73. Multitudes 73. Hiver 2018
Hors-Champ 73

Pour François Matheron, auteur d’un livre troublant

et

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Les deux textes qui suivent saluent la publication récente de l’ouvrage de François Matheron, L’homme qui ne savait plus écrire, Paris, La Découverte, 2018. François Matheron, philosophe, enseignant, traducteur d’Antonio Negri et spécialiste de Louis Althusser, a été l’un des fondateurs de la revue Multitudes. Il lui a consacré un travail énorme et décisif depuis sa fondation jusqu’à l’année 2005, moment où il a souffert d’un accident vasculaire cérébral. Son livre récent témoigne de sa capacité à continuer à mener son travail philosophique en même temps qu’il décrit le désastre physique qui a suivi cet accident. Les pages qui suivent rapportent quelques-uns des sentiments que la lecture de cet ouvrage, à venir puis publié, ont suscité chez deux d’entre nous. Au delà d’un témoignage d’amitié il s’agit d’un appel à penser notre humaine condition.

Lettre sur un livre en  train  de s’écrire

Cher François,

Je trouve ton texte très intéressant, très bien écrit, angoissant bien sûr, en ce qu’on se sent complètement démuni face à tes souffrances, mais réconfortant par l’appétit de vivre dont tu témoignes. Mes réactions sont beaucoup moins bien écrites que les tiennes et je suis relativement étrangère à l’univers althussérien-normalien-machiavélien-spinoziste de la fin.

C’est le début du texte qui m’a le plus émue, la suite me semblant des reprises de textes déjà vus avec beaucoup d’amis. Plutôt que de s’occuper du même à quoi une attitude se rapporte, il vaut mieux regarder la petite différence, et le sens qu’elle implique, même si cela fait mal, même si cette différence semble indiquer une dégradation. Elle n’indique une dégradation que si on rapporte les deux termes au même. La différence en elle-même n’a pas de sens, mais une intensité, l’ouverture d’une nouvelle dimension non encore explorée.

Il me semble que le corps objectivement souffrant a d’autant plus mal qu’il essaie de se comparer à une réalité objectivement hors d’atteinte. Le corps au sortir de la séance de kiné n’est pas le même qu’à son début puisqu’il élimine. Le corps veut retenir, contenir, pour se donner une contenance, quand l’homme qui voulait être normal est content d’éliminer puisque c’est demandé. Mais l’homme en attente de corps s’appuie sur sa contenance pour marcher. Qu’est-ce qui convient à ce corps, comme dirait Spinoza, et Deleuze après lui ? C’est difficile à dire : éliminer ou retenir, éliminer plutôt, car la chose se produit par relâche, par laisser-aller. Le corps se laisse aller en attendant.

Les contradictions des propos des soignants ne sont jamais que celles entre lesquelles nous oscillons, et où ils attendent que nous nous repérions, que nous choisissions. Mais la vertu de la position de patient n’est-elle pas précisément de ne pas choisir, de s’en remettre au choix des médecins et des personnes autorisées ? Le corps choisit, et, à te lire, il choisit d’emmerder, littéralement, d’explorer une des franges d’expression qui lui restent, de répéter cette exploration. Me revient que deux auteurs m’ont donné cette impression de merde généralisée, de découvrir et de décrire un monde noyé sous la merde : Céline et Jonathan Littell, deux écritures au demeurant formidables, portées par le désir de surnager cette réalité.

Revient dans ton texte, lancinante, la question Qui connaît un corps, sa puissance, son impuissance ?, sans que puissance et impuissance soient explicitées. Puissance de ce que le corps est capable de faire, corps ordinaire de l’espèce, corps athlète pouvant plus sur un certain créneau ? Défaillance de ses capacités normales, manque de contrôle des fonctions primaires ? Mais la production de merde en excès est-elle une puissance ou une impuissance ? Impuissance, la difficulté à la canaliser dans les trous prévus à cet effet. Puissance, la quantité, la répétition, la soumission à cette énergie de défécation.

