Mineure 55. Nouvelles énonciations collectives

Nouvelles énonciations collectives ?

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Quoi de commun entre les participants du dernier Forum Social Mondial de Tunis, les activistes d’un collectif belge de défense des sans-papiers, les praticiens de la démocratie réelle réunis à la Puerta del Sol de Madrid et les hurluberlus que nous rencontrons parfois dans nos rues (ou sur nos réseaux sociaux) revêtus de costumes d’animaux à fourrure ? Un même désir et un même besoin de passer par des formes d’énonciations collectives pour pouvoir se faire une place dans un monde que ces énonciations appellent à transformer.

La question commune que se posent les quatre études réunies dans cette mineure est apparemment très simple : comment un nous peut-il émerger d’une multiplicité de je ? De nombreux sociologues ont caractérisé notre époque par un état d’individualisation exacerbé, d’atomisation du social, de dissolution inquiétante des attachements, et de liquéfaction dramatique des relations. Les observations sur lesquelles ils s’appuient peuvent néanmoins être revisitées.

Nous ne serions pas ce que nous sommes, en tant qu’individus, si un constant tramage de gestes et de biens communs n’entretenait le tissu de nos vies individuelles. Les nouvelles cultures numériques ne sont pas uniquement un facteur d’isolation de chacun(e) derrière son écran d’ordinateur, elles appellent aussi à l’échange, à la production commune. La désaffection « des jeunes » envers « la politique » ne signifie pas qu’ils sont complètement absorbés par les joies de la consommation et le remboursement de leur dette, mais que l’observation attentive des comportements de leurs « représentants » les en dégoûte.

L’étude de Mathieu Rousselin sur les modes de participation au Forum Social Mondial de Tunis en 2013 met en lumière le cas, à la fois très particulier et très révélateur, ainsi que très encourageant, d’une communauté éparpillée aux quatre coins du globe qui ne se sédentarise que pour quelques jours, mais qui entretient une multiplicité de niveaux et de modalités d’expressions collectives. Si sa « base territoriale matérielle » est épisodique, elle repose sur une « base territoriale immatérielle », rendue possible par l’Internet, qui lui assure une certaine continuité, à la fois spatiale et temporelle. Même si les connexions entre les activistes tunisiens et leurs éphémères visiteurs internationaux ne se font qu’avec difficultés, ce sont bien les premiers linéaments d’une parole collective transnationale et transculturelle qu’expérimentent ces forums sociaux en frayant les voies et les voix d’alternatives globales et locales au capitalisme.

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La principale difficulté sur laquelle bute le fait de parler ensemble n’est toutefois pas tant de se retrouver sur un même forum – agora ou réseau social – que d’arriver à se mettre d’accord sur des engagements concrets. C’est ce qu’étudie Youri Lou Vertongen avec son analyse micro-politique des prises de décision observées dans les assemblées générales d’un collectif de défense des sans-papiers. Dans des milieux activistes à tradition fortement scissipare, comment éviter que les initiatives spontanéistes des uns n’exaspèrent les prudences procédurières des autres ? Un nous ne peut émerger, à travers les différences de sensibilités et les divergences de tactiques, que dans la mesure où certaines formes d’énonciations et d’écoutes permettent de faire une place au dissensus, de lui reconnaître une nécessité dynamique, qui nourrira la force du collectif.

À une échelle bien supérieure, ce sont aussi les procédures d’intégration des voix divergentes dans des prises de décisions communes qu’essaie de classifier et de reconfigurer l’article d’Albano Cordeiro. Partant de la revendication d’une « démocratie réelle » exprimée et incarnée par les occupants de la Puerta del Sol de Madrid, il passe en revue les différents mécanismes dont disposent à ce jour les modes de consultation se réclamant de la démocratie (représentative, participative, liquide, voire par tirage au sort). Comment une multitude de voix forcément divergentes peuvent-elles se retrouver dans la voix, forcément unique, qui énoncera une décision collectivement prise au nom du bien commun ? Comment ne pas mutiler la richesse d’une voix énonciatrice d’idées en la réduisant à la pauvreté d’un simple suffrage ? Par quels dispositifs très concrets éviter que la parole décisionnelle du nous ne soit fondée sur l’étouffement des je dont elle se réclame ?

Ces trois études tournent en réalité autour d’une même question : comment concilier les besoins pratiques de fluidité d’une énonciation collective capable d’actions communes avec le trouble inhérent à une pluralité d’intérêts, de sensibilités et de points de vue ? C’est un cas très particulier de communauté et de trouble que présente la dernière étude réunie dans ce dossier : le monde diffus, énigmatique, élusif et déstabilisant du Furry Fandom. De quelques centaines à, désormais, quelques dizaines de milliers d’humains font mine de se prendre pour de mignons petits animaux à fourrure. Ils s’habillent en costumes de lapins ou de chats, s’affublent de queues traînantes, s’exilent de l’espèce humaine dans Second Life, bien entendu, mais aussi dans des conventions internationales et dans des cortèges de rue se réclamant de la Furry Pride. Quentin Julien a étudié la façon dont l’énonciation collective rendue possible par Internet leur a permis de faire communauté, malgré leur extrême dissémination qui les aurait empêchés d’atteindre une masse critique de coagulation communautaire avant l’avènement du numérique. Il suggère aussi que cette énonciation collective produit des effets de dissensus, d’incompréhension, d’inconfort chez ceux qui les observent de l’extérieur – auprès de qui ils introduisent un « trouble dans l’espèce » interprétable par analogie avec le « trouble dans le genre » introduit par les revendications queer. Et si la sous-culture de ces humains déguisés en animaux inventait une politique de l’effacement ? Et si cette forme-limite d’énonciation collective esquissait une ligne de fuite où la non-existence serait à entendre comme une subversion désarmant les présupposés oppressifs tapis dans nos conceptions communes de l’activisme politique ?

En nous aidant à entendre et à comprendre comment nous parlons, comment la constitution même de ce nous est fragile, problématique, troublée, troublante et improbable, cette mineure en appelle à de nouvelles recherches ainsi qu’à de nouvelles pratiques, dont notre parler-ensemble sera à la fois l’objet énigmatique et le résultat prometteur.

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