Majeure 52. Territoires et communautés apprenantes

Modèles coopératifs émergents

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Au-delà des territoires, la montée d’Internet, des réseaux sociaux et des modèles collaboratifs du web bousculent nos modes de vie. Sous l’action de communautés apprenantes désireuses de partager les savoirs par la pratique, des modèles coopératifs innovants émergent partout dans le monde. Consommation collaborative, FabLab, Do It Yourself, open hardware, open science – les pratiques se réinventent et se multiplient.

Au-delà des férus d’Internet, de la bidouille ou du bricolage, ces phénomènes peuvent-ils toucher le plus grand nombre ? Quel peut être l’impact dans la durée de ce qui s’apparente à des fêtes citoyennes éphémères ? Peut-on affirmer que les modèles coopératifs qui colonisent le web vont de la même manière affecter nos modes de vie sur le plan matériel ?

Il ne peut y avoir de réponse simple à une telle question. En effet, les modèles coopératifs ne pénètrent pas de la même façon nos champs de vie. Louer une perceuse qui dort dans le garage n’a rien à voir avec partager sa chambre ou confier son enfant à un inconnu. Bidouiller du code ou bricoler des objets demande de la persévérance pour des activités qui peuvent sembler dérisoires – surtout lorsqu’elles sont dépourvues de toute visée économique. Ouvrir l’éducation et la science nécessite une aptitude à repenser les technologies de l’esprit et leur ingénierie, ainsi qu’une capacité à faire bouger les institutions. Construire un écoquartier de manière coopérative et décider d’y vivre est un choix engageant à long terme, sans commune mesure avec ce qui précède.

Face à un système en déshérence, des lignes de front communes peuvent être tracées entre ces phénomènes coopératifs. Tous dénotent en effet une volonté de s’émanciper d’un système pyramidal qui touche ses limites. Grâce au partage des savoirs et des pratiques qui s’incarnent dans des territoires d’expérimentation, ces impulsions multiples pourront-elles opérer une transformation de nos modes de vie ?

Consommer autrement : réemploi et partage

En 2012, 88 % des Français estiment que la crise est l’occasion de changer de modes de vie. Effet de la crise économique, sociale et écologique, ou montée de la conscience citoyenne tant attendue depuis 40 ans ? Le recyclage, la récupération et le réemploi des produits semblent être devenus des actions normales, voire banales, pour les Français. D’après l’ADEME en 2012, 98 % des Français ont déjà pratiqué le réemploi. 96 %, soit 6 % de plus qu’en 2010, estiment que le réemploi est un mode de consommation qui a de l’avenir.

Pour 89 % d’entre eux, l’achat d’un produit d’occasion peut être un moyen de se faire plaisir, et pour 75 %, les produits d’occasion sont de plus en plus « tendance ». 93 % estiment qu’acheter des produits d’occasion est une façon de consommer malin en temps de crise, et 92 % pensent que l’achat de produits d’occasion permet d’acheter des produits à bas prix.

D’après une étude du CREDOC, la recherche de l’usage plutôt que de la propriété s’est diffusée. La part des consommateurs déclarant avoir déjà vendu un produit d’occasion sur Internet s’élève à 34 % en 2011, contre seulement 16 % en 2007. La location, le prêt, le don ou le recyclage, la transaction d’occasion entre particuliers sont autant de pratiques favorables à la seconde vie des objets – notamment pour l’automobile, les vélos ou les livres.

La consommation collaborative

Prolongeant ce changement dans les mentalités, la consommation collaborative s’est déployée en France en moins de dix-huit mois. Surfant sur l’envolée des réseaux sociaux et des échanges de pair à pair rendus possibles par le Web 2, elle reconfigure notre rapport aux objets, depuis la voiture dormant 92 % du temps, jusqu’aux chambres et aux repas à domicile, en passant par les robots ménagers, les affaires de puériculture ou la machine à laver. Pourquoi ne pas en partager les usages avec d’autres, et ainsi réduire les coûts pour les uns et générer des revenus pour les autres, tout en tissant ainsi des liens de proximité ? Dopés par la crise économique de 2008, des start-up proposant de partager des chambres, des trajets automobiles ou des objets ont connu une envolée fulgurante.