Un nouveau flux menace, celui des copies. Une autre répétition, une autre merde, de papier et de travail, une autre analité. Le texte passe à autre chose : les DVD, un peu de normalité. Mais non, le corps est déformé, la marche presque impossible, sauf à tourner dans l’appartement, et puis non, la poste, le square, « l’inquiétude ».

Retour sur la crise de mai  2016 : il était alors question de soins contre la constipation, soignée donc, ô combien ! Fauteuil électrique, canne, marcher, avancer, exit le métro. L’écriture avance toujours droite, allègre. Un corps déformé avance ses questions, lucidement, et ce n’est pas écrasant, simplement interpellant. Quelle aide apporter ? Quelle communication proposer ? Quelle leçon en tirer ? Est-ce que, comme le cri d’Artaud, celui-ci aura un devenir, déploiera une autre manière de vivre le corps déformé ? Ce serait bien de publier ton texte.

Le texte que tu m’as donné à lire, et auquel j’ai commencé à répondre avant même de l’avoir fini, est inclus dans le livre dans un autre ordre. Tu m’as dit « Je t’envoie ce texte en plein chantier. Je ne sais pas si cela a un intérêt en dehors de moi-même. Et toi ? ». J’ai été heureuse de pouvoir reconnaître avec toi avoir un corps que je ne maîtrise pas, un corps caché par toute la bienséance que tu as désertée. Je reçois ton livre comme un retour en force des « faibles » que la marche en avant de la société, ou plus modestement des revues qui en traitent, pousse sur le côté, dans l’invisibilité.

Les commentaires de tes amis, enveloppés par la référence à Althusser provoquent moins mon empathie, d’autant qu’ils sont à l’imparfait, à la différence de ton propre récit. Cependant, ce texte plus savant est très intéressant sur la mémoire, sur l’ordinateur qui te permet d’écrire en dictant, grâce à ta mémoire même poreuse. L’écriture du texte « L’homme qui ne savait  plus écrire », devenu le noyau du livre, est épatante. Je ris en lisant la découverte de la canne qui ne tombe plus… et la lecture de l’annonce du Monde sur les fauteuils roulants. Je me souviens de la mineure de Multitudes sur le marxisme aléatoire d’Althusser que tu avais animée et qui rétrospectivement m’avait rendu Althusser sympathique. J’avais l’impression que c’était plutôt un marxisme poreux, plein de vides par lesquels on pouvait enfin respirer.

Je t’embrasse

Anne Querrien

Le lecteur qui ne  savait  plus  lire

Le livre de François Matheron n’est pas très épais, mais le lire est tout sauf une mince affaire. On n’en sort pas indemne, pas plus que l’auteur n’est sorti indemne de l’accident vasculaire cérébral (AVC) dont il décrit ici les conséquences. En fait, on n’en sort pas du tout, de son livre. Il nous poursuit et nous hante, comme une expérience indissociablement terrifiante et inspirante.

Votre vie bascule, votre corps vous échappe, vos neurones n’en font qu’à leur tête… Que pouvez-vous donc faire ? Quel est ce « vous » que vous postuliez être différent de votre corps, de vos neurones, de votre langue, de votre anus ? Vous n’êtes pas que la somme de tout cela, bien entendu. Mais lorsque « cela » ne répond plus à « vos » volontés, comment ne pas être ébranlé dans ce que vous croyiez être ? C’est de cet ébranlement que témoigne le livre de François Matheron. Et cet ébranlement est terriblement contagieux.

« Je » n’ai d’abord pas pu lire ce livre. Pour des raisons honteuses. Je voyais souvent François avant son accident, dans les comités de rédaction de la revue Multitudes. Je ne l’ai pas revu depuis. « Je » n’ai pas eu la décence d’aller le voir à l’hôpital ou chez lui. Peur de la contagion ? Aspiration dans le surmenage de notre normalité suractive ? Ma honte, mon problème.

