Autour du postfordisme

Misère du présent, richesse du possible

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Entretien avec Carlo Vercellone, Patrick Dieuaide, Pierre PeronnetALICE – Votre approche actuelle concernant un revenu garanti indépendant du travail (revenu de citoyenneté) est l’aboutissement d’une réflexion complexe et « tourmentée » sur la division capitaliste du travail et des dynamiques sociales susceptibles de la dépasser. Dans vos ouvrages, vous avez été amené à renoncer à une problématique axée sur la libération dans le travail pour privilégier une perspective visant essentiellement la libération du travail. C’est ainsi que dans Métamorphoses du travail, quête du sens vous affirmez que face à l’inappropriabilité de la masse des savoirs, nécessairement spécialisés, que combine la production sociale, la quête du sens de la métamorphose actuelle du travail consiste dans un projet de société du temps libéré. L’automatisation, réduisant comme peau de chagrin la sphère du travail dans l’entreprise régie par la rationalité économique du capital, devait être mise au service de l’expansion de sphères d’activité sans nécessité ni but économique ; et ce grâce à une réduction drastique et progressive du temps de travail. Ce projet de renversement de la logique de la société duale produite par le néo-libéralisme était tributaire, à notre sens, d’une vision classique de l’opposition entre travail et non-travail, c’est-à-dire entre les différentes formes d’emploi et les activités non-marchandes. C’est aussi pourquoi dans ces ouvrages, tout en théorisant la rupture de tout rapport, entre temps de travail direct et garantie sociale d’un revenu à vie, le droit au revenu restait conditionnel. Le revenu était la contrepartie du devoir de chaque citoyen de prendre part durant toute son existence (environ vingt mille heures par vie) à la production dans la sphère du travail hétéronome du rapport salarial. Par rapport à cette approche, votre dernier ouvrage fait intervenir, à notre sens, deux innovations majeures : le passage de la conditionnalité à l’inconditionnalité de la garantie d’un revenu suffisant à vie ; le passage d’une conception de la crise de la valeur travail fondée essentiellement sur l’automation, à une conception qui met également l’accent sur le savoir vivant détenu collectivement par les individus et qui fait de l’intelligence collective la principale force productive. Comment situez-vous le mouvement des précaires et des chômeurs de l’hiver dernier dans votre grille de lecture des transformations du travail ?

ANDRÉ GORZ – Comme un tournant que j’avais espéré sinon prévu quand j’écrivais que nous nous appréhendons chacun comme chômeur en puissance, précaire en puissance, mais qu’il nous manque encore la conscience commune à tous, publiquement formulée et acceptée, de ce que la figure centrale et la condition normale est celle du précaire : de celui ou de celle qui exerce de façon discontinue de multiples travaux mais ne s’identifie à aucun métier, à aucune profession déterminée. Avec le mouvement de l’hiver dernier, un grand pas a été fait vers la naissance de cette conscience commune. Peu de gens savent que 40 % de la population active française ont des emplois qu’on appelle encore « atypiques » ou « hors normes », que 45 % de la population active allemande, 55 % de l’italienne et de la britannique sont dans ce cas. Pourtant, 70 % des gens ont sympathisé avec le mouvement des précaires et des chômeurs. Au lieu de scander « nous voulons du travail » et de se placer par là dans une position subalterne, de totale dépendance par rapport au patronat, voilà que des chômeurs et des précaires exigent un revenu social suffisant durant les intermittences de l’emploi ou les périodes de sous-emploi, de non-emploi, sans que personne ose leur reprocher de vouloir « vivre du travail des autres ». La citoyenneté, « le droit d’avoir des droits », commence à ne plus être liée à la forme-emploi du travail. Elle tend maintenant à inclure le droit de refuser le « travail indigne », notamment tous ces emplois ou quasi-emplois payés la moitié du Smic et présentés comme un service que la société rend aux chômeurs. Cela dit, seul un premier pas a été franchi. Pour continuer d’avancer, on ne pourra se passer indéfiniment d’une médiation politique, c’est-à-dire d’un projet qui lie dans une perspective commune la diversité des aspirations, des niveaux d’expérience, des formes alternatives de socialité, de coopération qui, par elles-mêmes, ne sont pas capables de communiquer directement entre elles.

ALICE – Le rôle du savoir comme principale force productive correspond-il, selon vous, à une tendance vers la réappropriation par la force sociale de travail des « puissances intellectuelles» de la production ?