Airbnb, qui permet de louer des nuitées de pair à pair, a été valorisé récemment à 2 Mrd $, à peine trois ans après sa création. En 2012, le nombre de nuitées contractées sur le site a dépassé celui des chambres d’hôtels vendues aux États-Unis. Les sites de partage de voitures, qui vont du simple covoiturage à la location entre pairs de son véhicule, se multiplient dans toutes les grandes villes. Le pionnier Zipcar, aux États-Unis, revendique 730 000 membres et près de 11 000 véhicules en partage. Avec huit sociétés proposant ce genre de services, la France est le deuxième pays au monde – après les États-Unis (onze prestataires) – à proposer autant de solutions en la matière.

Dans le domaine des modes de vie au quotidien, le site Supermarmite permet de vendre des repas de particulier à particulier, tandis que Machineduvoisin permet d’aller laver son linge chez un voisin pour des sommes infimes (quelques euros), voire en échange d’un cours de maths aux enfants.

Dans le domaine du crowdfunding (technique qui consiste à lever de petites sommes auprès des particuliers pour financer des projets ciblés), Kickstarter a levé depuis sa création en 2009 plus de 200 M$, pour répondre à la demande de financements de 50 000 projets postés en ligne. Plus de 30 millions de personnes ont visité le site en 2011, donnant en moyenne 3 $ – somme qui peut sembler anecdotique, mais qui aura permis de lever 10 M$ pour le « blockbuster » Pebble, et de faire « décoller » près de la moitié des projets soumis. D’après Anne Sophie Novel, journaliste du Monde.fr, il y aurait actuellement près de 400 plates-formes de financement participatif dans le monde. En France, plus de 6 millions d’euros ont été collectés ainsi depuis 2010 pour financer près de 15 000 projets.

OuiShare, collectif organique, illustre ce phénomène. Depuis 2011, il est devenu incontournable dans le paysage français de la consommation collaborative. Ouishare rassemble une communauté dynamique de plus de 500 membres originaires de divers pays d’Europe et d’Amérique latine. Pour l’essentiel constitué de jeunes (et moins jeunes) diplômés d’écoles de commerce, entrepreneurs, designers, journalistes, économistes, ingénieurs, ce collectif s’illustre par son dynamisme entrepreneurial et son hyperactivité, combinant de manière efficace les outils collaboratifs du Web 2 et l’organisation d’événements physiques décentralisés.

Attachés aux valeurs du partage et de l’open source, ces jeunes de 20 à 35 ans ont parfois exercé les métiers du conseil ou de la communication avant de s’en détourner pour des raisons personnelles – fatigue de la hiérarchie en entreprise, aspirations à entreprendre – et éthiques – volonté de mettre l’humain au centre de l’économie, préoccupations écologiques. Aujourd’hui, ils expérimentent les modes de vie fondés sur la générosité et la réciprocité qui découlent de ces choix : couchsurfing, partage de voiture, de repas, d’objets divers afin de réduire leurs besoins financiers au strict minimum, et surtout, échanges de tuyaux et collaborations de toutes sortes pour faire avancer leurs idées.

En moins d’un an et avec très peu de financements externes, ils ont organisé plus d’une trentaine d’événements avec des invités notoires : OuiShare Drinks, Talks, sommets européens avec la participation de précurseurs de l’économie collaborative tels Lisa Gansky (the Mesh), Philippe Aigrain, Joe Justice (Wikispeed) ou Michel Bauwens (Peer to peer foundation). Ils ont été moteurs dans la diffusion de ces pratiques auprès du grand public en France puis en Europe, générant une forte couverture médiatique. Alors que les initiatives et start-up se multiplient autour de OuiShare, ils ont lancé un média d’analyse gratuit (http://ouishare.net) à la rentrée 2012, qui compte déjà 20 000 visiteurs uniques par mois.

