L’être n’est composé que de corps. Nous ne devrions pas supposer que les corps sont simples. La question de savoir s’il y a des corps simples ou des atomes ultimes au-delà desquels aucune autre décomposition n’est possible est ontologiquement ouverte. Jusqu’ici nous avons seulement rencontré des corps composites ou des corps composés d’autres corps. La question de savoir ce qui compte en tant que corps est une question compliquée, toutefois nous pourrions dire avec prudence qu’un atome de néon, un morceau d’acier, un tardigrade, une personne, Le Procès de Kafka, une société, une organisation non-gouvernementale, une tornade, et un groupe d’activistes sont tous des exemples de corps. L’enquête ontologique qui va suivre pourrait nous conduire à exclure certaines de ces entités de la catégorie des corps, et à y inclure d’autres entités.

De ce qui précède, il est clair que certains corps sont inorganiques et que d’autres sont organiques, que certains corps sont matériels et que d’autres sont immatériels. Bien que Le Procès de Kafka soit inscrit sur papier, il semble être immatériel en ceci que de nombreuses copies peuvent en être faites tandis qu’il demeure ce roman. Il en va de même pour les corps sonores tels que les discours, les chansons, les symphonies, les opéras. Tous les corps que nous avons rencontrés sont des composites parce qu’ils sont constitués d’autres corps. Ainsi par exemple, une personne n’est pas seulement un corps, mais elle a aussi en son sein d’innombrables autres corps tels que les cellules et les organes qui le composent, aussi bien que les micro-organismes variés que la personne abrite en elle et qui, dans bien des cas, sont nécessaires au fonctionnement corporel.

Il n’y a pas de hors-champ

Les corps sont situés dans le temps et dans l’espace ; quoique cela ne soit pas tout à fait exact, car des corps immatériels comme Le Procès de Kafka peuvent être dans plusieurs endroits au même moment. La chose importante est qu’il n’existe aucun corps qui soit « en dehors de ce monde ». Par « monde », bien sûr, nous n’entendons pas la planète Terre, mais l’univers. Chaque corps est situé dans un univers. Qu’il y ait ou non plusieurs univers est une autre question ontologiquement ouverte. Les corps habitent dans un champ qui constitue l’horizon de leur existence. Il n’existe pas de corps qui n’habite dans un champ qui constitue à la fois le « là où » (wherein) il habite, et ce à partir de quoi il existe. Pour cette raison nous ne pouvons pas être d’accord avec la thèse de la philosophie orientée-objet (qui a de plus en plus été assimilée avec l’ontologie orientée-objet), selon laquelle les corps sont retirés les uns des autres et indépendants de leurs relations. La plante a besoin du sol sans lequel elle ne serait pas une plante, et le tatou a besoin de l’oxygène sans lequel il ne serait pas un tatou. Bien que nous concédions que les relations soient mobiles en ce qu’elles peuvent se déplacer et changer, ontologiquement il n’arrive tout simplement pas que les corps soient indépendants de toute relation. Les corps maintiennent toujours un fil qui les rattache au monde, aussi ténu soit-il. L’affirmation selon laquelle les objets sont situés dans le temps et l’espace et qu’ils habitent dans des champs spatio-temporels, n’est pas l’affirmation selon laquelle ils seraient de simples points. Un séminaire est un objet, mais il a une spatialité qui peut se déployer en plusieurs emplacements s’il est transmis par un médium électronique. De plus, les séminaires peuvent entrer et sortir de l’existence, comme ce fut le cas du Séminaire de Lacan. L’essentiel est simplement que les corps sont toujours à l’intérieur du monde. Il n’existe pas d’êtres transcendants qui soient hors-champ. Si Dieu existe, même Dieu est attaché à un monde sans lequel Dieu ne pourrait pas être. Chaque corps a sa géographie, et même sa géographie interne, qui consiste de sa composition et de sa localisation à l’intérieur d’un champ de liaisons et de relations à d’autres corps.

