Qu’est-ce que le sécularisme?

Quel lien existe-t-il entre la catégorie épistémique du séculier et le sécularisme comme doctrine politique[1] ? Peuvent-ils faire l’objet d’une enquête anthropologique ? À quoi pourrait ressembler une anthropologie du sécularisme[2] ?

La prépondérance actuelle des mouvements religieux dans le monde et le torrent de commentaires qu’en ont fait les universitaires et les journalistes a rendu évident un fait : que la religion n’était en aucune façon en train de disparaître du monde moderne. Le « retour de la religion » a été accueilli par beaucoup comme un moyen de suppléer au manque de ce qu’ils considèrent comme une dimension morale nécessaire aux politiques séculières et aux problèmes environnementaux. Elle a été considérée avec inquiétude par d’autres comme un symptôme de la recrudescence de l’irrationalité et de l’intolérance dans la vie quotidienne. La question du sécularisme a émergé comme un objet d’argumentations académiques et de débats pratiques. Si rien n’y fait objet de consensus, c’est qu’un récit spontané du progrès du religieux vers le séculier n’est plus acceptable. Mais doit-on en conclure que le sécularisme ne soit pas universellement valable ?

Le sécularisme comme doctrine politique est apparu dans l’Euro-Amérique. Il est aisé de le penser comme l’exigence de la séparation des institutions séculières du gouvernement et de la religion, mais il ne s’y réduit pas. Présentés abstraitement, des exemples de cette séparation peuvent être trouvés dans la chrétienté médiévale ou dans les empires islamiques et sans aucun doute ailleurs également. Ce qui caractérise le « sécularisme » réside dans le fait qu’il présuppose de nouveaux concepts de la « religion », de l’« éthique » et de la « politique », et de nouveaux impératifs associés à eux. Nombre de personnes ont pris conscience de cette nouveauté et y ont réagi de différentes manières. Ainsi, les opposants au sécularisme au Moyen-Orient et ailleurs l’ont rejeté comme étant spécifique à l’Occident, lorsque ses avocats ont soutenu que son origine particulière ne diminuait pas sa pertinence actuelle à l’échelle mondiale. L’éminent philosophe Charles Taylor fait partie de ceux qui affirment qu’en dépit du fait que le sécularisme ait émergé en réponse aux problèmes de la société chrétienne occidentale dans les débuts de la modernité – à commencer par les guerres de religions dévastatrices – il est néanmoins applicable à toutes les sociétés non-chrétiennes qui sont devenues modernes. Cet argument élégant et séduisant, énoncé par un philosophe social éminemment influent, requiert l’attention de toute personne qui s’intéresse à cette question[3].

Taylor tient pour acquis le fait que l’émergence du sécularisme soit intimement liée à l’apparition de l’État-nation moderne et il identifie deux façons dont le sécularisme l’a légitimé. Premièrement, il y eut la tentative de trouver le plus petit dénominateur commun parmi les doctrines des sectes religieuses en conflit, et deuxièmement, la tentative de définir une éthique politique détachée de toute conviction religieuse. C’est ce dernier modèle qui est applicable à travers le monde aujourd’hui mais seulement après que nous l’ayons adapté à l’idée rawlsienne du consensus par recoupement qui procède de l’hypothèse selon laquelle il ne peut y avoir aucun fondement universellement accepté, séculier ou religieux, des principes politiques acceptés dans une société moderne et hétérogène. Taylor est d’accord avec Rawls sur le fait que l’éthique politique se trouvera intégrée dans une conception ou une autre du bien, mais il affirme, contre Rawls, que les conceptions d’arrière-plan et les principes politiques de premier plan n’ont pas à être si reliés les uns aux autres que ne le soutient ce dernier. Ce modèle du sécularisme n’est pas seulement séduisant intellectuellement, il est aussi, selon Taylor, un modèle dont l’État moderne démocratique ne peut se passer.

Taylor apprécie l’idée de Benedict Anderson selon laquelle la nation moderne est une « communauté imaginée » parce qu’elle lui permet de souligner deux caractéristiques de l’imaginaire moderne qui appartiennent à la société moderne. Ces caractéristiques sont ; premièrement, le caractère horizontal et immédiatement accessible de la société moderne ; et, deuxièmement, son fondement dans le temps séculier et homogène. L’accès immédiat est reflété à travers plusieurs développements : l’apparition de la sphère publique (le droit de tous à participer à des discussions d’ampleur nationale), l’extension du principe du marché (tout contrat est passé entre des égaux légaux), et l’émergence de la citoyenneté (fondé sur le principe de l’individualisme). Outre l’idée d’une société accessible immédiatement, le temps homogène est un prérequis pour imaginer la totalité des vies individuelles qui comprennent une communauté (nationale) dans laquelle il n’y a pas de personnes ou d’événements privilégiés, et par conséquent aucune intercession. Cela rend les sources de la légitimité politique dans l’État moderne, immédiatement accessible et temporellement homogène, radicalement différentes des sources de légitimation d’un État médiatisé, temporellement et politiquement, par la tradition. « Les despotismes traditionnels pouvaient seulement exiger du peuple qu’il demeure passif et obéisse aux lois », écrit Taylor. « Une démocratie, antique ou moderne, doit lui demander davantage. Elle requiert de ses membres une motivation à faire les contributions nécessaires : pécuniaire (à travers les taxes), de sang parfois (dans la guerre), et toujours un certain degré de participation dans le processus de gouvernance. Une société libre doit substituer un certain degré d’auto-détermination à la contrainte despotique. Lorsque cela échoue, le système est en danger[4]. »