A.G. – Il en ouvre la possibilité. Mais il faut voir aussi que le Capital tend à se prémunir contre cette réappropriation en limitant l’étendue, l’interconnexion et l’usage des connaissances produites et transmises. Depuis la naissance du capitalisme manufacturier, les moyens et les techniques de production, l’organisation et la division du travail et des savoirs ont toujours eu, outre leur fonction productive, une fonction de domination. Si le Capital ne peut pas contrôler et dominer la force de travail, il ne peut pas non plus obtenir le maximum de plus-value. L’efficacité de son pouvoir sur le travail est au moins aussi importante pour lui que l’efficience des instruments de production. Il fallait jusqu’ici que ceux-ci restent le monopole radical de leurs propriétaires, qu’ils soient, à la manière des mégatechnologies, radicalement inappropriables par les travailleurs et les usagers. En principe, quand le savoir, la connaissance – et la capacité de jugement, de réaction à l’imprévu, d’auto-organisation, devient la principale force productive et la forme principale de capital fixe, une brèche s’ouvre dans les dispositifs de pouvoir du Capital. Celui-ci se trouve dans cette situation inédite d’avoir à « valoriser » ce qui, « du point de vue du procès de production immédiat », écrit Marx, est à la fois force de travail et Capital, capital fixe « being man himself ». La propriété privée de ce « capital humain » étant manifestement impossible, la propriété capitaliste privée de l’entreprise tend à devenir problématique. À défaut de pouvoir s’approprier et monopoliser le savoir, le Capital exerce son pouvoir sur le découpage, la transmission, l’homologation, l’évaluation et la subdivision des savoirs, et sur les conditions de possibilité de leur mise en oeuvre. Le pouvoir du Capital sur le travail cesse d’être un pouvoir frontal de contrainte et de contrôle direct pour s’exercer latéralement par une mise en condition de toute la personne. Selon la formule de Marco Revelli, « tout l’appareil de pouvoir et de contrôle est dissous dans le processus de travail » ; le système de production contrôle les travailleurs par la façon dont il exige d’être contrôlé par eux. La réappropriation des compétences, capacités et savoirs constitutifs du general intellect ne peut donc, dans l’ensemble, s’exercer d’emblée et directement au niveau de l’entreprise, du procès de production immédiat. Elle doit s’exercer en amont de la production et elle doit pour cela opposer à la détermination, transmission, homologation et subdivision des savoirs par le Capital, des processus alternatifs d’acquisition, de recomposition, de développement et de mise en oeuvre des capacités, des savoirs et des compétences. On trouve une ébauche de cette contestation des professions homologuées et des spécialisations fonctionnelles dans des écoles et universités italiennes et, plus récemment, allemandes. Cette contestation est portée, dans le fond, par l’exigence que le développement des « puissances générales du cerveau humain » (Marx) soit non pas, comme le voudraient le patronat et l’État, fonctionnellement spécialisé au service direct du productivisme et de la « compétitivité », mais au service des énergies du désir et de la vie.

ALICE – L’effritement de la frontière traditionnelle entre travail et non-travail ne constitue-t-il pas un des fondements majeurs du droit à un revenu inconditionnel ?