Pour cette raison, ce serait une erreur ontologique de défendre l’idée que les corps sont discrets, comme le défendent les philosophes orientés-objet. Les corps ne sont pas discrets, mais en continuité avec leurs mondes. Une réflexion approfondie indique qu’une clarification est donc nécessaire. On ne devrait pas dire que l’être est composé de corps, mais de plis. L’unité minimale de l’être n’est pas le point, mais la dyade ou le pli. Même un point est un pli ou un plissement (a pleat or fold) dans le continuum d’un monde. Ainsi quand Euclide, dans les Éléments, affirme dans sa première définition qu’« un point est ce qui n’a pas de parties », nous ne pouvons pas être d’accord. Un tel être est un pur être de raison – ce qui veut dire qu’il n’est pas un être du tout –, car un point est toujours le plissement d’un monde, comme la pointe du bec d’un oiseau en origami. Il n’existe rien de tel qu’un simple point, car chaque point intériorise le champ dans lequel il habite et duquel il émerge. À cet égard, deux points ne sont qu’apparemment identiques, car chacun est la condensation de sa géographie unique. Seul le myope incapable de discerner l’arrière-plan voit les points comme dénués de parties. Les points sont les bords mobiles des vagues.

Les corps sont des plis

Un dyadisme n’est pas un dualisme. Les dualismes de toutes sortes présupposent toujours un fossé ou un gouffre d’une distance insurmontable entre les deux entités, qui ne peut être ponté et surmonté que par la magie occasionnaliste. Les deux, que l’on parle de la relation entre deux substances comme l’esprit et le corps ou de deux objets, forment alors un Deux absolu, et nous cherchons éperdument à comprendre comment ils pourraient entrer en contact. On dit alors que les deux sont séparés l’un de l’autre, qu’ils sont scellés sous vide. Un dyadisme, en revanche, est un deux-en-un, car le continuum est plié le long d’un bord, de telle sorte que ce qui plié soit en continuité avec la topologie de la surface. La surface, bien sûr, n’est jamais une surface lisse, elle est infiniment texturée ou bosselée, comme l’a remarqué Leibniz dans son Discours de métaphysique, quand il parle des gouttes d’eau dans un étang, dont chacune s’associe à la vie, et des remous de vie plus petits qui pulsent à l’intérieur de cette goutte d’eau. Les corps ressemblent davantage à des fissures ou à des canyons, où les murs se rencontrent sur un bord, qu’à la discrétion d’une planète ou d’une lune. Même entre la lune et la terre, il y a un canyon ou une fissure qui unit les deux. Nous appelons cela la gravité, qui est une courbure de l’espace-temps.

Nous dirons ainsi que les corps sont des plis dans le continuum d’un monde. Chaque corps implique le monde où il est situé et se forme lui-même à travers l’explication ou le dépliement de ce qu’il implique. Alors il ne serait pas faux de dire que chaque corps, en tant que plissement, contient un abysse, car ce qui est impliqué dans chaque point se fond dans l’immense obscurité de ce qui est enveloppé en lui. L’arbre à Albuquerque parle de l’histoire éloignée au cours de laquelle les conditions de son sol se sont formées, des usines industrielles qui, autour du monde, contribuent aux conditions de l’air, des éruptions volcaniques en Islande qui ont déposé de la suie autour du monde, des insectes, des animaux et des autres plantes de toutes sortes qui peuplent ses branches, qui fertilisent ses fleurs et portent ses graines alentour. L’arbre semble se tenir seul, mais il replie toutes ces choses en lui. Les noms des amoureux gravés dans son tronc influenceront la croissance de son écorce pendant les années à venir, d’une manière incalculable, créant toutes sortes de motifs inattendus dans l’écorce à venir. Le myope – ce que nous sommes tous – ne peut jamais pleinement percevoir les profondeurs immenses de ce que les corps impliquent en se pliant eux-mêmes à partir des différences qui émergent de la texture du monde. Le myope ne voit la tornade que comme un point euclidien, laissant échapper sa structure dyadique et tous les remous turbulents qui ont dû conspirer pour porter la tornade à l’existence. Il ne voit que le corps-pli qui est fermé, laissant échapper la distance interne du champ que la tornade a intériorisé en venant à être. Cela ne veut pas simplement dire qu’il y aurait d’abord le champ avec toute sa texture, ses remous, sa turbulence, ses températures et ses pressions barométriques, et qu’il y aurait ensuite la tornade en tant que corps accompli. Non, la tornade vit à partir de son champ tout le temps que dure son existence, et sa consistance ontologique se dissipe quand le champ ne soutient plus ses tourbillons gazeux.

