68. Multitudes 68. Automne 2017
Hors-Champ 68

Prêter attention au commun qui vient

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Conversation avec Martin Givors & Jacopo Rasmi

Martin Givors & Jacopo Rasmi : Vous vous référez fréquemment à la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty pour développer une pensée de la continuité entre l’organisme et son environnement, une continuité qui, parfois, va jusqu’à traduire une forme de fusion. Ne pensez-vous pas que cette posture phénoménologique peut tendre à uniformiser la multiplicité des êtres écologiques, c’est-à-dire la diversité des modes d’existence des organismes au sein d’un environnement ? Autrement dit, ne pensez-vous pas que la différenciation et la résistance vis-à-vis de l’environnement sont aussi importantes que la continuité ?

Tim Ingold : C’est une question délicate, mais une très bonne question ! Tout d’abord, je ne pense pas que l’on puisse tout à fait caractériser la perspective phénoménologique de cette manière. Je développe une perspective que j’appelle éco-phénoménologique : cela ne correspond pas exactement à ce que vous trouverez dans les ouvrages de Merleau-Ponty, même si c’est à partir d’eux que je tente de la développer. Dans la pensée merleau-pontienne, l’organisme et l’environnement sont enveloppés l’un dans l’autre (l’environnement est dans l’organisme, et vice versa, l’organisme est dans l’environnement). Mais je ne pense pas que la « fusion » soit le bon terme pour décrire cette relation. À l’occasion de l’écriture de mon récent livre The Life of Lines1(2015), je me suis plongé dans la pensée de Durkheim, et j’ai constaté qu’il utilisait sans distinction les termes d’« agrégation », de « fusion » et d’« interpénétration ». Or je pense que chacun de ces termes désigne quelque chose de différent. La fusion désigne le fait que deux choses se réunissent littéralement pour n’en former plus qu’une seule, tandis que l’interpénétration renvoie à l’idée que deux choses peuvent s’enchevêtrer (ou s’emmêler) l’une à l’autre tout en restant différentes.

L’image qui me vient à l’esprit est celle d’un nœud. Lorsque vous nouez un nœud avec les lacets de vos chaussures (ce que je n’ai pas en ce moment même2) ou avec des cordes, le nœud peut être extrêmement serré, sa structure tient fermement grâce à la friction des fils, mais les différents fils formant le nœud ne se fondent pas les uns dans les autres, ils ne fusionnent pas. Ils s’interpénètrent, ils sont très fermement entremêlés. Donc la fusion est une chose et l’interpénétration en est une autre. Je pense que cette différence est celle que l’on retrouve dans l’histoire de la pensée sociale entre Durkheim et Mauss. Durkheim fait l’hypothèse que lorsque l’on regroupe des individus ensemble, leurs esprits se réunissent et viennent alors fusionner pour former une conscience collective. Mauss quant à lui propose de penser que, si des individus peuvent s’unir, donner et recevoir, ils resteront néanmoins toujours eux-mêmes.

M. G. & J. R. : C’est là où vous vouliez en venir, il y a deux jours, à l’occasion de la table ronde de Knowing from the inside3, lorsque vous appeliez à construire du commun sans n’avoir rien en commun ?

T. I. : Exactement. Nous pouvons être en commun, ensemble, sans pour autant nous fondre les uns dans les autres. Être ensemble constitue même une partie du chemin par lequel chacun devient un individu particulier. Mon argument consiste donc à dire que la fabrique du commun et la variation vont de pair, et ne sont pas contradictoires. En ce sens, il serait injuste de dire de l’approche merleau-pontienne qu’elle ne pense les relations d’un organisme avec son environnement que sur le mode de la fusion, créant ainsi un vaste océan au sein duquel tout serait identique. Il s’agit en réalité d’un océan de la variation : comme un paysage où chaque lieu est différent de tout autre lieu sans qu’ils ne soient pour autant séparés l’un de l’autre. Vous pourriez vous rendre dans les collines, marcher jusqu’au sommet de cette montagne ou de celle-ci, et le paysage serait différent depuis chaque sommet. Mais en aucun cas lors de votre marche vous ne passeriez d’une chose à une autre. Vous n’avez pas à supposer que les montagnes sont des morceaux de variation disposés au-dessus d’une base d’homogénéité. Vous avez simplement affaire à un champ d’hétérogénéité.

