Majeure 31. Agir Urbain

Multiplicité interstitielle

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Les interstices représentent ce qui résiste encore dans les métropoles, ce qui résiste aux emprises réglementaires et à l’homogénéisation. Ils constituent en quelque sorte la réserve de « disponibilité » de la ville. Du fait de leur statut provisoire et incertain, les interstices laissent deviner ou entrevoir un autre processus de fabrication de la ville, ouvert et collaboratif, réactif et transversal. C’est effectivement sur ce plan-là, à la fois méthodologique et formatif, politique et heuristique, que se vérifie l’importance de l’expérience interstitielle[1].

De l’intérieur et par l’intérieur

L’interstice desserre les contraintes. Mais cette trajectoire libératrice ne nous exonère pas d’une réflexion sur cette autonomie qui se dessine et sur la forme que nous voulons lui donner. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers le formulent ainsi : « que peut un interstice est une inconnue, à ceci près que la notion d’interstice appelle le pluriel. (…) L’interstice ne donne en effet pas de réponse, mais suscite de nouvelles questions »[2]. L’expérience interstitielle crée ses propres dimensions à partir de ce qu’elle explore et agence. Elle s’indexe essentiellement sur son propre processus : « ce sur quoi il porte et ce pour qui il importe »[3]. L’expérience fait donc retour sur ses initiateurs et les expose à leur propre implication. Pour qui importe-t-elle ? À quoi se destine-t-elle ? Ce rapport critique que l’expérience entretient avec elle-même n’est pas principalement déterminé par une instance extérieure qui lui fixerait un sens (un idéal) ou dont elle devrait se démarquer (une domination). Il tient essentiellement au caractère indécis et ouvert, hétérogène et pluriel des dynamiques qui s’amorcent. Si nous emboîtons le pas à Henri Lefebvre, nous dirons qu’un interstice se déploie à plusieurs niveaux de réalité et que chacun de ces niveaux se détermine par rapport aux autres. Chacun devient en quelque sorte l’expérience critique de l’autre. Ces différents niveaux de réalité s’interpellent réciproquement. L’interstice se constitue à un niveau politique ; il tente de faire rupture avec l’ordonnancement classique de la ville. Mais il affronte également ses propres contraintes quotidiennes : ses rythmes et ses rituels, ses habitudes et ses familiarités. L’expérience interstitielle englobe donc « la critique de l’art par la quotidienneté et la quotidienneté par l’art, celle des sphères politiques par la pratique sociale quotidienne et inversement. Elle comprend aussi, dans un sens analogue, la critique du sommeil et du rêve par l’éveil (et inversement), la critique du réel par l’imaginaire et par le possible, et réciproquement. C’est dire qu’elle commence par établir des rapports dialectiques, des réciprocités et des implications »[4]. L’expérience interstitielle est donc avant tout une mise en questionnement et un questionnement qui se diffracte selon plusieurs points de vue, à différents niveaux de réalité — un questionnement qui procède par l’intérieur et de l’intérieur et qui rend cette expérience fondamentalement indécidable. « Celui qui sait déjà ne peut aller au-delà d’un horizon connu. J’ai voulu que l’expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d’avance[5]. »

Se porter en avant

Une discontinuité, aussi marquée soit-elle, n’est pas assurée de durer. L’impulsion initiale s’estompe. La ligne de rupture devient difficile à tenir. Nombre d’expériences, et parmi les plus créatives et les plus radicales, finissent par rentrer dans l’ordre, par le fait d’une lassitude qui emporte les meilleures volontés ou d’une institutionnalisation qui, insidieusement, assimile et phagocyte le processus expérimental. L’interstice a vécu ; ses perspectives se referment, se restreignent. Il n’existe aucune initiative qui ne soit assimilable, aucun projet qui ne soit récupérable. Rien dans leur définition ou dans leur constitution ne saurait les protéger. Seul leur mouvement d’autonomisation, leur ingéniosité et leur intelligence des situations leur permettent de résister, seule leur performativité expérientielle et existentielle leur accorde les ressources pour durer. Leur salut ne se trouve ni du côté d’une supposée pureté originaire (le ver était dans le fruit dès l’origine) ni du côté du grand partage qui distingue sans faillir le bon grain de l’ivraie (la trahison était prévisible). Non, rien de tout de cela n’assure le devenir d’une expérience. L’interstice qui a été ouvert ne se maintiendra actif et créatif qu’à condition de se porter en avant et de poursuivre sans relâche son travail de recomposition, qu’à condition de préserver son indéfectible singularité. Mais en cas d’insuccès, les inventeurs d’interstices verront se retourner contre eux les hypercritiques et les dogmatiques qui, au lieu d’analyser le processus de détournement ou d’affaiblissement de l’expérience, préféreront « incriminer ceux qui ont pris l’initiative et lancé l’idée »[6]. L’erreur d’analyse est tragique car le fait qu’une expérience se soit éteinte « ne veut pas dire que pendant un certain temps ce concept ou ce projet n’ont pas été potentiellement actifs »[7]. L’indexation de la critique exclusivement sur le constat d’échec (l’interstice qui se referme, l’expérience qui rentre dans l’ordre, le projet qui a été capté) empêche de re-parcourir le mouvement d’ensemble de l’expérience et interdit de le ressaisir dans toute sa portée et toute sa créativité. Lorsque la réponse ne fait plus de doute, alors le problème, mis en questionnement dans l’expérience et mis en action dans l’interstice, est définitivement relégué à l’arrière plan.