Mais si je n’ai pas pu lire L’homme qui ne savait plus écrire, c’est d’abord que les pages de ce livre me brûlaient les yeux, me mordaient le cœur, me vrillaient l’estomac. En le lisant dans le RER, j’ai eu des visions d’angoisse, où je m’évanouissais sur ma banquette, pour me réveiller dans ma pisse et ma défécation, au milieu de voisins de voyage consternés et embarrassés. Honteux de mon corps incontrôlé.

À mi-chemin environ, j’ai dû fermer le livre, détourner les yeux, de peur qu’il ne me happe dans l’angoisse (son angoisse ? « mes » angoisses ?). « Je » ne pouvais pas lire ce livre. Trop intense. Trop intime. Trop vrai. Trop indéniable : révélant trop puissamment le déni universel de notre fragilité corporelle (et sociale). Mon demi-siècle de vie s’est passé à lire, à aimer, goûter, enseigner et théoriser la lecture. Face à ce livre, je ne savais plus lire. Je ne savais plus comment garder la distance, qui va habituellement de soi, entre ce qui m’arrive de la page à travers les yeux et ce qui m’arrive dans le cerveau à travers les mots. J’ai interrompu ma lecture au seuil de mon premier ALC : accident littéraire cérébral.

À défaut de comprendre, « je » peux toujours expliquer. Expliquer par le contenu : l’expérience relatée par François Matheron est certainement « extrême ». On ne peut y rester « indifférent » : nous avons tous une langue, un estomac, un cœur, un anus. Nous ne sommes pas différents de Francois : ce qui lui arrive actuellement nous touche, nous brûle, virtuellement mais intimement, par son extrémité, qui nous pousse à nous imaginer au-delà de nous-mêmes.

Mais surtout expliquer par la forme : ce n’est pas l’expérience brute de François Matheron qui nous parle. C’est son récit rédigé grâce au soutien de ses proches, à commencer par celui de Carole, son épouse, et grâce à l’aide de ses vrais amis, à commencer par celle de Yoshihiko Ichida. Un récit à la fois parfaitement singulier, accompli par lui comme une victoire sur soi-même, et nourri des attachements qui soutiennent la vie de son auteur. Plus que l’expérience d’un AVC et de ses suites, ce que nous donne ce livre, c’est un récit fait d’un enchevêtrement de voix, émanant du corps de François mais le traversant aussi, en venant parfois de loin dans l’espace comme dans le temps.

Outre la présence constante de Carole, impressionnante par son silence même, outre la voix de l’ami Yoshi, il y a les voix des (autres) philosophes, que l’auteur de ce récit a lus, étudiés, commentés, absorbés – Louis Althusser, bien entendu, mais aussi Spinoza, Gilles Deleuze, Toni Negri. Il y a les lecteurs et lectrices du manuscrit, leurs réactions, leurs silences, leurs émotions, leurs conseils, leur désarroi, déjà inscrits par avance dans le récit lui-même – et parfois indissociables d’une voix critique que l’auteur entend résonner à ses propres oreilles. Auteurs, proches, amis, philosophes : tous et toutes se débattent avec un (risque d’) effondrement dont il faut essayer de comprendre, ou du moins d’expliquer, les causes, les conséquences, les implications. Tous et toutes pensent l’AVC, l’accident, comme une condition possible de vie.

Et puis il y a aussi quelques voix de la « normalité », celle qui nous entoure dans nos milieux professionnels et nos services administratifs, celle qui n’est ni frappée d’aphasie, ni ouverte à vivre l’accident, mais qui en dénie la nature de toutes les forces de ses artifices de langage : « Dans la perspective d’une amélioration continue, la DAICG a organisé une séance de travail avec les CSAF, les RAF, la DMF, l’agence comptable et le SG/DRH, où ont été abordés un certain nombre de sujets : le résultat de la comptabilité analytique, les outils d’analyse et de reporting Simba et AGPS, le contrôle interne, la cartographie des processus de soutien de l’établissement » (p.  93).

