« On n’y voit rien ! » Il est vrai, parfois, le spectateur n’est pas au spectacle. Les pratiques artistiques résistent à cet arrêt emphatique, au monumental, à l’ambitieux. Il ne s’agit pas d’écraser le regard sous du spectaculaire, provoquant le sublime ou l’éblouissement. Il y a des gestes artistiques qui se glissent dans des creux, dans du rien, dans le vide ou les interstices. Il y a des gestes qui résistent à l’appel de conforter les regards et de souligner avec avidité.

Elsa Mazeau et Marion Robin sont ici réunies pour un dialogue, légèrement distancié, car ces deux artistes se tiennent à cet endroit précis où se joue la torsion des images. En 1928, Man Ray réalise le film Étoile de mer, pour montrer « tel qu’il l’a vu » le poème du même nom de Robert Desnos. L’image filmée se tient derrière un morceau de verre gondolé et du coup Étoile de mer est floue.

« On n’y voit rien ! » depuis 1928, c’est-à-dire que certaines pratiques artistiques sollicitent le redoublement du regard, les choses ne se donnent pas toujours à voir. Il est nécessaire d’aiguiser la vue. Celui qui regarde est appelé à l’effort, à la répétition. En effet, il s’agit de saisir quelque chose qui ne se donne pas dans un « embrassement ». Il y a des gestes artistiques qui nous réclament de l’attention, du temps, des gestes qui se jouent dans la sollicitation, qui se nourrissent de l’illusion pour construire le doute et l’appréhension.

La pratique artistique, tant celle d’Elsa Mazeau que celle de Marion Robin, me semble se tenir à cet endroit de solliciter le regard, de solliciter non pas un « spectateur » mais véritablement un regardeur, comme Duchamp l’avait théorisé en son temps. Ici, et pour nos deux artistes, se joue un travail sur le réel et un travail sur-réel. Car les choses à tout instant deviennent autres, elles ne sont pas ce qu’elles semblent être, et du coup, les deux artistes appellent au double regard.

Des pratiques artistiques à la fois proches et lointaines. Proches, car la pratique artistique d’Elsa Mazeau et celle de Marion Robin se glissent dans cet écart du voir et du réel tout en tissant une étroite relation à l’environnement, à ce qui les entoure : un travail sur les lieux et sur l’espace.

Lointaines, car, là où Elsa Mazeau construit dans l’interaction des êtres, à la construction d’un geste commun et performatif qui viendra ensuite se cristalliser dans une image photographique ou dans une image filmée, Marion Robin, elle préfère se lier aux lieux par une relation personnelle où s’engage une pratique artistique renouvelée.

Comme Man Ray l’avait fait avec Étoile de mer, Elsa Mazeau et Marion Robin tiennent une position qui nous conduit à nous interroger sur l’enjeu essentiel du trouble du regard. Pour chacune d’elles, la précision des gestes et l’attention qu’elles portent à cette question peuvent les amener parfois à des rencontres et parfois à des espacements conceptuels et artistiques. Ici, nous allons tenter de poser ces points d’éloignement ; les étoiles à la fois proches et lointaines ayant chacune sa propre galaxie artistique et prenant pourtant dans cet Icône la forme d’une constellation.

Elsa Mazeau

La pratique d’Elsa Mazeau se caractérise par une double détente. Elle se fonde sur un travail participatif où d’autres vont se saisir de sa présence pour transformer l’ordre des choses. Le monde se redécouvre – différent, impertinent, enchanté. Les roues et les manèges poussent sur les grues ou les logements, dans Corrections d’architecture, le jeune garçon de la cité devient héros, dans Tvfavela, les statues de bronze se transforment en pâte molle et prennent des couleurs acidulées dans Statues publiques, les ballons ont des yeux pour Réhabilitations et les messages bombés sur les chantiers archéologiques se gravent dans l’espace photographique. Il s’agit d’une pratique artistique concentrée sur l’idée de déplacement, poussant à la construction d’agencements et de rapports autres au monde qui nous entoure et à ce qui nous lie. La société humaine devient joueuse, bagarreuse, taquine. Elle se joue dans l’espace urbain et le revisite : qu’est-ce que cela signifie « vivre en banlieue » ? Comment occuper ou vider une place ? Comment la transformer ?