Déplacer le regard, le renverser ou le détourner

Longuement dans ses travaux, Michel de Certeau nous incite à déplacer le regard, à le renverser ou à le détourner. Une société, pour l’auteur de L’Invention du quotidien, se compose de certaines pratiques exorbitées, structurantes et englobantes, bruyantes et spectaculaires, et d’autres pratiques « innombrables, restées “mineures”, toujours là pourtant quoique non organisatrices de discours, et conservant les prémices ou les restes d’hypothèses (…) différentes pour cette société ou pour d’autres »[8]. Si le regard se focalise sur ce qui se présente le plus immédiatement à lui — ce que la réalité lui renvoie de plus abouti et de plus légitime —, alors il restera inaccessible à de nombreuses réalités, encore en devenir, agissant plus silencieusement. La société dont nous parle Michel de Certeau est donc bien une société à ontologies multiples, qui ne saurait se réduire à ses développements les plus visibles et les plus englobants mais qui se compose également d’une multiplicité de devenirs restés à l’état de fragments, à peine ébauchés, mais qui ne demandent qu’à se déployer — une multiplicité de devenirs, certes mineurs ou minoritaires, mais dont il ne faudrait pas sous-estimer la portée constituante. L’interstice représente certainement un des espaces privilégiés où des questions refoulées continuent à se faire entendre, où certaines hypothèses récusées par le modèle dominant affirment leur actualité, où nombre de devenirs minoritaires, entravés, bloqués, prouvent leur vitalité. Les interstices sont là pour nous rappeler que la société ne coïncide jamais parfaitement avec elle-même et que son développement laisse en arrière-plan nombre d’hypothèses non encore investies — des socialités ou des citoyennetés laissées en jachère, authentiquement disponibles, capables de susciter les expérimentations les plus ambitieuses. Souvent les pratiques artistiques remplissent ce rôle de dévoilement ou de révélateur, de déploiement ou de dépliement de ces potentialités accumulées par une société devenue multitude. Par un travail interstitiel, par un mouvement de rupture, par des chemins de traverse, cette multiplicité de devenirs, niés, méprisés, occultés, délaissés, reprend le dessus et impose sa perspective. L’expérience interstitielle représente une occasion privilégiée pour renouer avec ces hypothèses et ces devenirs disqualifiés par l’économie générale de la société, maintenus en lisière de son développement ou ensevelis sous la somme de ses productions marchandes[9].

Un contre-pouvoir constituant

L’interstice agit à la fois de l’intérieur et à l’opposé de ce qu’est la ville et son urbanisme. Il conjugue une puissance antagonique (disjonctive) et une puissance constituante (affirmative). C’est donc un contre-pouvoir qui se détermine au sein même de la réalité à laquelle il s’affronte ; nous pourrions tout aussi bien parler de contre-expérience ou de contre-existence, tant cette forme d’antagonisme s’alimente à des forces « positives ». L’expérience interstitielle nous éloigne de la conception classique des contre-pouvoirs qui tirent leur énergie (et leur raison d’être) du rapport en négatif qu’ils entretiennent avec leur contexte institutionnel. Rien de tel dans le travail interstitiel ; sa force, il la tient des processus qu’il est susceptible d’amorcer. Sa montée en puissance se réalise et se module en fonction de l’intensité (vécue, éprouvée) de ses créations et de ses expérimentations. L’expérience interstitielle est une forme de radicalité et de subversion essentiellement « positive », directement indexée sur la dynamique qu’elle est capable d’impulser. Sa faculté d’opposition et de contradiction ne lui parvient pas du dehors (en tant que reflet inversé de la réalité dominante) mais se construit peu à peu, sous la forme de coopérations et d’alliances d’acteurs, par l’intensification des agencements de vie (partage, rencontre), grâce à la coexistence de multiples singularités… L’interstice déchire l’image élogieuse, esthétisée ou performante que la ville se donne d’elle-même et ouvre des perspectives pour tout ce que la ville délaisse et désinvestit (les friches) ou pour ce qu’elle ne parvient plus à intégrer (des mobilités transculturelles). Si un autre monde est possible, ce possible se constitue par hybridation, déplacement, détournement, renversement, mais certainement pas par la mise en œuvre d’un idéal ou la mise en programme d’une espérance. À ce titre, l’interstice représente la parfaite métaphore de ce que peut être le mouvement de l’antagonisme et de la contradiction dans la ville postfordiste : un mouvement qui s’affirme au fur et à mesure de ce qu’il expérimente, qui monte en intensité grâce aux modalités de vie et de désir qu’il libère, qui s’oppose à la hauteur de ce qu’il est susceptible d’inventer et de créer.