Cette description est-elle convaincante ? Des doutes peuvent être formulés à cet endroit. Le paiement d’impôts et l’engagement dans l’armée ne dépendent-ils pas de la contrainte de l’État plutôt que de l’auto-détermination individuelle ? « Quelque degré » de participation dans le gouvernement (par quoi Taylor entend participer aux élections une fois tous les 3 ou 4 ans) se réfère explicitement à une mesure statistique de l’ensemble de la population et non à une mesure de combien est forte la motivation individuelle. Il dépend par conséquent de la capacité politique avec laquelle des nombres conséquents de personnes sont maîtrisées – impliquant l’organisation et le financement de campagnes électorales – plutôt que d’une éthique de l’autodiscipline individuelle. Je voudrais suggérer que la caractéristique distinctive de la gouvernance libérale moderne n’est ni la contrainte (force) ni la négociation (consentement) mais le pouvoir étatique qui utilise l’« autodiscipline » et la « participation », la « loi » et l’« économie », en tant qu’éléments d’une stratégie politique. En dépit de la référence à la « démocratie antique ou moderne », qui suggère une comparabilité des situations politiques, les problèmes et les ressources de la société moderne sont totalement différentes de ceux d’une « polis » grecque. En effet, il est possible de dire que l’affirmation de Taylor concernant la participation n’est pas la façon dont la plupart des individus des populations administrées dans un État moderne justifient le fait d’être gouvernés. Elle constitue la façon dont les portes paroles idéologiques théorisent la « légitimité politique ». Si le système est en danger, ce n’est pas en raison d’une absence d’auto-détermination de la part des citoyens. La plupart des politiciens sont conscients du fait que « le système est en danger » lorsque la population générale cesse de jouir d’une quelconque sensation de prospérité, lorsque le régime est vu comme étant totalement insensible aux gouvernés et lorsque les appareils de sécurité étatiques sont grossièrement inefficaces. Les techniques de contrôle et une économie qui évite de décevoir trop gravement une trop grande partie de la population sont plus importants que l’autodiscipline à titre de facteur indépendant.

Dans les démocraties libérales actuelles, l’on peut faire grand cas de la thèse selon laquelle il y a de moins en moins de lien direct entre l’électorat et leurs représentants parlementaires, que ces derniers sont de moins en moins représentatifs des intérêts, des identités et des aspirations socio-économiques, d’un électorat culturellement différencié et économiquement polarisé. Et l’absence d’un reflet immédiat du citoyen dans sa représentation politique n’est pas compensée par les différentes institutions extra-parlementaires reliées au gouvernement. Au contraire, l’influence des groupes de pression sur les décisions gouvernementales est très souvent bien plus importante qu’elle ne devrait l’être au vu de la proportion d’électeurs dont ils promeuvent directement les intérêts (par exemple, l’Union des fermiers en Grande Bretagne ; AIPAC et le lobby du pétrole aux USA). Les sondages d’opinion, qui contrôlent perpétuellement les visions collectives fragiles des citoyens, maintiennent le gouvernement informé du sentiment public entre les élections, et lui permet d’anticiper ou d’influencer l’opinion indépendamment du mandat électoral. En définitive, les médias de masse, de plus en plus détenus par des conglomérats et coopérants avec l’État, déterminent les réactions politiques du public et sa perception de la sûreté et de la menace. En outre et de façon cruciale, notre société n’est pas une société immédiatement accessible[5]. Il n’existe aucun espace dans lequel tous les citoyens peuvent négocier librement et également les uns avec les autres. L’existence de la négociation dans la vie publique est réservée à des élites telles que des chefs de parti, des administrateurs de la bureaucratie, des législateurs parlementaires et des chefs d’entreprise. Le citoyen ordinaire ne participe pas au processus de formulation des options politiques comme le font ces élites – sa participation à des élections périodiques ne garantit même pas que les politiques votées seront respectées.

La nation moderne comme communauté imaginée est toujours déterminée à travers des images construites. Lorsque Taylor affirme que la démocratie moderne doit acquérir une quantité salutaire de sentiment nationaliste[6], il fait référence au medium national – incluant l’éducation nationale – qui a pour fonction de le cultiver. Car les médias ne sont pas seulement les moyens par le biais desquels les individus imaginent simultanément leur communauté nationale ; ils déterminent cette imagination, construisent les sensibilités qui la sous-tendent[7]. Lorsque Taylor dit que l’État moderne doit faire de la citoyenneté le principe premier de l’identité, il se réfère à la façon dont il doit transcender les identités différentes construites sur la classe, le genre, et la religion, remplaçant les perspectives conflictuelles par une expérience unificatrice. En un sens important, cette médiation transcendante est le sécularisme. Le sécularisme n’est pas simplement une réponse intellectuelle à une question concernant une paix sociale durable et la tolérance. C’est une promulgation par le biais de laquelle un medium politique (la représentation de la citoyenneté) redéfinit et transcende des pratiques particulières et créatrices de différences identitaires qui sont exprimées à travers la classe, le genre et la religion. Par contraste, le processus de médiation à l’œuvre dans les sociétés « pré-modernes » comprend des façons d’arbitrer des identités locales sans viser une transcendance.

En voilà assez pour les questions d’espace dans la société moderne séculière et pour l’absence présumée de hiérarchies et la possibilité supposée de compter sur la solidarité horizontale. Qu’en est-il du temps ? Ici aussi, la réalité est plus complexe que ne le suggère le modèle de Taylor. Le temps homogène des bureaucraties étatiques et des questions de marchés est évidemment décisif pour les calculs de l’économie politique moderne. Il autorise la vitesse et la direction à être représentés de façon précise. Mais il y existe d’autres temporalités – médiates et immédiates, réversibles et irréversibles – par lesquelles les individus vivent dans une société hétérogène et par lesquelles leurs réponses politiques sont donc constituées.

En bref, le présupposé selon lequel la démocratie libérale conduirait à une société immédiatement accessible me semble critiquable. Les formes de médiation caractéristiques de la société moderne diffèrent certainement des formes chrétiennes et islamiques médiévales. Cependant, la simple absence de la « religion » dans la vie publique de l’État-nation moderne n’est pas ce qui est en cause dans l’explication de cette différence. Car, même entre les pays modernes et séculiers, le statut de la religion varie. Ainsi, bien qu’en France l’État hyper-centralisé et ses citoyens soient laïcs, en Grande Bretagne, l’État est lié à l’Église établie et ses habitants sont majoritairement non-religieux, et, en Amérique, la population est largement religieuse mais l’État fédéral est séculier. La « religion » a toujours été publiquement présente en Amérique et en Grande Bretagne. Dès lors, même si les sécularismes de ces trois pays ont beaucoup en commun, le lien construit par ces imaginaires modernes diffère de manière significative. La notion de tolérance entre des groupes définis de façon religieuse est différemment imposée en chacun d’eux. Les représentations de l’appartenance à la nation et de l’accès à l’État au sein des minorités religieuses sont différentes dans les trois pays.