M. G. & J. R. : Dans votre dernière publication intitulée Correspondences4, éditée dans le cadre de la série KFI, vous expliquez que vous préférez parler de « correspondances » plutôt que d’« interactions ».

T. I. : Oui, ceci en raison du fait que le terme « interaction » commence par le préfixe « inter ». Inter signifie « entre ». C’est un peu comme s’il induisait l’idée d’un mouvement allant d’avant en arrière : par exemple, si je suis en train de vous parler, je vous dis quelque chose puis vous me répondez en retour. Ou encore, si nous sommes en train de jouer aux échecs : je bouge une de mes pièces, puis tu bouges une des tiennes en retour. Aller-retour, aller-retour… Alors que dans le cadre d’une correspondance, nous cheminons côte à côte. Lors d’une conversation par exemple, nous avançons ensemble : je parle d’abord, puis vous parlez, mais ces deux prises de parole ne sont pas des mouvements contraires, elles vont dans une même direction.

Prenons comme analogie deux personnes marchant dans la rue ensemble, côte à côte : Martin, tu n’es pas en train de regarder Jacopo directement, mais tu sais qu’il est là. Et vous avancez ainsi, vous répondant l’un à l’autre par vos mouvements, par votre conversation, et ainsi de suite… Maintenant, supposons que vous commenciez un débat : vous vous arrêtez, et vous tournez face à face. Alors vous ne pouvez plus avancer sans vous cogner l’un à l’autre : à cet instant-là, vous commencez à avoir une interaction. La différence entre interaction et correspondance est celle distinguant un mouvement latéral d’un mouvement longitudinal. Je pense qu’il nous faut penser la société comme un mouvement longitudinal de correspondance.

M. G. & J. R. : Au cours d’une récente conférence, Yves Citton s’en est pris au terme d’ « interaction », lui préférant celui d’« intra-action ». Cette distinction rejoint-elle celle que vous proposez ?

T. I. : Le concept d’intra-action vient de la pensée de Karen Barad : beaucoup de personnes s’en sont effectivement emparées. Lorsque je lis Barad, j’ai l’impression qu’elle essaie (par l’un de ses chemins alambiqués) de dire exactement ce que je viens de dire, et je suis donc en accord avec elle. Si deux personnes ont une conversation, alors ils sont tous deux engagés dans un même processus consistant à continuer, à poursuivre. Néanmoins, je préfère le terme de « correspondance » à celui d’« intra-action ». La différence entre « interaction » et « correspondance » est celle qui existe entre traverser un fleuve d’une rive à l’autre, et suivre le courant : c’est une rotation de 90°. Mais, à mon sens, l’« intra-action » laisse entendre une forme de rotation à 180°. Vous continuez d’aller d’avant en arrière, mais depuis l’intérieur. Je crois que cela rend l’image plus confuse.

M. G. & J. R. : Si nous nous en tenons à cette notion de correspondance, comment devrions-nous approcher les phénomènes d’opposition et de résistance ?

T. I. : Les gens critiquent souvent le fait que, si j’ai beaucoup à dire sur l’harmonie, la sympathie et toutes sortes de phénomènes impliquant une forme d’entente, il n’y a aucune place dans ma pensée pour le conflit, la rupture et la brisure. C’est une critique juste, mais j’y répondrais en partie en disant qu’il ne peut y avoir de rupture, de brisure ou de conflit sans qu’il y ait d’abord eu de continuité. Vous ne pouvez briser quelque chose que dès lors qu’il y a quelque chose à briser… Mais je ne pense pas que l’on puisse construire un processus de vie sociale à partir de ruptures : cela reviendrait à éclater un verre et à tenter ensuite de rassembler les morceaux. Cela ne fonctionne pas. Je pense que, ontologiquement, la continuité de la vie sociale doit avoir la priorité sur la discontinuité. Il nous faut d’abord comprendre cette continuité afin de voir, ensuite, ce qui peut l’interrompre. Mais nous ne pouvons commencer par l’interruption [disruption].

