Majeure 61. Populismes

Pour ou contre le populisme ?

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Le populisme a mauvaise presse. Pour de bonnes, mais aussi pour de mauvaises raisons. Faire le départ entre ces raisons importe à nos conceptions de la politique, ainsi qu’aux pratiques auxquelles ces conceptions peuvent s’articuler. Le mépris dominant envers le populisme est suspect parce qu’il regarde de haut ceux qu’il aimerait bien cantonner dans une position d’en bas. Mais un certain retour en faveur d’un populisme « de gauche » n’est pas forcément plus satisfaisant, dès lors qu’il oublie que, comme nous l’a appris Gilles Deleuze relisant Paul Klee, la référence au peuple est porteuse d’émancipation dans la mesure où l’on reconnaît que, fondamentalement, « le peuple manque », qu’il est toujours seulement « un peuple à inventer ».

Qu’on parle de gauche ou de droite, substantialiser « le peuple tel qu’il est », c’est-à-dire en le traitant comme une identité déjà donnée, menace souvent de conduire à des impasses ou à des crimes. La question va bien au-delà de préférer un terme (« multitude ») à un autre (« peuple ») : ce sont « les gens » dans ce qu’ils font et dans ce qu’ils peuvent faire – bien davantage que dans ce qu’ils sont – qu’il importe de reconnaître comme sujets d’une histoire en train de se faire et de s’écrire. Ce qu’ils font dans un « ordinaire » qui, dès qu’on y regarde d’un peu plus près, s’avère tissé d’héroïsmes quotidiens, que tout l’appareil médiatique dominant tend à occulter – avec pour résultat de nous plonger dans des frustrations et des désespoirs dont les populismes font leur pâture. Ce que les savants, du haut de leurs sciences politiques, dénoncent comme « populiste » résulte de déphasages entre ce que nous faisons, ce que nous percevons, ce que nous sentons, ce que nous pensons et ce que nous disons. En la matière, rien ne sert de condamner ni de se désoler. Mieux vaut essayer d’y voir plus clair – ce que Multitudes a tenté de faire en proposant une demi-douzaine de propositions à Alicia Amilec et Anne Morbic, qui leur apportent des réponses contrastées, mais pas incompatibles.

« Les gens », c’est nous

Alicia Amilec –De même que Miguel Benasayag    nous invite à dire que « la société, c’est tout le monde » – au sens de « chacun », mais aussi en référence à tous les humains et non-humains avec lesquels nous composons « un monde » – de même il conviendrait de traduire systématiquement la troisième personne du pluriel, fréquemment méprisante (les « gens »), par la première personne du commun (« nous »). Si un ressort central du populisme consiste à cliver une population entre « eux » (les migrants, les Arabes, les musulmans, les juifs, les intellectuels) et « nous » (le vrai, le bon peuple d’ici), on gagnerait beaucoup, quand certains affirment avec un soupir désespéré et résigné que Les genssont cons, à entendre : Nous sommes tous (un peu) idiots et ignorants. Si, dans nos traditions héritées, « les peuples » (die Völker) ont pu se faire la guerre par-dessus les frontières nationales, « les multitudes » sont vouées à nous compter tous et toutes en leur sein – pas forcément toujours ensemble (« comme un seul homme »), mais en nécessaire coexistence et coévolution (ordinairement coopérative, quoique généralement inégalitaire).

Anne Morbic –Les multitudes sont à la fois eux et nous, le pullulement de groupes qui s’opposent résolument au binarisme que cherche à établir le populisme. Dire « les multitudes » à la place des « gens » ou à la place du « peuple », ce n’est pas anodin : c’est désigner immédiatement la pluralité des sujets impliqués dans toute situation. Alors que dire « nous », c’est ramener à soi, et ne pas laisser ouverte la place de l’autre. Le problème que nous pose le populisme, c’est qu’il force le commun avant même qu’il soit construit, et que, du coup, il ne peut le figurer que dans l’opposition et la dépendance.