La question du modèle économique et de la pérennisation de ces activités se pose cependant, car si ces jeunes défendent avec ardeur leur militantisme et l’exemplarité de leur démarche, ils sont encore pour la majorité bénévoles, et les fonds propres des start-up se comptent en quelques milliers d’euros – crowdfunding, dons des proches. Mécénat, études financées par le secteur public, travaux sous l’égide de laboratoires de recherche – comment financer ces pratiques open source et conserver son indépendance ? L’atout de OuiShare réside dans la qualité et l’intensité relationnelle des communautés, ainsi que dans sa notoriété et son image de marque – c’est-à-dire des actifs immatériels fragiles, car encore jeunes et volatils.

Une innovation aux racines ancestrales

Présent de tout temps, le phénomène du partage a été démultiplié et modernisé grâce aux techniques du web. Ce qui est nouveau est la capacité qu’offrent les acteurs qui s’en réclament à multiplier les échanges entre inconnus, ainsi que la nature des objets proposés au partage.

Appuyés sur le principe de réputation, lui-même rendu possible par les technologies du Web 2, ces sites facilitent les transactions entre pairs en proposant un filtrage des membres, des systèmes de paiement et des services d’entraide, et de plus en plus souvent des assurances. C’est notre identité numérique qui devient la clé de l’échange – même si d’autres conditions doivent être associées pour rendre l’opération possible (existence d’un site avec sa plate-forme logicielle, moyens de paiement, véhicules).

Ce qui se pratiquait auparavant au sein d’un village ou d’un hameau par la confiance intuitu personae, est en passe d’être reproduit à l’échelle de la planète entre des inconnus. Ce qui se produisait entre des poignées d’individus vivant côte à côte peut aujourd’hui impliquer des millions d’étrangers à l’autre bout du monde. Serions-nous en route vers un village planétaire ?

Les raisons d’une pérennisation probable

En premier lieu, la consommation collaborative permet de faire des gains économiques – louer au lieu d’acheter un objet coûte moins cher (les gains pouvant atteindre 50 à 80 % du coût propriétaire), louer un objet qui sert peu rapporte (jusqu’à 1 200 $/mois pour un usager d’AirBnb résidant à Manhattan). Ensuite, elle permet de développer des liens sociaux. Pour les adeptes de Facebook et autres réseaux sociaux, elle constitue le prolongement naturel d’une bonne réputation. Une identité numérique solide permet ainsi d’ouvrir l’accès à de multiples services avec un risque d’insatisfaction quasi nul.

Autre facteur lourd, les études montrent que les jeunes générations se détournent de la consommation de masse pour tendre vers un idéal de réalisation de soi autonome. Les jeunes cherchent à combiner achat malin (recours à Internet, usage plutôt que possession), plaisir et valorisation de soi (divertissement, soins personnels, culture et voyages), sens économique et écologique (acheter local et bio). Le pionnier du partage de voitures Zipcar en a fait son slogan : on est « fier d’être un zipster », car « c’est plus branché de partager que de posséder ». Une étude portant sur 1 045 millenials (personnes de 18 à 34 ans) montre que plus de la moitié d’entre eux souhaite abandonner la voiture pour des raisons environnementales. Ils se disent prêts à partager dans tous les domaines – 67 % pour les objets médias, 53 % pour les voitures, 49 % pour les maisons ou les vacances partagées.

De manière plus générale, les usages en pair à pair se répandent, sans se limiter aux jeunes générations. L’âge moyen des utilisateurs de Facebook est supérieur à 40 ans. 70 % des gens consultent les forums avant d’acheter un billet d’avion ou de partir en vacances. Le succès des sites tels Doctissimo ou TripAdvisor témoigne du fait que l’usage d’Internet pour consommer mieux est en train de s’installer durablement.