L’autre partie de ma réponse consisterait à dire que ce qui est une continuité pour les uns peut être une discontinuité pour les autres. Supposons que je représente l’armée sud-africaine et qu’à ce titre, je construise une route à travers le territoire de chasseurs-cueilleurs indigènes, empêchant ces derniers de suivre leurs chemins ordinaires, à présent coupés par la route. Cette route est une continuité pour moi (l’armée), mais elle brise le monde de ce peuple indigène. Je m’approche ainsi de cette question à laquelle vous voulez certainement en venir : pourquoi la ligne d’une personne devient-elle une barrière pour une autre ? Eh bien, parce que la première personne a le pouvoir. Cela devient alors une question politique : certaines lignes sont plus puissantes que d’autres ; les lignes permettent la continuité de la vie pour certains et bloquent ou interrompent la vie d’autres. Il y a ici une politique, et j’ai écrit à ce sujet dans mon livre consacré aux différents types de lignes5. J’y montre par exemple comment les lignes en pointillé peuvent constituer une stratégie d’imposition du pouvoir, avec notamment cette idée qu’elles ont permis l’imposition de régimes coloniaux sur des modalités de mouvement et de cheminement continu indigènes.

M. G. & J. R. : Récemment vous vous êtes exprimé de plus en plus sur la question de l’éducation, et nous voudrions en apprendre davantage à ce sujet. Quelle différence faites-vous entre une « éducation de l’attention » (selon votre propre définition6) et une éducation de l’« intention » ?

T. I. : Je viens tout juste d’écrire un livre à ce sujet, il est d’ailleurs en cours d’impression en ce moment même7. Pour sa rédaction, j’ai été tout particulièrement influencé par deux philosophes de l’éducation. Le premier se nomme Jan Masschelein, il travaille à Leuven, et le second se nomme Gert Biesta, il travaille aux Pays-Bas. Je me référerai ici uniquement à Masschelein, qui propose de distinguer deux sens de l’éducation : il y a le sens conventionnel, venu du latin educare, qui signifie instiller à l’intérieur de jeunes esprits des manières normées de penser, d’agir et de se comporter. Mais il existe également un autre sens dérivé du terme éducation, formé à partir de e-ducere et qui pourrait littéralement être traduit par « conduire au dehors » / « accompagner vers le dehors ». Il s’agit là d’un processus d’ex-position, et non d’in-stallation : non pas mettre du savoir dans un intérieur, mais conduire des novices au dehors, dans le monde. J’ai ainsi théorisé cette notion d’éducation, dans la lignée de Masschelein, comme une manière de conduire au dehors, ce qui est sans rapport avec les pratiques des institutions éducationnelles, c’est-à-dire avec ce qui se déroule aujourd’hui dans les écoles.

Ma définition minimale de l’éducation est : « l’action de mener une vie » [leading life]. La question primordiale de l’éducation revient donc à comprendre ce que signifie mener une vie. Quelle est la différence, ou y a-t-il une différence, entre mener sa vie (comme dans – ducere) et vivre sa vie ? Qu’y a-t-il de plus à mener qu’à simplement vivre ?