Dans cette coopération, son choix de faire intervenir les habitants d’un lieu, elle réinvestit avec eux les lieux de vie, les espaces vagues ou publics, et se construisent ensemble des ré-interprétations qui opèrent des déplacements. Cette pratique nous semble se situer à l’endroit de l’interstice, à creuser des écarts, qui ne sont pas loin de nous faire penser au Merzbau de Schwitters, un univers dans lequel se cache l’inattendu de l’entre-deux. Elsa Mazeau éclaire « l’être là » par ses inscriptions éphèméres qui prennent au bond le social. Il y a dans le geste performatif un partage, d’un côté le travail réalisé par les personnes et de l’autre la proposition de situations de l’artiste, « son écriture », et le moment où elle photographie ce geste investi par les autres.

Dans ce sens, il y a la démultiplication d’expériences pour imaginer un être ensemble qui puisse sortir des pistes d’une vie à l’ordonnancement trop limité. Pour cela, la technique de l’illusion est un appui. Dans Corrections d’architecture, l’illusion se glisse dans l’usage du dessin, sur les changements d’échelle, et fait advenir des jeux d’édification et de rêve. Mais elle se tient aussi dans l’application de la pâte à modeler pour Statues publiques, et dans les rapports au gros plan, comme pour Dérives insulaires. Pour Statue équestre vivante, elle se cristalise dans l’irruption d’un véritable cheval devenant statue équestre, renversant ce qui est artistique et ce qui est réel.

Puis cette pratique artistique se pérennise dans un travail photographique qui garde la trace de ces expériences performatives et collectives. Là encore, la photographie se transforme, elle peut changer de support. Le polystyrène, qui la rend vulnérable, retrouve la fragilité de la performance photographiée, comme dans Statue équestre vivante ; mais aussi dans le travail sur le support et l’impression, comme dans Khettaras, photographie sur métal ou impressions d’images sur de la porcelaine où sont pris des morceaux de matelas qui finissent par disparaître dans la combustion, pour Résidents. L’endroit où la chose se pose et le double deviennent aussi des espaces d’interrogation. La question est aussi celle du reste. Si l’artiste met en écho le support et le matériau de l’immeuble, par exemple, il est aussi possible de penser qu’il y a un autre questionnement qui touche à la pratique, à sa fragilité et à sa profonde vulnérabilité malgré le souci de chercher à pérenniser des traces. Les traces d’Elsa Mazeau sont ambiguës, soit par l’illusion qu’elles provoquent, soit lorsqu’elles semblent chercher, dans la diversité des supports, une forme d’érosion par la remise en question.

Dans ce renversement et dans ce travail du support, à chaque fois, il y a de manière insistante cette focalisation sur un trouble du regard, celui de voir les choses différemment, de les voir apparaître dans un reflet qui n’est pas certain. Le verre gondolé de Man Ray, c’est le changement d’échelle d’Elsa Mazeau, les décalages des objets, comme lorsqu’elle demande à des enfants de réaliser des Curriculum vitae, l’objet devient étrange, incongru, mais il nous rappelle aussi de nous méfier d’une norme et de ne pas oublier l’essentiel. Curieusement, l’illusion et le trouble ouvrent des perspectives. Quand je regarde les images de Statue équestre vivante et que j’imagine la petite fille ou le grand adolescent qui ont posé sur un cheval et qui sont devenus statues de sel, j’imagine l’impact de l’expérience. Cette trouée est aussi à l’œuvre lorsque les jeunes rejouent leurs telenovelas préférées pour apparaître eux-mêmes dans un film. Là encore, il y a cette puissance de l’expérience, qui ne s’affirme pas dans une « acrobatie » visuelle ou artistique, mais qui s’inscrit dans des formes ténues, un peu comme lorsque Andre Cadere posait ses bâtons dans la salle d’exposition. Elsa Mazeau déchire le réel pour lui donner son intensité avec une retenue qui ne doit pas nous égarer sur sa capacité à ouvrir le champ des possibles.

Marion Robin

Depuis Proun d’El Lissitzky, il y a une histoire qui conduit la peinture à se jouer dans l’espace et à sortir du tableau. Marion Robin a une pratique artistique qui peut s’inscrire dans la poursuite d’un en-dehors : la peinture bondit hors du tableau et s’installe dans une relation à l’espace. Dans son attachement à interpréter les lieux, l’artiste intervient dans l’en-dehors de la toile, elle s’attache souvent aux sols, lieux moins visités par la pratique picturale, sans être cependant intouchés par elle, mais la particularité de Marion Robin est peut-être dans son attention au détail. Il peut s’agir d’une étoile peinte sur une maison, pour *, gouttière discrète, pour Les couleuvres, carrelage vétuste, pour Les roses des vents. C’est d’abord un travail d’observation, Robin investit les lieux jusqu’à saisir un détail, le retenir, un élément qu’elle « tire » et poursuit pour réaliser son intervention. Elle peut redessiner des plans, travailler un motif, ou une gamme chromatique. Les lieux sont alors comme métamorphosés par son geste et son caractère ludique – l’illusion est un jeu – éphémère, les lieux ne garderont pas la trace de ses interventions. Ainsi, le geste plastique se construit dans un rapport au détail qui devient, dans ses interventions, puissance de transformation.