A.G. – La façon dont vous posez cette question implique ou suggère la réponse suivante : les capacités que les individus développent en dehors du travail immédiat contribuent puissamment à la productivité de ce dernier au sein d’un procès de production post-fordiste qui les requiert et les mobilise. Donc les activités hors travail sont indirectement productives, sont du travail indirect, et méritent d’être rémunérées à ce titre, socialement. Pour plusieurs raisons je ne suis pas d’accord avec cette interprétation fondamentalement productiviste qui métamorphose toute la vie en « travail » et place la production en son centre. Tout d’abord, la frontière entre travail et non-travail s’estompe « du point de vue du procès de production », mais ce point de vue n’est pas le seul point de vue possible et légitime. La différence entre travail et hors-travail subsiste du point de vue de leurs temporalités respectives. Le temps de travail est du temps rationnellement organisé en vue d’obtenir le meilleur résultat avec la dépense d’énergie aussi faible que possible. » La véritable économie, celle qui économise, est économie de temps de travail », écrit Marx dans les mêmes pages de 1858. Le temps libre, en revanche, n’est pas du temps à économiser mais du temps à dépenser sans compter et sans compter l’énergie qu’on y dépense. La dépense d’énergie maximale – pensez aux sports, aux fêtes, aux échanges érotiques, aux débats philosophiques et politiques, etc. – est même une composante de la jouissance maximale. Elle vaut pour elle-même comme sa propre fin. Il est vrai cependant que le procès de production tend désormais à mobiliser dans le travail immédiat, directement productif, les mêmes capacités d’autonomie, d’initiative, d’imagination, de communication que les activités hors travail. Mais tandis que celles-ci sont des fins pour elles-mêmes dans la mesure où elles épanouissent les facultés individuelles et la « capacité de jouissance », elles sont dans la production des composantes d’une coopération finalisée qui requiert leur mise en oeuvre rationnelle, planifiée, prévisible en vue d’un résultat déterminé. La poursuite de ce résultat relève de la rationalité instrumentale – de la mise en oeuvre rationnelle des moyens en vue d’un but – alors que les activités qui valent pour elles-mêmes comme leur propre fin ne sont le moyen de rien d’autre. La coopération productive n’est ni un jeu ni la pratique gratuite d’un art. L’interaction et la communication y ont un sens fondamentalement différent de celui qu’ils ont dans un ballet, une équipe sportive, un débat politique ou un dialogue amoureux. Ce n’est pas pour être plus productifs que les sujets développent leurs facultés dans ces dernières activités. C’est parce qu’ils les y développent que la productivité de leur force de travail s’accroît. Si je tiens à cette distinction, c’est qu’elle est indispensable pour nous prémunir contre ce qu’on appelle l’« auto-valorisation », c’est-à-dire cette façon obsessionnelle qu’ont, dans le contexte actuel, les membres les plus « compétitifs » et créatifs de « l’élite du savoir » de se traiter eux-mêmes comme du capital fixe exigeant d’être rentabilisé au maximum. La maximisation de leur productivité, créativité, compétitivité est la raison essentielle de tout ce qu’ils font en dehors du travail immédiat. La pratique des sports et des arts, les jeux érotiques, les lectures et voyages, etc. tout cela fait partie pour eux du « travail » parce que tout cela est nécessaire à l’entretien ou à l’accroissement du « capital humain » qu’ils sont pour eux-mêmes. Tout est instrumentalisé et calculé, la seule fin est le profit, la puissance. Or quand Marx écrit que « le temps libre, le temps pour le développement de l’individu rétroagit comme force productive la plus élevée sur la force productive du travail », il remarque dans le même paragraphe que cet accroissement de la productivité du travail a pour effet et doit avoir pour but de permettre la réduction du temps de travail à un minimum et la libération du temps pour « le loisir aussi bien que pour les activités supérieures ». Autrement dit, la réduction du temps de travail immédiat ne doit pas être – comme le voudrait désormais le patronat – le moyen d’accroître la productivité des gens par une formation continue ciblée et spécialisée, mais l’accroissement du temps disponible pour le « plein développement » des capacités, notamment de la « capacité de jouissance » et de l’« aptitude au loisir ». La productivité accrue résultera de surcroît, par-dessus le marché, pour ainsi dire, de ce plein développement des capacités de chacun et entraînera comme sa conséquence de nouvelles réductions du temps de travail immédiat. Pour être réellement fécond, il faut donc que le développement des capacités de tous excède les besoins du procès de production immédiat, c’est-à-dire des entreprises, et confère aux individus une autonomie réelle non seulement dans mais par rapport au travail immédiat. Une autonomie qui est non seulement technique, pratique, professionnelle mais culturelle, morale et politique, capable de contester, de mettre en question, de redéfinir le sens et le but du travail dans son contexte social, culturel et politique. C’est cette autonomie-là qui est l’enjeu fondamental de l’antagonisme du travail et du Capital à l’ère de l’économie de l’immatériel. En l’absence de cette autonomie-là, l’autonomie dans le travail est un instrument dont se sert le Capital – ou l’État totalitaire – pour nier, mystifier, dominer, asservir. La virtuosité que déploie un peintre ou un écrivain pour exalter le pouvoir du tyran ou les qualités d’une boisson gazeuse peut être aussi grande que celle du chirurgien d’un service d’urgence. L’exercice de la créativité dans un travail déterminé n’engendre pas automatiquement l’autonomie culturelle, morale et politique seule capable de refuser la domination, l’asservissement sous toutes leurs formes. Cette autonomie-là s’acquiert principalement dans la vie militante et la lutte contre le productivisme, non au service de celui-ci.

ALICE – Le revenu garanti, en atténuant la contrainte monétaire au rapport salarial et en favorisant la multiactivité, ne peut-il être aussi un instrument essentiel de la transformation de la sphère du travail dans l’entreprise, voire de sa réappropriation ?