Dès lors, qu’apporte l’idée d’un consensus par recoupement au sécularisme ? Charles Taylor affirme que, dans une société religieusement diversifiée, elle permet aux personnes d’avoir différentes raisons de souscrire à l’éthique laïque autonome (même si ces raisons s’excluent mutuellement). Par exemple, le droit à la vie peut être justifié par des raisons séculières ou religieuses – ces dernières pouvant appartenir à des traditions différentes. Cela signifie que les désaccords politiques seront continus, qu’ils ne pourront être résolus de façon autoritaire, et que les résolutions temporaires devront dépendre d’un compromis négocié. Mais étant donné le fait qu’il y aura des querelles à propos de ce que l’on doit considérer comme des principes politiques fondamentaux et des justifications secondaires de ceux-ci, comment pourront-elles être résolues ? Taylor répond : par la persuasion et la négociation. Il y a certainement une impulsion généreuse derrière cette réponse. Cependant, l’État-nation n’est pas un acteur généreux et son droit ne cherche pas à persuader. Considérons ce qui arrive lorsque les parties d’un litige refusent de faire un compromis concernant ce qui, pour elles, est une question de principe (un principe qui détermine l’agir et l’être et non un principe qui est justifiable par des professions de foi.) Si les citoyens ne sont pas « raisonnés » sur une question qui est considérée comme importante nationalement par le gouvernement et la majorité qui le soutient, la menace d’une action légale (avec la violence qu’elle comporte) peut être utilisée. Dans ce cas, la négociation équivaut simplement à l’échange de concessions inégales dans des situations au sein desquelles le parti le plus faible n’a pas le choix[8]. Qu’arrive-t-il, demande le citoyen, aux principes d’égalité et de liberté dans l’imaginaire séculier moderne lorsqu’ils sont sujets aux nécessités de la loi ? Il semble alors que même si l’on peut choisir son bonheur, on ne peut pas toujours identifier ses malheurs.

Autrement dit : lorsque l’État cherche à établir et à défendre des « principes politiques fondamentaux », lorsque ses tribunaux imposent une distinction particulière entre des « principes fondamentaux » et des « justifications secondaires » (parce que la loi agit toujours par la violence), cela peut ajouter à une désaffection accumulée. Le sécularisme peut-il, dès lors, garantir la paix qu’il a supposément assurée dans les débuts de l’histoire de l’Euro-Amérique, en remplaçant la violence des guerres religieuses par la violence des guerres nationales et coloniales ? Le problème concernant le sécularisme, saisi en tant que doctrine de la guerre et de la paix dans le monde, n’est pas le fait qu’il soit européen (et donc étranger à ce qui n’est pas occidental), mais le fait qu’il soit intimement lié à l’avènement d’un système d’États-nations capitalistes, mutuellement suspicieux les uns envers les autres et violemment inégaux en pouvoir et en prospérité, chacun possédant une personnalité collective qui est différemment constituée et donc différemment sécurisée et mise en danger.

Un certain nombre d’historiens ont remarqué une tendance des porte-parole de la nation américaine à la définir comme « bonne » par opposition à ses ennemis « diaboliques » intérieurs et extérieurs , tendance qui a tragiquement refait surface depuis la tragédie du 11 septembre. « C’est un point de vue qui s’enracine dans deux traditions américaines distinctes », affirme Eric Foner, historien à l’Université de Columbia. « Les racines religieuses du pays et le niveau élevé que connaît encore la foi religieuse rendent les Américains plus enclins à voir leurs ennemis pas seulement comme des opposants mais aussi comme diaboliques. La croyance selon laquelle l’Amérique constitue le dernier et le meilleur espoir de la liberté dans le monde s’y joint. Ainsi, ceux qui s’opposent à l’Amérique deviennent les ennemis de la liberté[9]. » La tendance à accuser le désaccord public de trahison et d’assujettir à la répression légale un certain nombre de groupes immigrés appartient, selon ces historiens, au même paradigme. Les historiens en question ont retracé la persistance de ce modèle du nationalisme américain (dans lequel la différence interne, particulièrement lorsqu’elle est identifiée comme « étrangère », devient la cible de l’intolérance) de la fin du XVIIIe siècle – c’est-à-dire depuis le moment de la fondation de la République – jusqu’à aujourd’hui. Cette histoire doit-elle être comprise en lien avec ses origines religieuses ? Pourtant, au XXe siècle, la rhétorique politique et les mesures répressives ont été dirigées contre des opposants séculiers, réels ou imaginaires. Indépendamment de ses racines religieuses et de la religiosité contemporaine que les historiens invoquent comme explication de ce modèle, l’Amérique possède – comme l’observe à juste titre Taylor – un modèle de constitution séculier. Mon argument est que, quelle que soit la cause des diverses explosions d’intolérance dans l’histoire américaine – si compréhensibles puissent-elles être – elles sont entièrement compatibles (et en réalité interconnectées) avec le sécularisme d’une société extrêmement moderne. Ainsi, il semble qu’il n’y ait pas eu l’ombre d’un débat public durable au sujet du sens à donner à la tragédie du 11 Septembre dans un monde dominé par des superpuissances. Les médias se sont, dans l’ensemble, cantonnés à deux sortes de questions : d’une part, les exigences de la sécurité nationale et le danger de « la guerre contre le terrorisme » pour les libertés civiques et, d’autre part, la responsabilité de l’islam comme religion et des peuples arabes dans les actes de terreur. (Un certain nombre d’articles intelligents sur la tragédie de septembre ont été publiés, mais ils ne semblent pas avoir affecté le discours intellectuel dominant.) Cette absence de débat public dans une société libérale démocratique doit être expliquée par les représentations communes qui définissent sa personnalité nationale et identifient les discours qui semblent la menacer.