La topologie du pli est compliquée et variée. Il y a le pli qui est un corps. Chaque pli a sa propre géométrie, sa propre structure. Entre autres choses, un corps se distingue d’un autre en vertu de la structure de son pli. Cette dimension du pli est dynamique, c’est un processus en cours, une activité. Ensuite, il y a ce que le corps-pli enveloppe ou replie – son champ – en se constituant en corps. Et puis il y a ce que le pli déploie ou développe. Autrement dit, le pli implique son champ et l’explique dans le processus de son dépliement. Littéralement, « implication » (im-pliquer) signifie « plier dans ». L’impliqué est ce qui est replié depuis un champ à l’intérieur de quelque chose d’autre qui forme un pli. Le dépli, l’explication ou le développement – les trois termes sont synonymes – appelle quelque commentaire, étant donné que « dépli » pourrait suggérer l’abolition du corps-pli. Le dépli ou l’explication n’efface pas le pli, mais il est, de fait, le développement de ce qui est impliqué dans le pli. L’expliqué ou le déplié est ce en quoi l’impliqué culmine.

La graine implique les nutriments dans le sol, la pluie et la lumière du soleil, et elle explique tout ce qu’elle implique de son champ dans un hymne à la terre et aux cieux qui s’incarne dans sa configuration, sa couleur et le parfum des pétales de ses fleurs, la forme de ses feuilles et la configuration de sa tige et de ses branches. Cette structure de tige, de branches, de feuilles, de racines et de fleurs est précisément le pli qui constitue le corps de la fleur. Loin d’être séparée, la fleur est rayonnante. Le pli qu’est la fleur en tant que corps rayonne de ce qu’elle implique, de ce qu’elle replie en elle, en s’expliant elle-même. Le pli explié consiste à la fois de la forme et des propriétés de la fleur, mais aussi de la manière dont la fleur rayonne vers le reste du monde alentour en exhalant son parfum, en irradiant ses couleurs, en libérant de l’oxygène dans le processus de photosynthèse, et ainsi de suite.

Ce serait une erreur de penser que les plis sont rigides. En première instance, la relation entre le repli et le dépli, entre l’impliqué et l’expliqué, est un processus en cours, sans autre point final que la mort. La mort est la dissolution de la capacité pour un corps de se plier lui-même et de maintenir ses plis, non moins qu’une ondulation de l’eau se dissipe graduellement à mesure que l’étang retrouve sa surface lisse et calme. Qui, toutefois, peut calculer tous les remous qu’une vague produit à travers le monde en déferlant ? La relation entre l’implication et l’explication est un processus en cours qui se déploie durant la vie entière d’un corps. Les corps ne cessent jamais de s’expliquer en réponse aux remous qu’ils impliquent de leur monde. Un obscur débat anime l’histoire de la philosophie à ce propos. Il s’agit de la question de savoir si le mouvement dans l’univers doit avoir son origine dans une cause première. C’était la position des Platoniciens et des Aristotéliciens. Dans l’autre camp, on proposait de considérer que le mouvement est immanent au monde, en tant qu’il n’a ni commencement ni fin. C’était la position des Épicuriens. Nous nous rangeons du côté des Épicuriens contre la seconde loi de la thermodynamique, estimant que l’être est peuplé d’ondulations infinies qui produisent sans fin d’autres ondulations ou plissements, de telle sorte que les différences ne s’épuisent jamais elles-mêmes. À cet égard, il serait mieux de penser les plis sur le modèle des vagues, plutôt que celui de l’origami. Plier est un verbe dont l’action ne cesse jamais, qui se propage tout au long de l’être en tant que résultat d’autres vagues-plis et qui produit lui-même d’autres vagues.