Deux clés, la confiance et la puissance de la multitude

La confiance, elle-même basée sur la réputation, mais aussi sur la technologie de l’assurance, voire sur des techniques de surveillance et de traçabilité (identification, mot de passe, évaluation compilée), pourrait devenir la clé de l’accès aux services.

Dans un contexte de crise, les motivations économiques, la désaffection face à la surconsommation, le changement des mentalités vers l’usage plutôt que la propriété, laissent à penser que ces pratiques de consommation intelligente tenteront de plus en plus de personnes. La clé réside dans l’effacement des barrières à l’entrée. Capacité à utiliser le Web 2, mais surtout barrière de la confiance entre étrangers.

Or l’usage des réseaux sociaux met à plat cette barrière. 30 % des pages web vues aux États-Unis sont celles recommandées via Facebook. Revers de la médaille, ce site qui se décrit comme un « pays virtuel comptant près d’un milliard de résidents » pourrait devenir un passage obligé de la confiance, qui nourrit l’économie du partage. Des sites voient le jour pour tenter de proposer des alternatives. D’autant que Facebook mobilise un affect sommaire, voire normalisant (« j’aime ou j’aime pas »), qui ne peut en aucune façon se substituer à la densité relationnelle du réel.

Derrière ces modèles coopératifs se trouve un phénomène encore peu documenté. Il s’agit de la puissance de la multitude, qui est au cœur de la nouvelle économie numérique. Pour Verdier et Colin, elle représente l’externalité positive la plus importante pour toute organisation. Dans un monde devenu hyperfluide du fait de la baisse des coûts de la technologie, où l’innovation s’accélère, l’enjeu consiste à capter les empreintes et contributions de la multitude qui s’expriment sur le web.

 

Preuve de cette mutation, les titans de la nouvelle économie Google, Amazon, Facebook et Apple n’ont de cesse que de multiplier les interfaces et d’améliorer le design de leurs plates-formes afin de capter la puissance de la multitude et constituer ainsi un monopole naturel dont ils pourront profiter.

Produire en open source

Au départ, l’open source définit des lignes de code informatiques (le code source) que l’usager peut lire et modifier sans entrave ; il n’y a pas de « boîte noire ». Ces modèles colonisent le web aujourd’hui, avec des applications telles Firefox, Wikipédia ou Linux. Par extension, l’open hardware, qui a décollé vers le milieu des années 2000, touche n’importe quel objet matériel, depuis la maison (wikihouse), la voiture (wikispeed) aux équipements industriels (open source ecology). Dans le cas d’un objet, le « code source » ne peut se réduire à des lignes de code semblables à celles exécutées par un programme informatique. Il se transpose alors en design d’objet, qui décompose l’objet jusqu’à ses composantes les plus standards.

Il n’y a pas d’open hardware réussi sans communauté apprenante autour. Ouvrir un code ne suffit pas à en assurer le succès. Pour le rendre réutilisable par d’autres, il faut documenter le code, penser la modularité, agir suivant une logique de plate-forme. Dans le cas du hardware, il faut investir dans l’ergonomie, la pédagogie utilisateur. Les projets réussis investissent ainsi dans les vidéos explicatives, les didacticiels, la construction de communautés d’entraide, les forums et même les bases de données pour échanger des pièces. D’où l’importance de créer un écosystème humain – celui de Wikipédia comprend des pompiers, concierges, jardiniers qui vont animer les communautés, et même des stewards qui vont accueillir les novices. D’où l’importance aussi des événements – talks, drinks, hackathons – qui vont stimuler la communauté et faire fonctionner à plein le principe de réputation.