Un autre exemple instructif est l’Inde, un pays qui possède une constitution séculière et un nombre impressionnant d’institutions libérales démocratiques qui fonctionnent, peut-être les plus impressionnantes du tiers-monde. Pourtant, en Inde, les « insurrections communautaires » (entre les hindous et les autres minorités – musulmans, chrétiens et « intouchables ») ont fréquemment eu lieu dès l’Indépendance de 1947. Comme Partha Chaterjee et d’autres l’ont montré, la personnalité de la nation qui est publiquement reconnue comme telle est puissamment déterminée par des représentations d’un hindouisme de caste supérieure reconstitué. Ceux qui ne correspondent pas à cette personnalité sont inévitablement définis comme des minorités religieuses. Cela a souvent situé les « minorités religieuses » dans une position défensive[10]. Un État séculier ne garantit pas la tolérance ; il met en jeu différentes formes d’ambitions et de peurs. Le droit ne cherche jamais à éliminer la violence puisque son objet est toujours de réguler la violence.

 

Religion : une catégorie construite

Si le sécularisme comme doctrine requiert une distinction entre raison privée et principe public, il exige aussi la circonscription de la « religion » au sein de la raison privée par le « séculier ». La raison privée n’est pas la même chose que l’espace privé ; c’est le droit à la différence, l’immunité à l’égard de la puissance de la raison publique. Ainsi les problèmes pratiques et théoriques sont des façons d’exiger que chacune de ces catégories soient définies. Qu’est-ce qui rend un discours ou une action « religieuse » ou « laïque » ?

Un livre intitulé La Bible conçue pour être lue comme de la littérature, publié en Angleterre avant la seconde guerre mondiale[11], possède un format qui rompt la double colonne traditionnelle et les vers numérotés et qui, à travers la mise en page moderne et la typographie, tend à produire l’effet d’un récit continu avec des ruptures occasionnelles pour des vers de poésie. Comme l’explique l’introduction : « bien qu’une majeure partie de la Bible soit de la poésie, la poésie est imprimée comme de la prose. La prose, de l’autre côté, au lieu d’être imprimée de façon continue, est éclatée à travers de courts « versets », et divisée arbitrairement en « chapitres ». La Bible contient presque tous les genres littéraires traditionnels : la poésie lyrique, dramatique et élégiaque, l’histoire, la fable, le traité philosophique, les collections de proverbes, des lettres, comme des types d’écriture singuliers qui sont appelés les livres prophétiques. Pourtant, ils sont tous présentés à l’impression de l’original comme s’ils avaient la même forme littéraire » (page VII). Le changement de mise en page facilite certainement une lecture de la Bible en tant que « littérature ». Mais comme le passage cité le reconnaît implicitement, « littérature » a un sens ambigu – étant à la fois de l’« art », « des textes qui traitent d’un sujet donné », et simplement « des choses imprimées ».

Si la Bible est lue comme de l’art (que ce soit en tant que poésie, mythe ou philosophie), c’est parce qu’un développement historique complexe de disciplines et de sensibilités l’a rendu possible. D’où le fait que la protestation de l’introduction selon laquelle une lecture littéraire n’est pas un dénigrement de son statut sacré (« Et en réalité, faire une division rigide entre le sacré et le séculier est certainement appauvrir les deux ») soit en soi une expression séculière de la malléabilité du texte. Un athée ne le lira pas comme le ferait un chrétien. Le texte est-il, dès lors, essentiellement « religieux » parce qu’il a trait à un surnaturel auquel croit le chrétien – qu’il soit un texte révélé par Dieu ou un récit vrai d’inspiration divine ? Ou est-il réellement de la « littérature » parce qu’il peut être lu par l’athée comme une œuvre d’art humaine ? Le texte ne serait-il aucune de ces deux choses en soi mais seulement appréhendé à travers une lecture qui est soit religieuse, soit littéraire – ou peut-être les deux en même temps comme pour le chrétien moderne ? C’est que, depuis les deux ou trois derniers siècles, il est devenu possible d’apporter un nouveau concept de littérature au secours des sensibilités religieuses. Toutefois, à moins que quelqu’un ne décide de la question de façon définitive, il ne peut y avoir aucune allégation autorisée de ce qui appartient à la raison privée et de ce qui appartient à « une éthique politique indépendante de la croyance religieuse » (une éthique publique dont on dit que l’on y souscrit pour des raisons privées diverses – qui deviennent pour cette raison un peu plus que des rationalisations).

Je poursuivrais brièvement ce point en référence aux descriptions à l’œuvre dans nos médias et chez beaucoup de nos intellectuels publics, comme « les racines islamiques de la violence » – notamment depuis septembre 2001. La religion a longtemps été considérée comme une source de violence[12], et (pour des raisons idéologiques) l’islam a été représenté dans l’Occident moderne comme l’étant tout particulièrement (indiscipliné, arbitraire, singulièrement oppressif). Les experts de l’« islam », du « monde moderne » et de « philosophie politique » ont encore donné des leçons au monde musulman en raison de son incapacité à embrasser le sécularisme, à entrer dans la modernité et à rompre le lien avec ses racines violentes. Un peu de réflexion montrerait que la violence n’a pas besoin d’être justifiée par le Coran ou par aucun autre texte. Lorsque le général Ali Haidar de Syrie, sous les ordres du président laïc Hafez al-Assad, a massacré 30 000 à 40 000 civils dans la ville rebelle de Hama en 1982, il n’a pas invoqué le Coran – ni Saddam Hussein lorsqu’il gaza des milliers de Kurdes et massacra la population chiite du Sud de l’Irak. Ariel Sharon et ses assassinats indiscriminés, ses actes de terreur sur les civils palestiniens n’ont pas invoqué, jusqu’à preuve du contraire, des passages de la Torah comme la destruction de toute chose vivante à Jéricho par Joshua[13]. Aucun autre gouvernement (et groupe rebelle), qu’il soit occidental ou non, n’a eu besoin de justifier son usage généralisé de la cruauté à l’encontre de civils en appelant à l’autorité des écritures sacrées. Il est possible qu’ils le fassent dans certains cas car cela leur semble juste – ou bien opportun. Mais cela est très différent que de dire qu’ils y sont contraints. L’on doit rappeler le fait banal que d’innombrables musulmans, juifs et chrétiens pieux lisent leurs écritures sans être saisi du besoin de tuer des infidèles. Mon argument est simplement que la façon dont les gens entrent en lien avec des textes aussi complexes et multiples, les traduisant, montrant leur importance, est une chose complexe qui implique des disciplines et des traditions de lecture, des coutumes et des tempéraments personnels, ainsi que des revendications de situations sociales déterminées.