Je pense qu’il y a quelque chose de supplémentaire, mais que cela ne se traduit pas du tout dans des enjeux de cognition ou d’intentionalité. Nous pourrions supposer que les êtres humains mènent leur vie tandis que les autres animaux ne le feraient pas (même si je n’en suis pas certain). Nous pourrions le penser en raison, disons-le ainsi, de cette immense capacité cognitive qui permet aux humains de faire des plans, d’avoir des intentions et des projets [designs] en tête. Mener sa vie consisterait alors à faire en sorte que toute action effectuée soit le résultat d’un plan [plan] préalablement élaboré. Mais je ne crois pas à cela : je m’y oppose même formellement ! Les plans sont des choses que l’on formule à mesure que l’on avance dans le processus de la vie lui-même. Ce que je veux signifier par-là, c’est que mener sa vie consiste à prêter attention aux choses, de telle manière que – à mesure que nous cheminons dans le monde – nous soyons pleinement engagés dans un processus d’attention et d’observation [we are actively noticing].

La signification de l’attention est elle-même double. James Gibson, dans son travail dédié à l’éducation de l’attention, la comprend d’une manière particulière, et Jan Masschelein (qui relie également l’éducation à l’attention) d’une autre. Selon la première approche, faire attention à quelque chose relève d’une forme de maîtrise pratique, en ceci qu’il s’agit là d’une pratique consistant à relever les affordances (ou invites8) des choses : ainsi un praticien expérimenté, dans un environnement au sein duquel il est habitué à travailler, relève les affordances qui lui seront nécessaires pour continuer. L’hypothèse implicite est alors que les affordances sont déjà présentes dans l’environnement. Lorsqu’il s’intéresse à cette problématique, Massschelein, lui, met l’accent sur le fait qu’attendre, en français, signifie attendre que quelque chose arrive [to wait], et donc que faire attention à quelque chose (to attend to something) n’est en rien une maîtrise, mais bien plutôt une forme de soumission. Cela consiste à attendre le monde [waiting upon the world], à être à la fois attentif aux choses et attentionné envers les personnes, selon le modèle du serveur [waiter] dans un restaurant, qui fait attention à ses clients et se tient prêt à faire ce qu’ils lui demandent : le serveur est du côté du service plutôt que de la maîtrise. Faire attention, pour Masschelein, revient donc à se soumettre à l’environnement : je suis ici, ouvert et prêt à faire ce que vous commanderez. Gibson, à l’inverse, a développé une approche bien plus centrée sur la maîtrise.

Ce que j’essaye de défendre pour ma part est que ces deux sens de l’attention ne sont pas incompatibles. Ils représentent davantage des étapes, ou niveaux, dans tout type d’action : quand vous vous lancez dans une action, cela commence par une forme de soumission, puis évolue ensuite en une forme de maîtrise. L’attention-soumission décrite par Masschelein évolue en une attention-maîtrise chez le praticien expérimenté de Gibson. Je pense que cela est vrai pour toute activité impliquant le développement d’habiletés pratiques [skilled practices]. Si je prends mon violoncelle pour jouer, je place mon archet sur les cordes et je ne sais pas ce qu’il va arriver. Il me faut me soumettre, sans quoi je ne ferai rien. Puis, à mesure que mon archet frotte les cordes et que mon mouvement hésitant devient plus assuré, je me dis « Oui, voilà la note ! » (mes doigts sont à cette place et mon archet à cette autre). Et cela devient un mouvement assuré. Mais la maîtrise suit la soumission, et non l’inverse.

M. G. & J. R. : Et nous pourrions peut-être dire que, même lorsque l’on a atteint une forme de maîtrise, on doit être capable de ne pas totalement oublier l’étape précédente. Nous avons toujours besoin de « trembler » (comme le dirait Agamben9), de nous souvenir de l’état initial.

T. I. : Exactement, il y a là un rythme continuel. Nous devons trembler un peu. Si nous songeons à la marche, nous pouvons constater que nous nous soumettons à la terre à chaque pas que nous effectuons, et à chaque étape nous pensons : « Très bien : maintenant, continuons jusqu’au prochain pas ! » Ce cycle se joue encore et encore : comme la respiration (inspiration et expiration), comme une question et une réponse, comme la correspondance. Voilà l’idée, en tout cas.