Bricoler ses modes de vie en bas de chez soi

Le principe d’ouvrir le software est ainsi en cours de transposition dans le hardware. Au niveau des territoires, cette volonté se traduit par la montée de Hackspaces, Medialabs et autres Fablabs. Depuis le milieu des années 2000, ces tiers-lieux multiplient les événements festifs permettant aux usagers de s’approprier des briques de leur mode de vie selon une logique de Do It Yourself.

En 2004, Neil Gershenfeld, professeur au MIT, met sur pied le premier FabLab avec pour en-tête « comment fabriquer (presque) tout ». Il s’agit d’un espace où des machines-outils (imprimante 3 D, imprimeur de circuits, découpe laser, outils de prototypage rapide, etc.) sont laissées en libre-service, avec un accompagnement par des professeurs ou des usagers expérimentés favorisant l’apprentissage et le bricolage entre pairs.

En 2005, O’Reilly Media lance le magazine Make, un guide trimestriel proposant des « comment faire » pour toutes sortes de projets d’ingénierie ou de science. Make compte aujourd’hui plus de 100 000 abonnés et a fait naître de nombreux événements appelés « Maker Faire » (fêtes du faire), qui sont un croisement entre des fêtes des sciences citoyennes et des manifestations d’artisanat high-tech. Au printemps 2012, 65 000 professionnels et amateurs se sont amassés dans la Baie de San Francisco pour un Maker Faire.

La même année, Eric Wilhelm a lancé le site Instructables, qui fournit un format avec des instructions pas à pas pour permettre aux usagers de documenter leur projet d’ingénierie en ligne. L’usager pouvant commenter les projets des autres, Instructables a créé une communauté dynamique de technophiles qui partagent de l’information sur la façon de construire pratiquement n’importe quoi.

Aujourd’hui, les Fablabs se comptent par centaines dans le monde. Il devrait s’en ouvrir 150 par an, touchant des pays en développement tels l’Afghanistan, l’Inde, le Chili, la Colombie, le Burkina Faso ou le Mali. Une coopération entre FabLabs est envisagée pour échanger les pièces, les programmes et les plans et réduire ainsi le coût de mise en place et de fonctionnement de ces espaces.

Le principe s’étend aux domaines du vivant et de la santé. Lors d’un hackaton, des FabLabs coopérant en réseau entre le Nord et le Sud ont mis au point des prothèses jambaires pouvant être fabriquées en série dans les pays pauvres avec des matériaux locaux, pour un coût de 50 $, contre 10 000 $ habituellement. Le modèle s’étend aux biens d’équipement lourds et à la création artisanale. Sur le site Open Ecology, un fermier technophile met en ligne ses plans permettant de fabriquer les machines indispensables au fonctionnement d’une ferme. Il montre ainsi comment fabriquer un tracteur en six jours pour le dixième du coût. Sur Etsy, des pièces uniques fabriquées par des amateurs sont mises en vente de pair à pair. Ce qui était une activité anecdotique, limitée aux bricoleurs ou aux geeks, est en passe d’être transformé par le biais du Web 2 en moments festifs de partage et de démonstration auxquels tout le monde peut prendre part.

Assiste-t-on pour autant à une régénération de la vie quotidienne, au-delà d’une poignée d’artistes et d’amateurs passionnés ? Impossible à dire. Le croisement de diverses tendances et communautés – mouvement open source, FabLabs, DIY, proams, universitaires – qui ont en commun la volonté de produire des biens communs en open source, ainsi que l’accès à une technologie de fabrication fondée sur la décentralisation et le prototypage rapide à coûts réduits, laissent cependant espérer que ce nouveau paradigme pourra s’ancrer durablement, notamment par le biais de territoires s’étant engagés de manière collective dans l’innovation.

Repenser la science en open source

Après la consommation et la production de biens en partage, se pose la question de la science et de l’éducation. Quels sont les modèles émergents, et quelles perspectives offrent-ils ?