Le détail peut être alors compris comme le plus petit élément qu’elle rend signifiant, agissant. C’est une pratique artistique qui fait le choix du petit. Marion Robin saisit « l’insignifiance » des lieux. Ce faisant elle interroge notre capacité à voir. Quel élément pour ainsi dire inaperçu va devenir cœur du dispositif chez Robin ? L’acuité de son regard est le premier mouvement de ce travail, car Robin devient Diane chasseresse de l’imperceptible. Elle est traqueuse, pisteuse, chasseuse. Le rendant à la vue, le détail devient dans un même temps : saisissement de l’invisible et transformation de l’espace. À ce moment-là du travail, elle opère une malicieuse transformation de l’espace mais également de celui qui s’y trouve. Elle change la relation et ouvre des pistes pour établir des liens entre la personne et le lieu, entre nous et la peinture aussi. Les interventions de Robin sont comme la mise en pratique d’une histoire rapprochée de la peinture. Par ses actions, Robin réhabilite le détail, et dans cette réhabilitation, c’est également le motif décoratif qui se trouve revisité, mis à une tout autre place. Elle l’inscrit dans une histoire, qui va à rebrousse-poil d’un « Ornement est crime » pour convoquer Adolf Loos. Et là, on n’est pas loin d’imaginer que dans ce travail de réhabilitation, il y a aussi un discret et sensible travail de réparation.

Dans le troisième mouvement, celui où le « vif invisible » des lieux est rendu présent, l’artiste construit un travail qui déjoue l’optique, les sols se soulèvent, les murs s’ouvrent sur des trouées étranges, faites d’inversions qui nous déplacent. Mais retenant le « faible motif », l’élément vulnérable, elle lui donne une nouvelle dimension qui lui permet de métamorphoser l’ensemble. Le lieu devient autre. Le trouble est là. Mais c’est comme un conte ou une berceuse, l’image devient philosophante. Son travail ressemble à ces lieux de survivance que sont les arts dits mineurs. Elle met alors à jour des souvenirs enfouis, c’est comme si ce saisissement de l’espace par l’artiste porte une intimité avec le geste de l’archéologue. Lui aussi, il met à jour. Comme lorsque l’on regarde les images d’excavation de statues aux prémices de l’archéologie moderne. Il y a de l’origine-tourbillon qui surgit. Mystérieuse et trouble car découvrant une absence de point fixe.

D’ailleurs, l’approche de l’artiste concernant le choix des photographies qui devaient retenir et « montrer » son travail a été éminemment signifiante à cet endroit. Très vite, « les images des images » sont aussi devenues agissantes, car recréant une illusion sur le travail de l’illusion. Ainsi, l’image du détail de l’intervention à la patinoire, pour Harengs sec dans l’eau lisse, crée elle-même du trouble, si l’on ne regarde qu’elle, il est possible de se demander s’il s’agit d’une peinture, avec un étrange effet de dessus-dessous. Ou encore, sa décision de renverser l’image de son intervention,Tchhop, à la chapelle Sainte-Tréphine, qui vient donner encore une fois une tout autre perception. Dans un geste apparemment simple, l’artiste met au sol l’équivalent du fond rouge de la peinture de la voûte, le fond vient alors à l’avant-plan, en écho à la peinture, et là, c’est l’histoire sanglante de la sainte qui apparaît, comme dévoilée au jour. Lorsqu’elle choisit l’image pour en rendre compte, elle la renverse, et d’un coup, la chapelle devient bateau et l’on imagine le peuple de marins, leur affinité avec la mer qui faisait de leur chapelle des coques de bateaux. L’illusion n’a pas de fin. Elle se poursuit au-delà de l’intervention. Le trouble est une manière d’être. Car, il sème tout autant le doute qu’il récolte de nouvelles expériences, de nouvelles perceptions.

Pour parcourir ce dossier Icônes, il vous faut donc un esprit d’aventure, non pas celui convoqué par des artistes en mal de sublime, mais celui qui se lie au désir de faire de la vie une aventure. Peut-être qu’ensuite, lorsque vous regarderez votre immeuble, vous y verrez quelque chose d’inattendu, ou lorsque vous suivrez les lignes des carreaux de votre cuisine, vous découvrirez qu’ils vous conduisent dans une autre dimension…

« Vous ne rêvez pas ». Robert Desnos, Étoile de mer, 1928.