Le discours actuel concernant les racines du « terrorisme islamique » au sein des textes islamiques contient deux présuppositions singulières : a) que le texte coranique forcera les musulmans d’être guidés par lui et b) que les chrétiens et les juifs sont libres d’interpréter la Bible comme ils le veulent. Pour aucune raison légitime, ses présupposés affirment des positions contradictoires entre le texte et le lecteur. D’une part, le texte religieux est tenu pour déterminé, ayant un sens fixe et ayant le pouvoir de produire des croyances déterminées (qui donnent enfin lieu à un comportement déterminé) parmi ceux qui y sont exposés ; les lecteurs sont alors rendus passifs. D’autre part, le lecteur religieux est considéré comme étant activement engagé dans la construction du sens des textes en accord avec des circonstances sociales changeantes ; dès lors, ce sont les textes qui sont rendus passifs. Ces présupposés contradictoires quant à la puissance d’agir (agency) permettent d’adhérer aux positions défendues par les orientalistes et d’autres sur la religion et la politique en islam. Une qualité magique est attribuée aux textes religieux islamiques en tant qu’ils sont décrits comme étant à la fois essentiellement univoques (leur sens ne peut faire l’objet de débat, comme le disent justement les « fondamentalistes ») et contagieux (à l’exception de l’orientaliste qui est, heureusement pour lui, immunisé eu égard à leur dangereux pouvoir.) En réalité, dans l’islam comme dans le christianisme, il existe une histoire complexe d’interprétations changeantes et la distinction entre le texte divin et ses appréhensions humaines y est reconnue.

Ceux qui pensent que le motif d’une action violente réside dans une « idéologie religieuse » affirment que toute considération pour la souffrance qui en résulte requiert que l’on prône la censure du discours religieux – ou du moins l’interdiction du discours religieux d’entrer le domaine à travers lequel la politique publique est formulée. Mais il n’est pas toujours évident de savoir si c’est la douleur et la souffrance comme telles qui préoccupent le laïciste ou seulement la souffrance et la douleur pouvant être attribuées à la violence religieuse, parce que c’est une douleur que l’imaginaire moderne conçoit comme arbitraire. Déterminer comment un « motif religieux » peut être identifié de façon univoque dans la société moderne n’est pas non plus évident. Un comportement qui avoue sa motivation par le discours religieux est-il ipso facto religieux, ou l’est-il seulement quand il en fait sincèrement l’aveu ? Cependant, la malhonnêteté peut elle-même être une construction du langage religieux. Est-il supposé qu’il existe toujours un motif inconscient à un acte religieux, un motif qui est par conséquent séculier, comme Freud et d’autres l’ont supposé ? Cependant, cela implique la question de savoir comment distinguer le religieux du séculier. En bref, pour identifier un motif (religieux) de la violence, l’on doit disposer d’une théorie des mobiles qui construisent des concepts de caractère et de dispositions, d’intériorité et de visibilité, du pensé et de l’impensé[14]. Dans la société moderne séculière, cela signifie : aussi avoir des théories et des pratiques qui fassent autorité – dans les cours de justice, ou dans le discours hégémonique des médias nationaux, ou dans les forums parlementaires où l’on devine les intentions supposées des amis et ennemis étrangers et où l’on formule les politiques.

Il serait aisé de faire remarquer l’existence des innombrables agents « séculiers » qui ont perpétré des actes d’une grande cruauté. Mais ces tentatives de défendre la « religion » sont moins intéressantes que de se demander ce que l’on fait lorsqu’on attribue la responsabilité de la « violence et de la cruauté » à des agents déterminés. Une réponse possible serait de remarquer que, lorsque la CIA, avec les services secrets pakistanais, a encouragé, armé, entraîné les combattants religieux contre les Soviétiques en Afghanistan, lorsque le gouvernement saoudien a facilité le déplacement de combattants volontaires d’Arabie Saoudite vers l’Afghanistan, nous faisions face à une action avec de multiples agents, un réseau d’acteurs dans un scénario en évolution. Il n’y eut aucun motif unique ou consistant de cette action complexe, en raison des différents désirs et sensibilités des acteurs, et des images d’eux-mêmes impliquées. Mais par-delà la reconnaissance de cette complexité des agents, nous pouvons pousser le questionnement plus loin. Quand cherchons-nous un motif clair ? Lorsque nous identifions un événement inhabituel qui nous semble devoir appeler justification et exonération ; et, ainsi, une responsabilité morale et légale. Comme je l’ai dit plus haut, il existe des théories portant sur la façon dont cette attribution doit être faite (le droit faisant ici office de paradigme), et il est important de les comprendre ainsi que les circonstances dans lesquelles elles sont appliquées dans le monde moderne. En bref, bien que les intentions « religieuses » soient diversement distinguées des intentions « séculières » dans plusieurs traditions, l’identification des intentions comme telles est particulièrement importante pour définir la responsabilité morale et légale – ce que les universitaires considèrent comme intrinsèque à la modernité.