Le philosophe orienté-objet déclarera que la thèse du dyadisme démolit (undermine) les corps, qu’elle les réduit au champ hors duquel ils émergent. Cette critique fait comme si les plis n’étaient rien, comme s’il n’y avait que de stériles effets de surface tels que les arcs-en-ciel qui, en eux-mêmes, n’ont pas d’être. Pourtant, chaque pli est caverneux. Les remous et turbulences qui surgissent du monde ou du champ se réverbèrent à travers l’intérieur du pli, devenant ainsi quelque chose d’autre que ce qu’ils étaient, de la même manière que notre voix dans une cave nous revient comme quelque chose de différent quand elle fait écho sur les murs de la cave. Les corps ploient ces forces ou cette turbulence qui les ploient, produisant quelque chose de différent dans et à travers ces rencontres de pliage. Les scientifiques ne savaient pas comment le DDT se plierait à l’extérieur du laboratoire, une fois qu’il rencontrerait d’autres corps, d’autres cavernes à travers lesquelles il se réverbérerait. Il y a une singularité pour chaque pli, qui est irréductible au champ-monde hors duquel il émerge.

Des plis et des trous : l’appât du futur fragile

Avant toute prescription éthique, une ontologie du pli soulève une masse de considérations méta-éthiques, elle ne pose pas la question « que devrions-nous faire ? », ni « qu’est-ce qui est bon et qu’est-ce qui est mauvais ? », mais plutôt le cadre préalable à l’intérieur duquel de telles questions vont pouvoir être posées. L’éthique est la manière dont les corps plient le temps en eux-mêmes et, en particulier, la manière dont les êtres plient le futur en eux-mêmes le long d’un vecteur de devenir orienté vers une fin. Il y a toujours deux futurs : il y a le futur qui se rapproche et qui advient spontanément aux corps comme une évidence, et ensuite, il y a le futur fragile que les corps soutiennent dans leur projet de devenir. La pierre sera plissée par le climat comme par une évidence. Le futur se rapproche de la pierre sous la forme du vent, de la pluie, du froid et de la chaleur, la frappant et la conduisant à se déplier sous une forme nouvelle. La pierre implique ces différences et les explique en générant de nouvelles propriétés et de nouvelles formes. Peut-être demain serai-je renversé par un éboueur en traversant la rue. Le futur spontané est un futur non anticipatif, qui vient sans que rien ne le projette devant soi. Il est ce qui sera.

Le futur fragile, en revanche, est le futur qu’un corps construit devant lui-même. Les philosophes disent de l’éthique qu’elle est le domaine de ce qui « devrait être » (ought). Cependant, ontologiquement, qu’est-ce que le devoir ? Comment ce qui devrait être se soutient-il lui-même, étant donné que ce qui devrait être est ce qui n’est pas ? Le devoir est comme un trou dans l’être ou dans l’existence. Il indique ce qui n’est pas, mais devrait venir à être. Comment se fait-il qu’un corps en vienne à penser qu’il devrait être quelque chose, que le monde devrait être quelque chose, plutôt que d’être purement ce qu’il est ? Le devoir du futur fragile vient hanter ce qui est, le voyant partout comme quelque chose d’autre que ce qu’il est, ou comme quelque chose qui pourrait être autre que ce qu’il est. Le devoir est le pouvoir-être d’un être, mais c’est un pouvoir-être qu’un corps postule pour lui-même et qui devient ainsi l’opération par laquelle ce corps ploie le temps en lui-même dans son devenir et dans sa relation au monde.

