicité des moyens de déplacement à combiner pour répondre à des usages de plus en plus diversifiés : pédibus, transport à la demande, plans de déplacements d’entreprises, co-voiturage…

Cette diversité des usages temporels de mobilité, révèle finalement deux défis indissociables, celui de bien gérer les connexions entre les multiples modes de déplacement (qui place le bus ou le tramway comme un maillon essentiel du déplacement collectif, mais un maillon seulement) – de ce point de vue, les comités de lignes ferroviaires expriment une capacité d’agir qui sont souvent révélés efficaces – ; celui de peser sur les attracteurs temporels : éducation, grandes entreprises et administrations, grands équipements, pour qu’ils se sentent responsables du nombre de voitures (empruntées très souvent par une seule personne à bord) qu’ils déversent sur la voie publique, aux mêmes heures. Il est tout à fait possible de concevoir, avec ces grands donneurs de temps, des décalages d’horaires d’arrivées sur le lieu de travail et de départ le soir.

Sur ces deux aspects, la ressource citoyenne apparaît précieuse et essentielle dans sa capacité d’analyse, notamment pour les services « mobilité » des collectivités territoriales, qui ne s’appuient pas assez sur leurs expertises.

Enfin, le renouvellement de l’action publique locale nous semble aussi conditionné par le renouvellement des pratiques de citoyenneté. Il ne s’agit pas ici de commenter l’efficacité, en ce domaine, des dispositifs plus ou moins contrôlés par les collectivités territoriales, que sont les conseils de développement et les conseils citoyens (qui ont pris le relais des conseils de quartiers).

Notre argumentation, sur ce point, est plutôt liée à la capacité des politiques publiques locales à recueillir régulièrement les usages temporels de leurs concitoyens, qui pensent « cheminements articulés » pour aller d’un point A à un point B et non pas seulement attractivité d’un des modes de transports utilisés, qui contestent la concentration des crèches dans les villes-centres au détriment des espaces périurbains peuplés de familles, qui s’impliquent dans des chartes d’usages des services publics dont on se rend compte qu’elles sont plus structurantes pour le « vivre ensemble », qu’un ensemble de règlements et d’interdits, mis en avant par certaines collectivités (arrêtés anti-mendicité, interdiction de pratiquer le skateboard…). Sur ce registre, c’est de temps articulé (transports) et commun (espaces publics), dont il s’agit principalement. Elles ont nourri les premières expérimentations des bureaux des temps.

Redonner un nouveau souffle de gestion publique aux politiques du temps

Les politiques du temps se sont progressivement mises en place, au sein des collectivités territoriales, depuis le début des années 1990 en Italie, puis durant les années 2000, en France, en Allemagne, en Espagne, et plus ponctuellement aux Pays-Bas et en Finlande (D. Royoux, P. Vassalo, 2013 ; C. Beyer, D. Royoux, 2015).

Cette mise en place progressive s’est faite par l’instauration de bureaux du temps qui ont comme fonction de repérer les dysfonctionnements temporels sur leurs territoires d’exercice et d’y répondre par des initiatives d’actions particulières : création de guichets de services lors des rentrées scolaires par exemple, pour éviter aux parents d’avoir recours à des services localisés en différents points de l’agglomération ; ou décalage d’horaires d’administrations pour répondre à des besoins exprimés dans le même pas de temps…

Pour donner plus d’ampleur à ces démarches, et pour en faire un fil directeur de l’action des collectivités territoriales qui soit en adéquation avec les attentes des usagers, qui mettent très vite la question des temps en tête de leurs préoccupations au sein des enquêtes qualitatives menées sur les territoires, nous proposons de mettre des mots ou des expressions à forte connotation temporelle sur les actes de gestion publique, d’aménagement ou de développement conduits par les collectivités territoriales. On en devinerait mieux, ainsi, le sens en faveur de l’intérêt général. En référence avec les propos précédents, « simultanéité » constituerait le premier mot. Il s’agirait là de spatialiser la polyvalence de l’offre de services, en des lieux accessibles par des moyens de déplacement collectif, disposés de manière régulière et équilibrée dans l’espace. Ces pôles regrouperaient des services publics et privés de la vie quotidienne que les usagers utiliseraient de manière simultanée.

Sortir du fonctionnalisme territorial, dans lequel les villes se sont enfermées progressivement (le fameux « zoning » spatial), et donc faire évoluer des équipements publics qui ont été conçus pour un seul usage principal, alimenterait le deuxième mot « temporel » à mettre en avant au sein des politiques publiques : la « mutualisation » des espaces dédiés, qui s’accompagnerait d’ailleurs avec profit de la multiplication des « tiers-lieux ».

« Co-présence », troisième mot, qualifie une autre dimension temporelle à mettre en avant : gérer les co-présences des populations au sein des espaces publics pour donner à l’altérité un statut public qui ne relèverait pas seulement d’un choix individuel.

La « coordination des moyens divers de mobilité » (et non pas simplement l’intermodalité entre équipements lourds de transport), quatrième mot ou expression-clé, permettrait de reconnaître la diversité des usages de déplacements que les pouvoirs publics devront mieux intégrer : Madame X ou Monsieur Y, serait satisfait de l’offre de transports, si le lundi elle ou il pourrait louer un scooter public, emprunter une voiture partagée le mardi, le bus le mercredi, un vélo électrique le jeudi et leur voiture personnelle le vendredi pour pouvoir faire les courses hebdomadaires le soir en rentrant du travail.

Dans un domaine d’activités – le secteur du transport public –, où toute la chaîne de déplacements a été construite autour de l’offre en bus et en tramway, les pratiques du plus grand nombre sont en décalage. Dans un domaine d’activités très centralisé et très technicisé, la remédiation et la meilleure réponse aux usagers, serait de partir de la connaissance de leurs cheminements quotidiens et de l’identification de leurs ruptures de charge.

Qui aura le courage, non pas de mener une énième réforme du fonctionnement des institutions locales, mais d’articuler les défis temporels marqués du sceau territorial et sociétal que nous avons mentionnés ? La disjonction temporelle n’est pas prête de disparaître car les temps sociaux s’accélèrent et s’entrechoquent de manière réelle ou idéelle. Raison de plus pour faire de la gestion des temps, par le biais de la mise en place des politiques du temps, un enjeu politique de premier ordre.

Bibliographie

Adam (M), Morleghem (D), Feildel (B), 2015, Sur le thème des temporalités,
Nouvelles perspectives en sciences sociales, Vol. 10, no 2, Éditions Prise de Parole, Sudbury (Ontario-Canada), p. 13-22.

Beyer (C) et Royoux (D), « L’aménagement temporel territorial : repenser les territoires en conjuguant espaces et rythmes », Métropoles [en ligne], 17/2015, mis en ligne le 15 décembre 2015, http://metropoles.revues.org/5193

Pujol (C), 2015, « Le temps : action publique et objet scientifique », in Soumagne (J),
dir, Temps et usages de la ville, Presses Universitaires de Rennes, p.19-36.

Rosa (H), 2013, Aliénation et accélération, La Découverte, Paris, 153 pages.

Royoux (D), Vassalo (P), dir, 2013, Urgences temporelles, Syllepses, Paris, 300 pages.

Vanier (M), 2015, Demain les territoires, Hermann, Paris, 213 pages.

Virilio (P), 2010, Le grand accélérateur, Galilée, Paris, 104 pages.