Mineure 51. Musiques-f(r)ictions

Musiques mineures, musiques pensantes

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La musique pense. Outre l’immédiateté du plaisir qu’elle peut procurer, elle n’est pas seulement un objet d’appréciation sensible. La perspective de l’auditeur qui domine notre perception de la musique constitue un obstacle cognitif. On peut prendre sur elle une autre perspective. Penser la musique en musicien et non en auditeur exige en effet d’entrer dans l’intériorité de la musique, au lieu de la goûter du dehors dans son fauteuil. Une telle connaissance n’est pas strictement technique, musicologique. Une tonique, un accord, un rythme ou une sonorité timbrée ne sont pas de pures formes, mais sont inséparables d’un sens extra-musical qui passe en eux, et qu’ils agencent en musique.
En faisant rendre à la gamme diatonique des notes « bleues » hallucinées, c’est avec l’Occident conquérant et colonial que le Blues lutte, en pliant ses forces sur elles-mêmes. La pensée musicale est d’autant plus vivante qu’elle répond davantage à une nécessité, non seulement psychologique, mais sociale. Nourrie par les pouvoirs (religieux, politiques, économiques, médiatiques) qu’elle sert, la création musicale majoritaire peut bien se complaire dans une abstraction de rigueur et contempler les êtres musicaux à la manière de Pythagore, comme des êtres mathématiques dont l’harmonie n’est pas affectée par les luttes terrestres. Mais il en va autrement des musiques mineures, c’est-à-dire des musiques par lesquelles les minorités étouffées inventent un mode d’expression qui est tout à la fois un mode de vie. Tous les esclaves depuis Spartacus ont appris à se révolter en refondant le fer de leurs chaînes pour se forger des armes ; ainsi le cuivre du saxophone est-il porté à ébullition et travaillé par le souffle des jazzmens, Albert Ayler, Pharoah Sanders, Archie Shepp.
Si la musique pense, elle pense musicalement. Elle n’a pas besoin pour cela des ressources extrinsèques du texte ou du discours qui la surcode. C’est une pathologie de la musique institutionnalisée que d’être absorbée dans un commentaire infini. Au contraire, la voix de Billie Holiday pense d’abord en tant que voix et non essentiellement par les mots qu’elle chante. Par son grain, elle pense en affects la même réalité sociale que l’on peut penser en concepts. Les musiques mineures sont ontologiquement politiques, c’est-à-dire par ce qu’elles sont, du fait même qu’elles existent, et non pas d’abord par ce qu’elles disent ou par ce qu’on leur fait dire dans le métalangage qui les dématérialise.
Le présent dossier se veut un hommage à ces musiques mineures, plurielles et inassimilables. De telles musiques sont indissolublement politiques et pensantes. Elles sont politiques précisément dans la mesure où elles pensent. Si le pouvoir qui l’investit transforme la musique en objet de plaisir ou de contemplation désintéressée, c’est précisément parce qu’il a tactiquement besoin que les gens ne pensent pas. En ce sens, l’hommage ne peut consister qu’à penser avec ces musiques vivantes. Les contre-fictions imaginées par le free-jazz des années 60 (Sun Ra, Anthony Braxton) constituent bien sûr un prototype de pensée musicale. Ces fictions n’appartiennent pas seulement à l’histoire mythique du jazz, ce sont des œuvres actives d’imagination qui se perpétuent aujourd’hui dans des hétérotopies urbaines, comme à New-York au coin de l’avenue C et de la 2e Rue. Mais ce dossier a pour but de tracer une ligne volcanique qui puisse relier ce modèle à d’autres formes aussi extrêmes d’engagement musical (notamment le punk hardcore ou le rock dit « industriel »), dans une sorte de généalogie barbare.

Dossier coordonné par Frédéric Bisson & Pascal Houba