A.G. – Si, bien sûr, et il n’aura tout son sens que si cette réappropriation est dès le départ son but déclaré et s’accompagne d’actions politiques qui la rendent possible. Pour n’être pas le « salaire » de la marginalité, de l’exclusion, du désoeuvrement par lequel les dominants achètent le droit de jouir tranquillement de leurs richesses, le revenu garanti doit avant tout ouvrir sur la réappropriation du temps – sur ce que les Allemands appellent la Zeitsouveränität : le droit de choisir la durée, les horaires, les intermittences et discontinuités du travail, de s’organiser à l’échelle des bassins d’emploi pour gérer collectivement et répartir au mieux sur tout le volume résiduel du travail-emploi, etc. Mais ni la réappropriation du temps ni celle du travail ne se développeront spontanément si elles ne correspondent pas à un projet collectif, politique, s’exprimant dans la transformation et la réappropriation d’un territoire ou d’un espace urbain ; dans la prolifération des lieux dotés d’équipements techniquement avancés pour l’auto-activité, l’auto-apprentissage, l’autoproduction coopérative de produits immatériels et matériels, l’auto-organisation de réseaux d’échanges, etc. ; bref par la mise en place d’une « économie populaire » illustrant les formes possibles que peut prendre l’alternative au système salarial, aux rapports marchands, à l’économie et à l’entreprise capitalistes. La réappropriation du travail et de l’entreprise ne peut pas se réaliser par l’autogestion et la propriété collectives des entreprises telles qu’elles sont. Elles supposent une autre conception. Le travail, l’activité humaine ne peuvent désormais se développer qu’en dehors de la sphère de la valorisation capitaliste qui, comme on sait, ne cesse de comprimer le volume de travail qu’elle utilise et la masse des salaires qu’elle distribue. La garantie universelle d’un revenu de base doit donc être comprise non comme l’ouverture du « droit de ne rien faire » mais comme celle du droit à d’autres formes de travail et de coopération sociale pour créer cette totalité de valeurs d’usage qui n’ont ni prix ni valeur d’échange quantifiable. Parmi les quatre raisons pour lesquelles je me suis rallié à l’inconditionnalité du droit à un revenu de base suffisant, il en est deux que j’aimerais rappeler. La première, c’est que dans la civilisation qui se met en place, le temps de travail immédiat est très peu de chose comparé au temps passé à acquérir et développer les capacités, compétences et connaissances que le travail immédiat met en oeuvre. Le temps de la production est peu de chose en regard du temps de la « production de soi ». Il est donc absurde de continuer à faire dépendre le droit à revenu et le montant du revenu du temps de travail immédiat. Mais il est tout aussi absurde de le faire dépendre de certaines formes de travail médiat, de production de soi. Car cela reviendrait à demander que cette production de soi, au lieu d’être « libre développement des individualités », soit assujettie à des normes, des formes et des contrôles institutionnels de leur « utilité sociale », c’est-à-dire de leur conformité aux intérêts dominants. Le « contrat de pluriactivité » préconisé dans le rapport Boissonnat va clairement dans ce sens, il stipule que, durant les intermittences du travail, l’emploi, les actifs continuent d’être rémunérés à condition qu’ils s’y adonnent à des activités d’« utilité sociale » – familiales, associatives, culturelles, de formation – conformes aux « intérêts collectifs ou particuliers » des entreprises dont ils dépendent, et que l’« autonomie de la personne » serve à son « utilité productive ». En somme, le Capital reconnaît que l’autonomie, la créativité, l’imagination des gens lui sont nécessaires, tout en s’ingéniant à capter cette libre production d’eux-mêmes en l’enfermant dans des limites qui permettent à l’entreprise d’en tirer profit. C’est précisément à cette instrumen¬talisation de la personne que s’est attaqué le mouvement étudiant allemand au cours de sa grève de novembre-décembre 1997. Dans deux textes diffusés au cours de cette grève, on lit : « Nous ne voulons pas être des machines humaines fonctionnellement programmées (…) Nous exigeons l’accès inconditionnel et illimité à la culture (Bildung) et donc le droit universel et inconditionnel à un revenu de base. (…) Le droit de tous d’accéder sans restrictions à la culture la plus large possible (…) est plus nécessaire que jamais dans une société dans laquelle le marché de l’emploi ne cesse de se contracter et dans laquelle règne le sous-emploi permanent. Elle doit préparer le citoyen à assumer de façon créative sa situation de surnuméraire sur le marché du travail. » D’autre part – et c’est ma deuxième raison – il est pervers d’exiger, comme le font Jeremy Rifkin et beaucoup de social-démocrates, que le revenu de base soit réservé aux citoyens qui assument bénévolement des activités reconnues d’intérêt public. Car si le revenu de base a pour condition l’accomplissement bénévole d’activités désintéressées, celles-ci cessent d’être bénévoles et désintéressées : elles deviennent un moyen parmi d’autres de gagner sa vie. La conditionnalité transforme le revenu de base en salaire, le bénévolat en quasi-emploi. On connaît notamment l’exemple des mères célibataires de plus en plus nombreuses et de plus en plus jeunes qui, aux États-Unis, comme en Grande-Bretagne, comme en France, ont un enfant tous les trois ans parce que telle est la condition qui leur donne droit à un logement et à un revenu de survie.