Une politique des singularités

Chaque expérience interstitielle se fonde sur des intérêts et des désirs à chaque fois très spécifiques. Ce qu’elle initie est difficilement transposable dans un autre contexte. Ce serait un leurre que de penser que les interstices finissent, à l’intérieur d’un milieu urbain, par se rejoindre et se relier naturellement et, de la sorte, par tramer une autre urbanité dans la texture même de la ville. Le processus est certainement plus hasardeux. À la suite de Michael Hardt et Toni Negri, il nous faut bien admettre que de telles expériences ne s’articulent pas entre elles comme pourraient le faire les maillons d’une même chaîne de révolte[10]. Les impulsions, les amorces, les motivations sont certainement similaires. À chaque fois s’affirme la volonté de partager d’autres formes de socialité, se révèle un désir de « commun » et de coopération mais un désir et une volonté qui investissent des perspectives différentes et se déterminent sur des plans là aussi très divers (des plans politiques, esthétiques, intellectuels, sociaux, affectifs…). Cette multiplicité ne forme pas spontanément un ensemble discernable et lisible, en un mot politiquement cohérent. Mais, pour Michael Hardt et Toni Negri, ce que ces expériences perdent en extension et en généralisation, elles le gagnent en intensité. Elles sont faiblement communicables, difficilement transposables. Par contre, chacune d’entre elles atteint, du seul fait de sa dynamique, un fort degré d’expérimentation et de création et une grande intensité dans l’élaboration et l’exploration de ses agencements. Comme le notent les deux auteurs, ces modalités de lutte ou de résistance, faute de parvenir à se prolonger et à se renforcer horizontalement, sont forcées de rebondir à la verticale et d’atteindre immédiatement un haut niveau de créativité, une haute intensité constituante[11]. Ces expériences touchent rapidement à l’essentiel et potentialisent très vite des questions globales, parce qu’elles se définissent par leur caractère authentiquement biopolitique, parce qu’elles se préoccupent de créer de nouvelles formes de communauté et de vie ; à ce titre, elles sont obligées d’affronter des problèmes « absolus », ceux qui touchent à la vie et à l’existence. Ce qui les caractérise, c’est bien leur énergie propre : leur capacité à initier, à embrayer, à amorcer. Les expériences interstitielles sont emblématiques d’une politique des singularités, à savoir une politique qui tire sa force de sa mobilité et de ses intensités, de sa faculté d’expérimentation et de la « qualité » de ses agencements, de son ouverture aux questionnements et de son rapport « banalisé » et immédiat aux problèmes « absolus » (la question du « comment » : comment coopérer, créer, éduquer, penser ? Le problème posé par les formes de vie).

Notes

[ 1] Ce texte est issu d’une recherche portant sur les interstices urbains temporaires, les espaces interculturels en chantier et les lieux de proximité, dans le cadre du programme interdisciplinaire de recherche « Art, architecture et paysages » du ministère de la Culture et du ministère de l’Équipement. Cette recherche a associé Constantin Petcou, Doina Petrescu, François Deck et Kobe Matthys.Retour

[ 2] La Sorcellerie capitaliste. Pratiques du désenvoûtement, La Découverte, 2005, p. 149.Retour

[ 3] Idem, p. 149.Retour

[ 4] Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne 2. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, L’Arche, 1961, p. 25.Retour

[ 5] Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 15.Retour

[ 6] Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne 3. De la modernité au modernisme, Pour une métaphilosophie du quotidien, L’Arche, 1981, p. 105-106.Retour

[ 7] Idem, p. 106.Retour

[ 8] L’Invention du quotidien 1. Arts de faire, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 79.Retour

[ 9] Cf. Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1976, Gallimard-Seuil, 1997, p. 8 et 9.Retour

[ 10] Toni Negri et Michael Hardt, Empire, Exils, 2000, p. 85.Retour

[ 11] Ibid., p. 86.Retour