Dans le domaine des sciences du vivant, du médical, de l’astronomie ou même de la paléontologie, des centaines de milliers d’amateurs apportent des éléments de réponse aux scientifiques à partir de données partagées en ligne. Pour François Taddéi, open science et sciences de l’amateur sont en train de bouleverser la façon d’appréhender et de conduire la recherche. Fold it est un serious game visant à résoudre la question de l’agencement des protéines. À la manière de Tetris, le jeu propose aux joueurs d’optimiser l’empilement de briques – en l’occurrence, les bases des protéines. 350 000 joueurs ont en quelques semaines résolu des problèmes que les scientifiques n’avaient pu résoudre depuis des décennies.

Autre exemple, un chercheur, Beau Lotto, a proposé à des enfants de 8 ans de mener des recherches avec des abeilles. Posant des questions ingénues, les enfants ont inventé un jeu qui a permis de démontrer que les abeilles reconnaissaient les schémas de couleur. Publiée dans Nature, cette expérience prouve qu’il n’y a pas d’âge pour devenir chercheur. En outre, l’ouverture de la technologie accélère la montée en puissance des sciences de l’amateur. Dans le cas du séquencement du génome, la mise au point de séquenceurs légers, beaucoup moins coûteux que les appareils réservés aux grands laboratoires, a permis d’ouvrir la recherche à un grand nombre de personnes. Grâce à cette ouverture, le coût du séquençage a été réduit cinq fois plus vite que prévu.

Un téléphone portable est un laboratoire de poche. Équipé d’une lentille à 15 €, il parvient à égaler l’efficacité d’un microscope professionnel coûtant plus de 350 000 €. Partant de là, des expérimentations ont été menées pour permettre aux usagers de mener des contrôles ophtalmologiques ou de détecter la malaria.

Cette volonté de penser la recherche comme plate-forme invitant les amateurs et les usagers à s’interroger et à contribuer rejoint la pensée de Socrate, qui professait d’apprendre aux autres pour apprendre soi-même. Ce qui donne aujourd’hui à cette pensée antique une ampleur nouvelle est la combinaison de plusieurs facteurs : la baisse des coûts de la technologie et son accessibilité ; la révolution du Web 2, permettant à des millions d’internautes de contribuer en ligne ; la montée des médias interactifs et d’une conscience citoyenne encourageant les usagers à revendiquer leur participation dans les productions collectives, qu’elles soient publiques ou privées.

Open education

Après l’open science, l’open education montre qu’il est possible de repenser les technologies de l’esprit et d’en ouvrir l’accès au plus grand nombre. L’enjeu est essentiel. D’après F. Taddéi, il faudrait ouvrir une université par jour dans les dix prochaines années pour faire face à la demande de formation des jeunes arrivant à la vie active et autonome, ce qui dépasse dès à présent fortement les dimensions du marché. Sans même parler d’université, un grand nombre de pays ne dispose pas des infrastructures suffisantes pour transmettre les savoirs de base dans un monde qui se globalise.

Partout dans le monde, les solutions se multiplient autour de la logique open source, depuis l’antique modèle de l’école mutuelle, jusqu’aux approches « dernier cri » appuyées sur le numérique. Fondée sur le principe de l’école mutuelle, l’Escuela nueva a réussi à former en une vingtaine d’années 5 millions d’enfants dans 16 pays du monde. Un seul enseignant va accompagner toutes les classes d’âge d’une communauté, en s’appuyant sur des modules pédagogiques développés ad hoc et proposés en libre-service aux enfants. Les plus avancés sont alors appelés à transmettre ce qu’ils ont appris aux autres. La méthode a été reconnue par de grandes institutions internationales pour son efficacité tant pédagogique qu’économique (cf. Anne Querrien, L’école mutuelle, une pédagogie trop efficace ?, Le Seuil, 2004 (CERFI Recherches, no 23, 1976).