Tout suggère que ce qui n’est pas, que le devoir, que le pouvoir-être du futur fragile ne peut être soutenu que par quelque chose comme le langage. Le devoir en tant que ce qui n’est pas requiert l’existence d’un corps immatériel très particulier : le signe. Une ontologie du pli ne prend pas position dans la question de savoir si le langage est le domaine exclusif des humains. Peut-être y a-t-il d’autres animaux qui ploient le temps dans et à travers le langage. Peut-être y a-t-il des langages machiniques inouïs encore à venir. Les corps qui composent le langage sont à peine des corps ; ils ressemblent à des fantômes ou, mieux encore, à de la matière noire et à de l’énergie à peine discernables, mais qui exercent néanmoins de profonds effets. Le langage introduit la possibilité dans ce qui est, évidant son être de sa densité, fonctionnant ainsi comme un appât pour le devenir de l’étant qui ploie son temps selon le futur fragile que le monde institue. Le roman d’amour ne représente pas simplement l’amour. Il ne présente pas seulement un univers possible alternatif. Il n’introduit pas seulement un monde imaginaire. Non, l’histoire d’amour introduit un univers alternatif auquel les corps peuvent aspirer. « Nous devrions aimer de cette manière ! » Et en se déclarant mutuellement leur amour, les amants entraînent aussi un corps-fantôme à exister, qui soutient leur co-devenir, leur manière de plier leurs esprits-corps l’un dans l’autre dans la production d’un futur fragile. Ce futur fragile ne trouve son être continué que dans la fidélité des amants à la parole qu’ils ont énoncée. La différence entre le futur fragile et le futur spontané est que le premier institue un devenir, un postulat à propos de ce que les corps seront. Jusqu’au bout, notre corps sera toujours encore à venir, dans la mesure où nous nous acharnons à donner naissance à ce futur fragile – ce futur fragile que nous devrions être.

Quand Platon écrit La République, il ne représente pas simplement ce à quoi une cité parfaitement juste pourrait ressembler. Au lieu de cela, la république imaginée par Platon introduit un trou dans les cités existantes. Elle introduit un futur dans ces cités et propose une image de ce que ces cités devraient être, elle crée une mesure de la manière dont elles tournent court. Le point important n’est pas que nous devrions préconiser l’image platonicienne du devoir, c’est-à-dire du futur fragile qu’il croit que la cité devrait être. C’est que son image introduit la possibilité de devenirs orientés vers un but dans le monde politique. D’autres modèles sont possibles.

Destruction et abstraction

En ployant ces futurs fragiles en nous, en choisissant de devenir selon le vecteur institué par ces êtres immatériels, nous ne devons pas oublier qu’une dyade est au travail. Il y a un pli entre le corps matériel – la cité, la nation, la personne, les amants, le collectif, etc. – et le corps immatériel du futur qu’il postule devant soi. Nous pouvons interroger la consistance de ces plis. Est-ce que l’essai de l’être matériel qui s’évertue à se plier de cette manière s’effondre dans une pathologie autodestructrice ? Les révolutionnaires de la Révolution française imaginent un idéal de ce que la cité pourrait être. Dans l’effort pour plier le collectif en ce sens, émerge le règne de la Terreur. Ce qui devrait être suce le sang de ce qui est jusqu’à l’annihiler, il veut la destruction des corps mêmes qui s’efforcent de se plier selon ce devoir. L’idéal se bat pour remplacer ce qui est, de telle sorte que l’être n’est pas seulement hanté par des trous, mais tend plutôt à ne devenir rien d’autre que troué. Dans ce genre de cas, le futur fragile cède son statut de non-être, souhaitant à la place devenir ce qui est ; mais, ce faisant, il s’annihile lui-même. En nous pliant nous-mêmes éthiquement, nous devons toujours être attentifs à la possibilité que nos plis nous rendent malades, à la possibilité qu’ils deviennent un passage létal à l’acte, apportant notre destruction, et à la possibilité que nos plis instaurent pour nos corps des répétitions destructrices et compulsives. Une éthique du pli est une forme de médecine qui à la fois imagine une grande vitalité et diagnostique toutes les maladies qui peuvent nous arriver tandis que nous nous plions nous-mêmes. Une éthique du pli s’efforce de cultiver un œil clinique, qui soit capable de distinguer tous les plis pathologiques, et de proposer des pratiques qui nous guériraient de ces plis mortels.