La modernité comme hégémonie occidentale

De nombreux critiques affirment aujourd’hui que la « modernité » (dans laquelle se loge de façon centrale le sécularisme) n’est pas un objet vérifiable[15]. Ils affirment que les sociétés contemporaines sont hétérogènes et fonctionnent par recoupement, qu’elles contiennent des situations, des origines et des valences disparates si ce n’est discordantes, et ainsi de suite. Ma réponse est qu’en un sens, ces critiques ont raison (bien que la valeur heuristique d’une recherche de connexions nécessaires ne doive pas être oubliée) mais que nous n’avons pas seulement à faire à une erreur d’ordre cognitif. Les suppositions quant au caractère unifié de la « modernité » constituent elles-mêmes une part de cette réalité pratique et politique. Elles commandent la façon dont les gens qui s’en revendiquent agissent dans des situations critiques. Ces personnes cherchent à atteindre la « modernité » et attendent des autres (notamment ceux du monde « non-occidental ») qu’ils cherchent aussi à l’atteindre. Ce fait ne disparaît pas lorsqu’on fait remarquer que « l’Occident » n’est pas une totalité unifiée, que de nombreuses personnes en Occident contestent le sécularisme ou l’interprètent de différentes manières, que l’époque moderne en Occident a assisté à l’irruption de nombreuses argumentations et d’une pluralité d’aspirations incompatibles. Bien au contraire, ceux qui se revendiquent de la modernité comme d’un projet le savent déjà. (L’un des aspects du colonialisme moderne est le suivant : bien que l’Occident contienne plusieurs visages chez lui, il n’en présente qu’un seul ailleurs[16].) La question importante, par conséquent, n’est pas de déterminer pourquoi l’idée de « modernité » (ou l’« Occident ») est une mauvaise description, mais pourquoi elle est devenue hégémonique en tant que but politique, quelles sont les conséquences pratiques qui découlent de cette hégémonie et quelles sont les conditions sociales qui les maintiennent.

Il est correct de dire que la « modernité » est un objet qui n’est ni totalement cohérent ni clairement délimité, et que nombre de ses éléments naissent en relation avec les histoires des peuples vivant hors d’Europe. La modernité est un projet – ou plutôt une série de projets interconnectés – que certaines personnes au pouvoir tentent d’accomplir. Le projet vise à institutionnaliser un certain nombre de principes (parfois en conflit, souvent en évolution) : le constitutionnalisme, l’autonomie morale, la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité civique, l’industrie, le consumérisme, le libre marché – et le sécularisme. Ce projet emploie des technologies qui prolifèrent (technologies de production, de guerre, de déplacement, de divertissement, technologies médicales) qui engendrent de nouvelles expériences de l’espace et du temps, de la cruauté et de la santé, de consommation et de savoir. L’idée selon laquelle ces expériences constitueraient un « désenchantement » – impliquant un accès immédiat au réel, un détachement du mythe, de la magie et du sacré – est une caractéristique majeure de l’époque moderne. Elle peut probablement être considérée comme un produit du romantisme du XIXe siècle, en partie lié aux pratiques grandissantes de lecture de fictions littéraires[17] – étant circonscrit par elles et inclus en elles – de façon à ce que des images d’un passé « pré-moderne » acquièrent la propriété d’être enchantées.

Les projets modernes ne se tiennent pas ensemble comme une totalité unifiée, mais ils répondent à des sensibilités, des esthétiques, des moralités distinctes. Il n’est pas toujours évident de savoir ce que les critiques entendent lorsqu’ils revendiquent le fait qu’il n’existe rien qui soit « l’Occident », dans la mesure où sa culture moderne possède des généalogies diverses qui remontent hors d’Europe. Si l’Europe a un « dehors » géographique, n’est-ce pas parce qu’elle présuppose l’idée d’un espace – à la fois cohérent et susceptible d’être subverti – qui permet de localiser l’Occident ? Selon moi, telle n’est pas la meilleure façon d’aborder la question. La modernité n’est pas premièrement une question de connaissance du réel mais d’être-au-monde. Dans la mesure où cela est vrai de toutes les époques, ce qui est caractéristique de la modernité en tant qu’époque historique inclut la modernité en tant que projet politico-économique. Ce qui m’intéresse plus spécifiquement est la tentative de construire des catégories du séculier et du religieux, et de les construire de manière à ce que la vie moderne puisse se déployer et à ce que les peuples non-modernes soient invités à mesurer leur conformité à cette vie moderne. C’est que les représentations du « laïc » et du « religieux » dans les États modernes et modernisateurs déterminent l’identité des peuples, contribuent à constituer leurs sensibilités et à garantir leurs expériences.

Mais existe-t-il une preuve de l’existence d’une chose telle qu’un « projet moderne » ? Dans un article de recension d’une nouvelle édition du Manifeste communiste, le politologue Stephen Holmes a récemment affirmé que « la fin du communisme a signifié l’effondrement de la dernière puissance mondiale officiellement fondée sur la croyance hégélienne en une Histoire avec un H majuscule – croyance largement reprise par le Manifeste. La fin de la guerre froide signifie qu’aucune lutte unique ne couvre le globe[18]. » Pourtant, l’attribution d’une téléologie historique universelle au seul communisme vaincu est moins que convaincante. Omettant de parler les apologistes néo-hégéliens du Nouvel Ordre Mondial tels que Francis Fukuyama, la négligence de Holmes à l’égard de la tentative étasunienne de promouvoir un modèle social unique à travers le monde est troublante. Au cours des 15 dernières années tout particulièrement, les analyses et prescriptions des institutions internationales dominées par les États-Unis (OCDE, FMI, et la Banque Mondiale) ont été étonnamment similaires selon les pays considérés. « Rarement », observe Serge Halimi, « le développement de l’humanité entière avait été ainsi conçu à partir de postulats à ce point identiques et largement inspirés du modèle américain. » Comme le note Halimi, ce modèle n’est pas restreint à des questions de libre-échange et de liberté d’entreprise, mais inclut des dimensions politiques et morales – dont fait éminemment partie la doctrine du sécularisme[19]. Si ce projet n’a pas été entièrement couronné de succès à l’échelle globale – si son résultat est plus souvent source d’instabilité que d’homogénéité – ce n’est certainement pas parce que ceux qui sont en position de faire des décisions déterminantes quant aux affaires du monde rejettent la doctrine d’une destinée unique – une vérité transcendante ? – pour l’ensemble des pays. (Que les opposants à ce projet soient eux-mêmes souvent conduits par des idéologies totalisantes et des attitudes intolérantes est incontestablement vrai. Toutefois, il faut aussi insister sur le fait qu’au lendemain de la tragédie du 11 septembre, mon but n’est pas de « condamner l’Amérique » et de « justifier ses ennemis », mais d’indiquer qu’en tant que seule superpuissance mondiale, la protection de ses intérêts et son engagement envers la « liberté » requiert de l’Amérique qu’elle intervienne globalement et qu’elle contribue à réformer les situations locales conformément à ce qui semble constituer des valeurs universelles. Les situations locales réformées incluent de nouveaux styles de consommation et d’expression. Qu’ils soient mieux décrits comme « librement choisis » ou comme « imposés » est une autre question.)