À Paris, au CRI, près de 400 étudiants de Licence à doctorat ont été formés depuis 2006 selon deux principes : learning by doing/questioning, et pyramide de mentoring. Il n’y a pas de corps enseignant fixe, les étudiants apprennent à formuler et conduire leur recherche au contact des chercheurs. Les premiers formés sont appelés à transmettre aux suivants. L’école accueille des jeunes de toute origine. Le festival « Paris Montagne », qui ouvre les portes de laboratoires prestigieux à des jeunes de banlieue, a ainsi développé avec succès des vocations scientifiques. Le CRI remporte ainsi depuis 2007 des prix au prestigieux concours IGEM organisé par le MIT.

Autre innovation pédagogique qui a le vent en poupe, les MOOC (Massive Open Online Classes), cours de masse en ligne multi-apprenants, ou l’université à portée de clic. Des modules tels que « comment monter une start-up », « mythologie grecque et romaine » ou « intelligence artificielle » permettent aux étudiants d’étudier une discipline en ligne puis de tester leurs connaissances via des tests. Stanford a ouvert le jeu en mettant en ligne des cours fin 2011. Devant le succès rencontré, une start-up Udacity a été créée début 2012, suivie de Coursera, qui avec 16 M$ compte déjà 1,75 millions d’étudiants et a été adoptée par 33 universités. Harvard, MIT et Berkeley ont suivi en mai 2012, investissant 60 M$ pour créer EdX, une réplique open source.

Le défi de l’open education n’est pas technique ; il est politique et culturel. L’école mutuelle a été interdite au xixe siècle, victime de son succès, car elle faisait de l’ombre aux pouvoirs existants. Quant aux MOOC, qui bouleversent l’accès à l’enseignement supérieur, notamment pour les millions de personnes qui ne peuvent accéder aux campus les plus prestigieux de l’Ivy League, ils posent la question de la valeur d’un diplôme et du business model permettant de pérenniser une activité emblématique de la logique open source. Le défi est de faire acter que par le partage des savoirs et des pratiques, nous pouvons prendre le contrôle de tout ou partie de nos modes de vie, et qu’il relève du bien public de favoriser de telles émergences.

Lignes de flux du partage et changement d’échelle

La révolution de l’open source, qui a pris son origine dans l’Internet, semble s’être propagée dans l’open hardware et la production de biens communs. Elle a aussi commencé à transformer les esprits par le biais des approches innovantes de l’éducation et de la recherche. Pour autant, ces courants fondés sur des expérimentations singulières sauront-ils se montrer suffisamment inspirants pour catalyser l’action de la multitude et induire un changement par la base, et passer du local au global ?

Le changement s’opère plus facilement dans les domaines où la barrière d’entrée est faible. C’est pourquoi il importe de relier les lignes de front ouvertes par ces modèles coopératifs – ou plutôt ces lignes de flux, tant la connexion entre les ponts et la question du sens sont prépondérantes dans ces modèles – en connectant les communautés apprenantes et les territoires d’expérimentation. Si le changement se produit plus aisément dans une consommation collaborative et dans le domaine des hobbies, il touche maintenant la fabrication d’objets et d’équipements lourds – tracteurs, maisons, voitures. Comment l’étendre à l’habitat, à l’aménagement urbain, à nos habitudes de vie et de pensée ?

À l’heure du Web 2 et de la révolution numérique, on ne peut laisser la majorité de la population dans une forme d’illettrisme quant à ces technologies et à l’utilisation d’Internet. Un sociologue a montré que la différence ne sera pas dans l’accès à Internet, mais dans notre capacité à utiliser ces technologies de manière active. Au-delà du « fossé numérique », ce à quoi il faut s’attaquer, c’est à la méconnaissance de ces technologies qui reconfigurent nos façons d’apprendre et d’appréhender le monde. Open science, open education, consommation collaborative ou open hardware – l’enjeu est de donner accès au plus grand nombre à ces nouvelles façons de partager et de vivre ensemble. Les territoires ont un rôle majeur à jouer dans cette transformation en faisant naître des écosystèmes de la connaissance relocalisés par la pratique et l’échange. À travers la clé des tiers-lieux, des territoires intelligents et des communautés apprenantes, le territoire peut se penser plate-forme open source et incubateur d’initiatives pour multiplier les coopérations et faire fructifier la puissance de la multitude. Les lignes de flux ouvertes par ces trajets coopératifs offrent un espoir pour transformer durablement nos modes de vie. Le défi est de taille, mais il n’est pas hors de portée.