 

Le populisme n’existe pas ; il n’y a que des dispositifs populistes

A.    A. – Parler du populisme au singulier, c’est tout à la fois (a) ériger en substance ce qui n’est en réalité qu’un effet de structures plus profondes, (b) homogénéiser ce qui relève de besoins et de tensions de natures toujours différentes, (c) condamner du haut d’une rationalité supérieure de prétendus ignorants que l’on voue à croupir en bas, et ce faisant, (d) reproduire en miroir, et donc confirmer réellement, ce que les populismes aiment à projeter fantasmatiquement (une guerre de tranchées entre élites intellectuelles et sens commun populaire).

A.    M. – Le populisme est une réalité historique, la forme qu’ont prise un certain nombre de mouvements politiques, tous caractérisés par l’émergence d’un leader charismatique qui a pris la tête d’un mouvement populaire interclassiste et nationaliste, et qui, même s’il n’a pas pris le pouvoir d’État, en tout cas l’a visé, avec la prétention de faire le bien du peuple ou de le débarrasser de ses ennemis. Dissoudre le populisme dans ses différentes occurrences historiques me semble tendre à masquer la nécessité de définir des objectifs politiques communs, et non vides, esquissant la société désirée. La situation politique est objectivement propice au populisme du fait de la fragmentation sociale, du maintien de la référence au travail pour une partie de la société alors qu’une part croissante est au chômage, de l’impossibilité de maintenir l’État-providence dans les conditions financières internationales,    etc… La mobilisation de la société dans un schéma populiste et militarisé ne pourrait se faire que dans la haine de certaines minorités, et dans une violence que je ne souhaite pas. C’est pourquoi il y a autre chose à faire que réhabiliter le populisme et proposer des dispositifs pour ce faire.

 

Nos affects ont toujours (au moins un peu) raison

A.    A. – La dénonciation élitiste du populisme oppose caricaturalement une rationalité objective à une affectivité indomptée. Les discours populistes se vautreraient dans une vile flatterie des plus basses émotions des peuples… Contre ce type de déplorations impuissantes et prétentieuses, il convient de reconnaître avec Spinoza : (a) que les affects humains ont toujours des causes, et qu’on ne modifiera pas les affects (intérieurs) sans traiter les affections (extérieures) qui les produisent ; (b) qu’il y a donc une rationalité propre aux dynamiques affectives (ce n’est jamais complètement « sans raison » qu’on a peur ou envie de quelque chose) ; (c) qu’il importe de mesurer aussi précisément que possible la part de fondement raisonnable et la part d’illusion imaginaire (c’est-à-dire de simplification excessive) qui sont ensemble à la racine de nos réactions affectives.

A.    M. – Les enquêtes sociologiques dans ce domaine ont montré que la peur des étrangers était d’autant plus grande qu’on en fréquentait moins, ce qui tendrait à démontrer que ce n’est pas si rationnel que cela. Beaucoup d’interventions sociologiques ont démontré dans les faits que ladite peur pouvait être diminuée par des agencements collectifs différents, des organisations de rencontres,    etc… Les affects premiers ont leurs raisons, certes, mais qui se composent avec d’autres réalités collectives. Au moment où j’écris un jihadiste a été empêché d’agir dans un Thalys. La chaîne de télévision France 2 s’attendait à ce que les gens ne veuillent pas prendre le même Thalys, le même wagon, le lendemain. Pas du tout, ils étaient là et avaient déjà échafaudé dans leur tête comment ils se défendraient le cas échéant. Raté pour l’enregistrement TV de la peur, banco pour l’enregistrement de la parade au contraire. Il me semble que le passage de la classe à la multitude, des nations aux multitudes, fait qu’il y a une diversité de point de vue, une fabrication d’intelligence collective en situation que les médias devraient favoriser au lieu de faire toujours l’hypothèse inverse. Quand on pense qu’on a fait diminuer le niveau de violence dans les bus, en faisant dire bonjour en entrant, certains espoirs sont permis… Mais cela implique de trouver un certain intérêt à la gouvernance vertueuse.