Nous devrions par conséquent prêter attention aux politiques du progrès national – incluant les politiques du sécularisme – qui découlent du concept multiforme de modernité illustré par l’Occident (et notamment par l’Amérique comme son héraut et son exemple le plus abouti). Mais ne devons-nous pas enquêter sur les politiques qui procèdent du point de vue contraire ? Quelles sont les politiques promues par l’idée selon laquelle le monde n’est pas divisé en monde moderne et non-moderne, occidental et non-occidental ? Quelles conséquences pratiques sont ouvertes ou fermées par l’idée selon laquelle le monde ne possède aucune caractéristique binaire importante mais qu’il est, au contraire, divisé en cultures fragmentées qui se recoupent, en sujets hybrides, en états sociaux qui apparaissent et disparaissent de façon permanente ? Nous devons, pour répondre partiellement à cette question, tenter de déplier les différents présupposés sur lesquels le sécularisme est fondé en tant que vision moderne du monde à l’intérieur du monde. Car c’est précisément le processus par lequel ces oppositions conceptuelles binaires sont établies ou subverties qui nous indique comment les personnes habitent le séculier, comment elles justifient la liberté essentielle et la responsabilité du Moi souverain par opposition aux contraintes imposées à ce Moi par les discours religieux.

 

Vers une anthropologie du sécularisme

C’est une prémisse majeure de cette étude que d’affirmer que la « sécularité » est conceptuellement première par rapport à la doctrine politique du « sécularisme », qu’à travers le temps, une variété de concepts, de pratiques et de sensibilités se sont réunies pour former le « séculier ». (…) En définitive, l’anthropologie comme telle ne peut-elle en rien contribuer à clarifier des questions à propos du sécularisme ? On dit à la plupart des anthropologues que leur discipline est essentiellement définie par une technique de recherche (l’observation participante) effectuée au sein d’un domaine circonscrit, et qu’à ce titre elle s’occupe du particulier, de ce que Clifford Geertz appelle, en suivant le philosophe Gilbert Ryle, la « description précise ». Or, le sécularisme n’est-il pas un concept universel, applicable dans la totalité du monde moderne, susceptible à la fois d’expliquer et d’atténuer le caractère volatile des multiplicités culturelles ?

Selon moi, l’anthropologie est plus qu’une simple méthode, et elle ne devrait pas être identifiée, comme c’est devenu communément le cas, par la direction donnée à une recherche par la notion pseudo-scientifique de « recherche de terrain ». Mary Douglas a une fois proposé que, bien que des traitements conventionnels de l’émergence de l’anthropologie moderne la localisait dans le passage d’une théorisation de cabinet à une recherche de terrain intensive (en invoquant Boas, River et Malinowski), l’histoire réelle était très différente. La conception de l’anthropologie moderne qu’elle favorise commence avec Marcel Mauss, pionnier de l’enquête systématique au sein de concepts culturels (« Préface » à l’édition anglaise de Marcel Mauss, Le Don, Londres, Routledge, 1990, p. X). Douglas elle-même a été une contributrice éminente de cette tradition d’anthropologie. Mais l’analyse conceptuelle comme telle est aussi ancienne que la philosophie. Ce qui distingue en propre l’anthropologie moderne est la comparaison de concepts ou de représentations insérés dans des sociétés différemment situées dans l’espace ou le temps. Ce qu’il y a d’important dans cette analyse comparative n’est pas l’origine de ces concepts (occidental ou non-occidental) mais les formes de vie qui les formulent, les pouvoirs qu’ils réalisent ou qu’ils rendent caduques. Le sécularisme, comme la religion, est un tel concept.

Une anthropologie du sécularisme devrait en outre débuter par une curiosité concernant la doctrine et la pratique du sécularisme, indépendamment de ce qu’elles ont produit, et demanderait : comment les attitudes se rapportant au corps humain (à la souffrance, au dommage physique, à l’affaiblissement et à la mort, à l’intégrité physique, à la croissance corporelle et à la jouissance sexuelle) varient-elles selon les différentes formes de vie ? Sur quelles structures des sens – l’ouïe, la vue, le toucher – reposent ces attitudes ? De quelle manière le droit définit-il et régule-t-il les pratiques et les doctrines à partir du fait qu’elles soient « authentiquement humaines » ? Quels espaces discursifs cette œuvre de définition et de régulation ouvre-t-elle pour la grammaire du « séculier » et du « religieux » ? Comment toutes ces sensibilités, ces attitudes, ces présuppositions et ces comportements se rassemblent-ils pour supporter ou réfuter la doctrine du sécularisme ?

Réussir à formuler de telles questions en détail est plus important pour l’anthropologie que de produire des déclarations précipitées sur les vertus ou les vices du sécularisme.