À propos des corps matériels qui se ploient selon les futurs fragiles institués par le langage, nous devons par-dessus tout nous souvenir qu’ils sont eux-mêmes des dyades matérielles. Chaque corps matériel est un-en-deux, il replie en lui-même le monde matériel plus vaste. Je suis une personne, mais en tant que personne je suis une dyade. Je ne replie pas en moi le langage ou la culture seuls. Je ne replie pas en moi seulement d’autres gens. Je replie dans mon être des microbes innombrables qui sont tous nécessaires au fonctionnement de mon système nerveux. Je suis une colonie. Je suis légion. Je replie en moi l’oxygène, les plantes et la lumière du soleil. Je vis de cette terre et sur cette terre. Il n’appartient pas seulement aux strates géologiques de plisser la terre à travers les torsions des plaques tectoniques. Tous les êtres le font. L’autre est replié en eux. Une éthique du pli étend par conséquent substantiellement le domaine de ce qui requiert une considération éthique. Rimbaud a raison : Je est un autre. Mais le Je, ce ne sont pas seulement les autres personnes, les voix innombrables qui se réverbèrent en nous, ce sont aussi le sol, les animaux, l’air, les étoiles. Nous sommes un-en-deux avec tous ces autres. La cité ne se réduit jamais seulement aux personnes et à leurs relations, mais elle tient aussi à toutes les récoltes et à l’énergie qu’elle requiert pour se soutenir, ainsi qu’à tous les déchets qu’elle répand sur terre. En tant que corps matériels, nous affrontons donc perpétuellement la question de savoir comment replier ces autres en nous. La question de la justice n’est pas simplement une question concernant les personnes, mais tous ces autres. Elle est une relation entre le champ et la chose.

Le grand ennemi d’une éthique du pli est par conséquent l’abstraction. Avant tous les maux et toutes les injustices que nous puissions concevoir, il existe le mal primordial de l’abstraction. Nous sommes abstraits quand nous pensons les corps comme s’ils étaient un-en-un, divorcés ou retirés de leur champ, ou comme de micro-souverains. Dans l’abstraction, nous souffrons de myopie, ne voyant que ce qui est près, incapables de discerner le champ que les êtres replient. Dans la pensée abstraite, nous rêvons de couper nos devoirs des autres que nous sommes et nous efforçons de fuir notre devoir de nous plier nous-mêmes avec ces autres. En termes psychanalytiques, nous procédons comme l’obsessionnel qui s’acharne à refouler l’autre afin de se défendre contre l’angoisse que provoque la rencontre de son énigmatique désir. Bien sûr, c’est l’énigme de l’obsessionnel d’être un-en-deux pour lui-même dont il se défend par-dessus tout. Toutefois, il ne s’agit pas seulement de reconnaître notre propre altérité à l’intérieur de notre unité, notre propre être en tant que pli. Au lieu de cela, l’essence de la cruauté consiste dans la forclusion de l’autre en tant que pli attaché à un champ. Nous traitons l’animal de la forêt tropicale comme s’il était divorcé de son vaste écosystème, par exemple, et vendangeons tous ces autres êtres qu’il replie en lui et desquels il vit.

Telle est la nature de la pensée orientée-objet, et son abstraction : une myopie qui ne peut discerner que ce qui est près, comme si cela était suspendu au-dessus d’un vide, sans champ ni arrière-plan. Une éthique du pli devrait donc s’efforcer, par-dessus tout, de surmonter une telle myopie, pour percevoir le dyadisme de tous les êtres, de sorte que nous puissions commencer à nous bien plier.

Traduit de l’anglais par Frédéric Bisson