 

L’explication rationnelle est une visée sans être un prérequis de la politique

A.    A. – Loin d’être le propre de la bêtise du bas peuple, l’ignorance des causes est notre condition native commune. L’assignation des affects à des causes n’est jamais donnée, mais toujours à construire, à corriger, à préciser. Ce n’est que par un patient travail originellement individuel mais rapidement collectif que nous apprenons à identifier les causalités imaginaires (mon bétail tombe malade parce qu’une sorcière a copulé avec le démon) des causalités effectives (un virus s’est répandu dans mon troupeau). Nous opérons tous, presque tout le temps, sur la base de simplifications à la fois fréquemment confirmées et néanmoins hasardeuses (une nouvelle combinaison de causes pourra produire un résultat inattendu). C’est un travail individuel et collectif infini que de corriger, raffiner et préciser sans cesse les hypothèses de relations causales (toujours simplificatrices) que nous utilisons pour nous orienter dans l’enchevêtrement infiniment complexe des interdépendances dont se tissent nos existences.

A.    M. – Le problème, c’est qu’on ne change son opinion que confronté expérimentalement à une indication nouvelle, ou à une nouvelle proposition de comportement. Or on va avoir tendance à éviter les situations désagréables, posant problème, et donc à s’écarter d’avoir l’occasion de les comprendre. Le problème des banlieues est assez typique : il a fallu des émeutes qui amènent les télés sur place pour que ces télés voient brandir des cartes d’identité françaises et qu’on constate qu’il ne s’agissait pas d’un problème d’étrangers. Le paradoxe, c’est qu’on était plutôt mieux armé pour aider des étrangers à s’intégrer que pour respecter les droits des jeunes citoyens français de couleur. C’est un problème connu dans tous les pays d’immigration et qui les rend réticents à continuer.

 

Les fausses explications causales comptent moins que la circulation de bons récits et le montage de bons dispositifs d’action

A.    A. – Les discours accusés de populisme parviennent à fournir aux affects (de frustration et d’espoir) des causes crédibles, donc potentiellement et partiellement vraies, mais leurrantes, parce que disproportionnées à leurs effets réels, ou parce que conditionnées par d’autres causes plus profondes. Le discours xénophobe assigne à une cause (trop) simple toute une série de phénomènes dont les causalités échappent en grande partie à nos connaissances. La plupart des simplifications sur lesquelles reposent les arguments, les images et les récits faisant la fortune des dispositifs populistes reposent sur des causalités vraisemblables, mais épiphénoménales, dont les effets réels sont insignifiants par rapport à leur séduction imaginaire. Notre rationalité collective se nourrit d’une circulation incessante entre le bas des réactions et le haut des réflexions, à l’intérieur de chacun(e) de nous. L’intelligence des causes se construit incessamment par tâtonnements entre, d’une part, l’épiderme de nos réactions face au plaisir et à la douleur et, d’autre part, les réflexions que nos observations et nos expériences produisent en nous. C’est de la bonne circulation entre des expériences ancrées dans un vécu actif et des réflexions nourries de souvenirs précis, d’hypothèses imaginatives et de vérifications critiques que dépend notre rationalité indissociablement individuelle et collective.