M. G. & J. R. : Nous aimerions à présent revenir sur la notion de « perspective résidentielle » que vous avez développée. Nous avons été très sensibles à votre conception de l’habitation10 comme pratique de l’écoute, de la coopération et du tissage avec les diverses formes de vie d’un environnement. Celle-ci a notamment fait écho avec notre lecture récente du dernier ouvrage d’Anna Tsing11 dans lequel l’anthropologue développe une critique du capitalisme comme mode production d’une forme d’aliénation qu’elle nomme « ex-habitation » (et qui consiste en une manière d’extraire des formes de vie de leur environnement). Votre conception de l’habitation essaie-t-elle également de résister ou de lutter contre une perspective aussi violente (celle de l’aliénation) ?

T. I. : D’une certaine manière, je regrette d’avoir utilisé l’expression de « perspective résidentialiste » [dwelling perspective] parce que certaines personnes s’en sont emparées et ont annoncé « je vais adopter la perspective résidentialiste » comme s’il s’agissait d’une posture méthodologique (parce que cela ressemble à une méthode), alors qu’elle n’a pas été pensée en ce sens. Il y a deux raisons pour lesquelles je ne suis plus tout à fait à l’aise aujourd’hui avec l’expression de « perspective résidentialiste », après toutes ces années. La première tient à ce que les personnes pensent souvent que soit l’on réside, soit l’on construit, parce que j’ai proposé cette opposition entre « perspective résidentialiste » et « perspective constructiviste ». Or ce n’est pas du tout de cela qu’il est question : la question est de savoir laquelle des deux a la priorité ontologique. Il faut plutôt se demander : est-ce que l’on construit parce que l’on réside, ou est-ce que l’on réside parce que l’on construit ? Ce n’est pas parce que l’on réside que l’on ne construit pas, mais c’est pourtant ce que les gens pensent trop souvent, et il s’agit d’une incompréhension.

Le second problème concerne le terme « résider » lui-même. Bien que j’essaye de défendre l’idée que l’acte de « résider » ne sous-entend rien de confortable, de facile, ni même d’agréable, le terme lui-même a cette résonance-là. Il évoque un fauteuil douilletprès du feu, dans une charmante maison où tout va pour le mieux. Quelque chose de très local aussi, de très ancré en un seul lieu. Mais je ne voulais pas du tout exprimer cela, je cherchais à transmettre un sens de la résidence impliquant au contraire beaucoup de mouvement ; non pas quelque chose d’immobile, mais quelque chose allant de lieu en lieu. C’est pourquoi j’ai décidé d’employer plutôt le terme d’« habitation » [inhabitation] à la place, parce qu’il n’avait pas la même résonance. Voilà donc les problèmes que j’ai rencontrés avec la notion de « perspective résidentialiste » et les raisons pour lesquelles je ne l’utilise plus à présent.

J’ai beaucoup écrit au sujet de l’« habitation » et de l’« ex-habitation » en comprenant le second terme au sens d’une aliénation. Je n’ai pas cherché à comparer exactement l’emploi du terme d’« ex-habitation » par Anna Tsing avec le mien ; il vous faudra faire ce travail vous-mêmes. Mais la critique qui a été justement faite à propos de mon travail (avec toute cette emphase sur la résidence et l’habitation) est que le politique n’y est pas explicite. Vous pouvez lire le livre d’Anna Tsing et vous saurez qu’il est politique du début à la fin, alors que vous pouvez lire quelque chose que j’ai écrit et vous demander : « Où est la dimension politique ? Pourquoi n’apparaît-elle pas ? ». Il y a deux réponses à cette critique : l’une faible, l’autre forte.

La réponse faible, qui est davantage une manière de contourner le problème, consiste à dire : mais après tout, pourquoi devrais-je parler du politique ? Si j’étais un historien de l’art et que je travaillais à l’analyse d’une peinture, je n’aurais pas à parler du politique ; si je voulais comprendre pourquoi les hommes préhistoriques fabriquaient des haches, pourquoi devrais-je convoquer la question du politique ? Il y a des sujets pour lesquels le politique est pertinent, et d’autres pour lesquels il ne l’est pas. Si je m’intéresse à des questions de perception, alors pourquoi devrais-je parler du politique ? Ce serait comme critiquer des politologues pour ne pas avoir parlé de perception. Mais cette réponse est extrêmement faible.