 

Traduit par Mohamed Amer Meziane

 

[1]     Ce texte est la traduction de l’introduction de l’ouvrage Formations of the Secular : Christianity, Islam, modernity, Standford, Standford University Press, 2003. Cet ouvrage se situe à la croisée des études post-coloniales et de l’anthropologie. Il a eu un impact retentissant dans le monde académique de langue anglaise. Le texte que nous publions a été rédigé à la suite du 11 septembre 2001. Le cœur de l’argument d’Asad est d’affirmer que la laïcité ne se définit pas seulement par le principe de séparation du politique et du religieux mais comme un processus de redéfinition de ce qu’est censé être la « religion ». Ce texte développe une thèse qui a fait l’objet d’un livre précédent, Genealogies of Religion, dans lequel Asad affirmait que le concept de « religion » et la tentative de définir le religieux étaient autant de constructions coloniales datant de l’âge classique. Il tente de montrer que cette tentative de définiton se situe derrière ce que nous nommons sécularisation. N.d.T.

 

[2]     Nous avons choisi de traduire « secularism » par sécularisme et non par « laïcité », « the secular » par « le séculier» et non par « le laïc ». Une telle traduction aurait restreint le sens de ces concepts et la portée des arguments formulés. Le concept de sécularité renvoie, chez Asad, à une forme de vie. Le séculier désigne un type de subjectivité, un ensemble d’attitudes et de sensibilités censées être modernes. Le sécularisme ne fait l’objet d’une anthropologie que parce qu’il renvoie à une idéologie, une vision du monde qui correspond à ces modes de vie, et non à un dispositif strictement juridique tel que la laïcité. Cette idéologie associe la religion à l’oppression ou à une menace et proclame sa privatisation. N.d. T.

 

[3]     Charles Taylor, « Modes of secularism » in Rajeev Bhargava (éd), Secularism and His Critics, Oxford University Press, Delhi, 1998.

 

[4]     Ibid, p. 43.

 

[5]     Voir l’article intéressant de Bernard Manin, « Les métamorphoses du gouvernement représentatif » in Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995. Publié en tant qu’article en langue anglaise sous le titre « Metamorphoses of Representative Government » in Economy and Society, vol. 23, no 2, mai 1994.

 

[6]     « En d’autres termes, l’État moderne démocratique a besoin d’un degré sain de ce que l’on avait coutume de nommer patriotisme, un sens fort d’identification avec le politique, et une propension de donner de soi pour lui », Taylor, art cit, p. 44.

 

[7]     Voir Hent De Vries, « In Media Res : Global Religion, Public Spheres, and the Task of Contemporary Comparative Religious Studies » in Religion and Media, H. de Vries et S. Weber (éds.), Standford University Press, Standford, 2001.

 

[8]     L’intimidation peut, bien sûr, revêtir de nombreuses formes. Comme Lord Cromer, consul général et agent du gouvernement britannique et gouverneur informel de l’Égypte à la fin du XIXe siècle, l’affirme, « le conseil pouvait toujours prendre la substance, si ce n’est la forme, d’un commandement » (cité par Afaf Lufti al-Sayyid, Egypt and Cromer, John Murray, Londres, 1968, p. 66).

 

[9]     Robert F. Worth, « A Nation Defines Itself by Its Evil Ennemies : Truth, Right and the American Way », dans le New York Times, 24 février 2002.

 

[10]   Voir, sur ce point, Partha Chaterjee, « History and the Nationalization of Hinduism », Social Research, vol. 59, no 1, 1992.

 

[11]   The Bible Designed to be Read as Literature, édité et arrangé par E. S. Bates, William Heineman, Londres, non daté.

 

[12]   « Dans le cas de la Bible, la tradition dominante depuis le Moyen Âge a été de la considérer comme un ensemble de textes dont chacun pouvait être détaché de son environnement ou utilisé comme autorité divine pour la conduite, indépendamment des circonstances dans lesquelles il a été écrite et par qui il a été récité ; souvent (comme nous le savons) avec des conséquences désastreuses. Les textes ont été érigés en idoles, plus cruelles que jamais et vénérées comme idolâtres sauvages. », ibid, p. viii.

 

[13]   La Torah est évidemment remplie d’injonctions divines à son peuple élu de détruire les habitants originaires de la Terre promise. Mais il serait incroyablement naïf de suggérer que les juifs religieux qui lisent de tels passages sont pour cette raison incités à la violence.

 

[14]   Des investigations conceptuelles excellentes ont été publiées en 1957 : Elizabeth Anscombe, L’Intention, Paris, Gallimard, 2002 et R.S Peters, Le Concept de motivation, ESF Editions, Paris, 1973. Herbert Morris, On Guilt and Innocence (publié par les Presses de l’Université de Californie en 1976), considère la question de la motivation à partir d’une perspective explicitement juridique.

 

[15]   Cf., par exemple, Bernard Yack, The Fetishism of Modernities : Epochal Self-Consciousness in Contemporary Social and Political Thought, University of Notre Dame Press, 1997.

 

[16]   « Simultanément, et en dépit de l’esprit de clocher des gouvernements chez eux », a écrit le comte Carlo Sforza, « une sorte de solidarité internationale évoluait lentement dans les colonies. (…) Indépendamment de l’intérêt, si ce n’est de la bonne volonté, une compréhension européenne embryonnaire a enfin été trouvée en Afrique. Nous pouvions nous détester les uns les autres en Europe, mais nous sentions qu’entre deux colonies voisines, l’intérêt commun était aussi fort qu’entre deux hommes blancs se rencontrant dans le désert. » (Europe and Europeans, 1936).

 

[17]   La discussion du « capitalisme d’imprimerie » par Benedict Anderson se concentre sur l’importance de la lecture des journaux pour imaginer la nation comme une communauté (1983), mais il ne considère par l’accroissement simultané des nouvelles en série publiées dans des périodiques et l’énorme expansion du marché de la « littérature » de fiction – prose et poésie incluses – qui détermina les compréhensions communes du « réel » et de l’« imaginaire ». Voir Per Gedin, Literature in the Market Place, Faber and Faber, Londres, 1982 (original suédois de 1975).

 

[18]   S. Holmes, « The End of Idiocy on a Planetary Scale », London Review of Books, vol. 20, no 21, 29 octobre, 1998, p. 13.

 

[19]   Voir Serge Halimi, « Le naufrage des dogmes libéraux », Le Monde Diplomatique, octobre 1998.