ALICE – Le mouvement des sans-papiers n’a-t-il pas rendu visible une force de travail sans statut qui en tant que telle s’inscrit dans la généralisation de la précarité du travail moderne ? Ce mouvement ne pose-t-il pas d’emblée la question du revenu garanti au-delà du lien étroit de la nationalité/citoyenneté ?

A.G. – Oui, tout ça me paraît évident en effet. Le mouvement des sans-papiers rend visible la précarisation généralisée du travail non seulement en France, en Europe, mais à l’échelle planétaire. Il rend visible la déterritorialisation et le nomadisme de la force de travail. Des secteurs entiers de la production et des services reposent, tant en Amérique du Nord qu’en Europe, sur une main-d’oeuvre nomade au rabais, semi-clandestine. Elle est le fer de lance dont se sert une partie du patronat pour s’attaquer aux « rigidités » du marché du travail, pour saper les normes juridiques et conventionnelles du droit du travail, pour employer une force de travail aux conditions de la Chine ou des Philippines sur le territoire national même. Il n’est pas possible de défendre « l’humanité de l’humanité » ni de défendre des normes sociales sans défendre les sans-papiers et, plus généralement, sans dépasser les conceptions nationales de la citoyenneté et de la culture; sans un nouvel internationalisme naissant des résistances communes et des actions communes. Pour atteindre les mécanismes de valorisation du Capital, il faut des actions et des politiques simultanément nationales et transnationales. Or en raison de son abstraction, de son hyper-mobilité, de son immatérialité et de son ubiquité, le Capital a sur le travail un énorme avantage logistique. Mais d’autre part – et c’est là une leçon que nous administre le « sous-commandant Marcos » – la communication et la concertation à l’échelle planétaire n’ont aucune raison de rester les armes exclusives du Capital. Elles peuvent aussi bien être retournées contre lui si les personnels de groupes transnationaux, transcontinentaux décident et apprennent à les utiliser pour coordonner leurs actions, échanger leurs informations et leurs idées et créer une sorte d’espace public planétaire des luttes sociales.

ALICE – La mondialisation n’est pas, selon vous, un obstacle au dépassement de la société salariale ?

A.G. – Elle en empêche la naissance là où elle n’existe pas encore et donne une sorte d’urgence dramatique à la nécessité d’inventer autre chose. Le type d’industrialisation n’existe plus qui, en Occident et au Japon, a permis d’urbaniser et de salarier les masses rurales. Et le modèle de développement, de consommation qu’avait imposé ce type d’industrialisation est, comme dit Jacques Robin, « frappé d’absurdité par l’écologie globale », entre autres. Il existe présentement entre 600 et 800 millions de chômeurs dans le monde, soit un taux de chômage mondial de 25 %. Si on applique la grille de l’OIT. Or dans les 25 à 30 ans qui viennent, la population active mondiale passera de 2500 millions de personnes actuellement à 3700 millions. Il faudrait donc créer un milliard d’emplois pour stabiliser le taux de chômage mondial à son niveau actuel. Mais contrairement à ce que beaucoup de gens croient, la mondialisation détruit plus d’emplois qu’elle n’en crée. Les industries que les firmes transnationales implantent en Amérique latine par exemple sont souvent plus automatisées que leurs équivalents aux États-Unis ou en Europe. Elles distribuent une masse de salaires trop faible pour impulser une croissance économique endogène. L’invention d’alternatives au salariat et même aux échanges marchands monétarisés est donc un impératif de survie pour une majorité de la population mondiale. Il y a plus d’avenir pour l’humanité dans les coopératives d’autoproduction et les réseaux d’échanges des économies populaires – dites « informelles » par les économistes du Nord – que dans le salariat, surtout quand, comme c’est le cas en Inde et en Amérique du Sud, elles s’approprient les technologies avancées.