 

 Étude Ethicity, février 2012 : www.blog-ethicity.net/share/docs/WEB2012-Les%20francais%20et%20la%20consommation%20responsable-02042012-02.pdf

 Étude Ademe, octobre 2012 : http://ademe.typepad.fr/presse/2012/10/donner-acheter-ou-vendre-doccasion-la-seconde-vie-des-produits-.html

 Étude 2012 : www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=C290

 Le terme a été promu en 2008 par Rachel Botsman et Roo Rogers What’s Mine Is Yours: The Rise of Collaborative Consumption.

 Voir http://movilab.eu et The rise of collaborative consumption, Rachel Botsman, 2011.

 http://consocollaborative.com/2627-la-consommation-collaborative-au-journal-de-13h-de-tf1.html ; www.dailymotion.com/video/xoz7hb_2012-02-22-bfm-business-consommation-collaborative_lifestyle ; http://guardian.co.uk/sustainable-business/global-sharing-day-collaborative-consumption ; http://alternatives.blog.lemonde.fr/2012/09/17/ouishare-le-media-qui-partage-plus-que-de-lutopie ; www.youtube.com/watch?v=RQVoY_TV74M ; TED talks…

 Blogs, forums, réseaux sociaux tels Facebook, tags, évaluation ex post d’une transaction sur eBay ou Amazon, etc.

 Marshall McLuhan, The Medium is the Message, 1967.

 Source : entretien avec Anne-Sophie Novel, journaliste du monde.fr et auteur du livre La corévolution, 2012.

 Étude Credoc, « Attitudes et comportements de consommation en ces temps de crise », 18 juin 2010 sur le site www.developpement-durable.gouv.fr

 www.theatlanticcities.com/jobs-and-economy/2011/12/rise-sharing-economy/769

 Colin et Verdier, L’âge de la multitude, 2012.

 Rachel Botsman, www.ted.com/talks/rachel_botsman_the_currency_of_the_new_economy_is_trust.html

 Entretien avec Neil Gerschenfeld, Festival numérique La Novela Toulouse, octobre 2012.

 http://fablab.waag.org/node/1943

 Voir http://movilab.eu et le projet Open source ecology, Marcin Jakubowski.

 Les proams ou professionnels-amateurs, sont des gens dont la passion pour un sujet ou une discipline leur permet de se comparer aux professionnels. Il y en aurait 30 à 40 % parmi nous, dans des champs aussi variés que l’astronomie, le jardinage, l’écologie, la cuisine, le bricolage… www.demos.co.uk/publications/proameconomy, Charles Leadbeater.

 Exemples de Galaxy Zoo (200 000 contributeurs, qui ont réussi à identifier de nouvelles galaxies), ou de Kasparov Against the World (des milliers d’amateurs collaborant en ligne ont réussi à défier G. Kasparov qui a « joué le jeu le plus difficile de sa carrière ») cf Reinventing discovery, the new era of networked science, Michael Nielsen, 2012.

 www.cri-paris.org/en/accueil-cri/education-x.0/francois-taddei-et-la-nouvelle-science-des-amateurs—internetactu-30.11.2011.html

 En 2010, la France a été classée 24e sur 27 pays de l’UE quant à la maîtrise de l’outil numérique en milieu scolaire, et 16e pour l’administration numérique, alors qu’elle était 6e en 2009 (source : Verdier et Colin).