Toutes ces voix se repositionnent les unes par rapport aux autres. C’est bien la force propre d’un récit digne de ce nom. Les voix des lecteurs traduisent les difficultés du dire, et plus encore de l’entendre. Les voix de la normalité s’en révèlent ô combien plus honteuses, plus monstrueuses, plus impuissantes et plus malodorantes que le trop humain patient qui se conchie. « Amélioration continue », « reporting », « contrôle interne », « processus de soutien » : le corps administratif du CNED a finalement des problèmes assez comparables à celui du philosophe. Mais ses « messages surréalistes » en parlent avec une langue de bois si parfaitement virtuose qu’elle en ferait presque désirer les balbutiements de l’aphasique. Par ce seul contraste, le livre affirme puissamment, quoique modestement et silencieusement, la nécessité absolue de la philosophie, au sein d’un monde inévitablement accidenté, aux risques et aux enjeux duquel elle aide à se confronter.

C’est bien cela que nous dit – joyeusement – ce récit terrifiant : ma merde sent mauvais, notre corps peut nous lâcher à tout instant, mais nos efforts de parole et de pensée valent mieux que tous vos formulaires et vos acronymes. Cette reconquête du langage et de l’écriture s’inscrit dans un besoin de penser qui assure la continuité – précaire, fragile, tragique, mais aussi exaltante et inspirante – de la figure et de la voix du philosophe qui est parvenu (avec son ami Yoshi, grâce à sa femme Carole) à rédiger le récit d’un homme qui ne savait plus écrire.

Car ce récit est donc bien davantage qu’un simple témoignage. Il est indissociable d’une réflexion philosophique qui l’accompagne, le sous-tend, le guide, pour lui insuffler une intelligence, une humanité et un humour bouleversants. Cette réflexion philosophique, François Matheron en est le porteur, courageux, lucide – et, oui, éloquent – mais il en est aussi le vecteur. Elle lui vient d’une tradition spinoziste dans laquelle il a baigné depuis longtemps. Elle lui vient d’un milieu intellectuel auquel il contribue activement depuis plusieurs décennies également.

Elle lui vient de sa familiarité avec un autre philosophe, auquel il a consacré la plus grande partie de ses travaux, Louis Althusser, dont la vie a également subi un basculement traumatique, un jour de novembre aussi, vingt-cinq ans avant l’AVC de François Matheron. À lui aussi, son corps a échappé, ses mains et ses neurones n’en ont fait qu’à leur tête, « cela » a répondu à des volontés qui n’étaient pas les siennes – après quoi il a essayé de reconquérir un langage de philosophe par le moyen d’un récit non moins bouleversant. De novembre  1980 à novembre  2005, deux plongées dans l’extrême, comme notre fragilité humaine en connaît des dizaines chaque jour, ont donné lieu à deux remontées bouleversantes à la surface. L’expérience d’apnée à laquelle sont invités lecteurs et lectrices nous pousse non seulement aux limites de ce que nous pouvons lire, absorber, comprendre, expliquer. Elles nous aident surtout à ré-envisager notre monde depuis l’autre côté du miroir lénifiant de la normalité. À suspendre temporairement le déni, et à ne pas précipiter le jugement.

Ces récits nous font peur parce qu’ils nous mettent le nez sur la fragilité inhérente à toutes nos humanités. On peine à les lire parce que c’est peut-être nous qui allons, dans quelques minutes ou quelques années, mouiller notre pantalon, ne plus pouvoir nommer notre enfant, ou étrangler notre compagne. Ces récits ont de quoi nous terrifier parce qu’ils nous dessillent – très éphémèrement – les yeux sur quelques-uns de nos destins (toujours) possibles.

Ils ont pourtant de quoi nous rendre un peu plus forts lorsque, comme c’est le cas avec le livre de François Matheron, ils nous font aussi voir une capacité de pensée et d’écriture qui surmonte les incapacités, les effondrements et les démences de « cela » même qui nous fait vivre. Ce livre de philosophe, composé par un homme qui ne savait plus écrire, mérite de rencontrer des lecteurs et des lectrices qui réapprennent, en l’espace d’une petite centaine de pages, à lire le récit de notre fragilité d’action, dont nous ne voulons rien savoir, en même temps que l’aventure de notre force de pensée, dont nul ne sait de quoi elle est capable.

Yves Citton