A.    M. – Dans la multitude des groupuscules que forment les multitudes, où circulent les clichés relatifs à la prétendue « invasion » des étrangers (immigrés, réfugiés, porteurs de « toute la misère du monde »), d’autres récits existent aussi, où le pain est partagé entre gens mourant de faim pour soutenir un camarade, dans un camp de concentration par exemple. Il me semble que le problème, c’est de ne pas répéter, de ne pas faire tournoyer, les énoncés fascisants. Le problème aujourd’hui, c’est la nécessité historique de l’appartenance de la France à une entité plus grande qui s’appelle, par exemple, l’Europe. Le problème du populisme, et des dispositifs qu’il propose, c’est de s’occuper de ce qu’il convient pour les autres, au lieu de développer la politique qu’on croit juste pour soi-même. Et c’est cette manière de parler pour les autres qui finit par faire le hiatus entre le leader populiste et la population, hiatus transformé souvent en dictature, et parfois en déroute. Le peu que j’ai fait de sciences sociales montre que ce n’est pas en développant des dispositifs de démonstration qu’on change ce que pensent les gens, ni même comment ils agissent, mais en les entraînant dans de nouveaux dispositifs d’action. Je pense que la bonne action à faire face au populisme, c’est de le sortir de la xénophobie, de faire en sorte qu’il y ait une multiplicité de mise en œuvre des antagonismes sociaux, par des associations et par les institutions, qui fasse qu’on n’ait plus comme seul antagonisme disponible celui avec l’étranger.

 

Le populisme serait défendable si on pouvait le rendre compatible avec un espace de réflexion pluraliste

A.    A. – Les dispositifs populistes se caractérisent par le fait de court-circuiter la dynamique d’élévation de la pensée, qui repose sur le luxe d’une vacuole protégée propre à favoriser une réflexion inventive. Au vu de ce qui précède, on ne s’éloignerait guère de la conception dominante en qualifiant de « populistes » des discours politiques promouvant des simplifications indues, expliquant des problèmes complexes par des causalités réductrices et biaisées qui interprètent en termes d’identités visibles (race, nationalité, culture, religion) des mécanismes socio-économiques sous-jacents, et donc plus difficiles à identifier (accès à l’éducation, à l’emploi, aux droits sociaux, à la reconnaissance). Il faudrait toutefois d’ores et déjà y ajouter une modification cruciale : au lieu d’une posture de blâme et de lamentation (envers la bêtise des gens ou la démagogie des politiciens), il conviendrait de reconnaître l’intelligence causale comme relevant tout à la fois d’un besoin essentiel à la vie humaine et d’un luxe, accessible seulement dans la mesure où une vacuole protégée permet de maintenir ouvert un espace et une temporalité propres à un recul réflexif critique. Si « le peuple manque », s’il est toujours appelé à « s’inventer », c’est que le défi principal des politiques non-oppressives consiste justement à favoriser l’ouverture de tels espaces protégés des nécessités d’une réaction instantanée, de façon à se payer ce luxe aussi fragile que nécessaire qu’est le déploiement d’une réflexion capable d’imaginer une autre réaction possible face au stimulus rencontré. On peut donc préciser quelque peu la définition : sont « populistes » les dispositifs de communication qui court-circuitent la suspension entre stimulus et réponse, suspension qui est nécessaire au déploiement d’une réflexion inventrice.

A.    M. – La vacuole existe dans l’analyse développée par La raison populiste d’Ernesto Laclau : c’est à partir de cette vacuole qu’agit le leader, et qu’il propose son fameux « signifiant vide » pour unifier toutes les revendications du peuple dans son mouvement, en construisant une « chaîne d’équivalence ». Mais justement dans le populisme de Laclau, comme dans le bolchévisme, la vacuole est unique, c’est la direction du mouvement, alors qu’il me semble que nous devrions inventer un système où, d’une part, il y ait pluralisme des vacuoles et où, d’autre part, ces vacuoles ne se situent pas en position de diriger le mouvement, mais d’y fonctionner comme des lieux d’élaboration collective sans finalité directionnelle prédéterminée. Chez Guattari et Deleuze, il n’y a pas de haut et de bas, mais un plan d’immanence, parcouru par des intensités. Je préfère cette image. La réflexion doit être plurielle, sinon elle ne peut être réfléchissante que monomaniaque. Peut-il y avoir un populisme pluraliste ? Voilà peut-être la question. Et quant à moi, je me méfierai du populisme tant qu’on n’en donnera pas des exemples compatibles avec le pluralisme.