L’argument fort, je pense, consiste à dire qu’écrire est politique en soi-même. Si quelqu’un écrit contre des positions dominantes défendues en sciences cognitives ou dans la théorie évolutionniste, lesquelles à la fois supportent et sont supportées par une pensée politique capitaliste12, ou néolibérale, ou étatiste, alors son geste en lui-même est politique. J’ai souvent l’impression que, lorsque l’on est un théoricien, il nous est facile de produire de la théorie politique et d’analyser une situation, mais cela se fait souvent en restant en retrait, en se consacrant purement à l’analyse. Je pense que l’on doit au contraire se rendre au cœur des choses. Si l’on pense que certaines positions ou que certains arguments sont fourvoyés, ou faux, ou simplement soutiennent des organisations du pouvoir insoutenables, alors il faut pouvoir s’attaquer à eux directement. C’est politique ; et nous n’avons pas continuellement besoin de le rappeler. C’est politique en soi.

M. G. & J. R. : Beaucoup d’écrits défendent l’idée que la perception peut être en elle-même considérée comme une problématique micro-politique, en ceci qu’elle configure en partie les manières dont nous percevons et agissons avec les autres et avec notre environnement – et ce à un niveau non pas institutionnel, mais individuel. Aussi, après avoir entendu votre appel lors des journées KFI pour une société plus démocratique, nous souhaitions vous soumettre la question suivante : qu’est-ce que la démocratie selon vous ? Pensez-vous que l’on puisse la définir comme un travail spécifique de perception et d’attention ?

T. I. : Elle en est effectivement un, et cela est extrêmement lié à la pensée du commun et de la fabrique du commun [commoning]. Je pense qu’il nous faut défendre la démocratie, mais je pense également que, dans le climat politique et la rhétorique actuels, la démocratie a été vidée de tout son sens, et a même été utilisée pour justifier des choses qui font en réalité affront aux valeurs démocratiques. Ceux qui, en Angleterre, affirment avec insistance que « c’est par une décision démocratique que nous avons choisi de quitter l’Union Européenne » n’ont pas la moindre idée ce qu’ils entendent par « démocratie ». Ils pensent que cela consiste simplement en l’imposition par la force d’un ensemble de décisions, grimée en « volonté du peuple », sur la vie de tous les autres. Or cela n’a rien à voir avec la démocratie ; c’est même plus proche d’une forme de totalitarisme. Alors il nous faut être clair avec ce que l’on pense qu’est la démocratie. De mon point de vue, cela revient à repenser notre conception de la liberté. Il nous faut revenir (plutôt qu’inventer) à un sens de la liberté qui n’implique pas que la liberté de certains se fasse au prix de la captivité ou de l’assujettissement des autres.

Il en va de même pour la question de la soutenabilité. La conception dominante de la soutenabilité veut que l’on pense pouvoir maintenir une chose en en épuisant une autre, ou en s’en débarrassant. Mais ce dont nous avons besoin, c’est d’une pensée de la soutenabilité qui accorde une place pour chaque chose, à la fois maintenant et dans un avenir proche, sans pour autant définir à l’avance ce que sont ces choses. Nous avons également besoin d’avoir une conception de la liberté qui soit liée à une certaine idée d’une vie en commun en perpétuelle évolution. Mais ce qui se passe en ce moment, il me semble, c’est que notre conception de la démocratie s’est séparée d’une pensée de la vie en commun (c’est-à-dire, de la vie sociale) saisie dans son évolution. Nous devons les réunir à nouveau. J’ai récemment lu à ce propos un ouvrage de Roberto Esposito13 qui m’a particulièrement frappé.

M. G. & J. R. : Nous avons pensé à lui lorsque vous avez dit que nous étions des personnes « n’ayant rien-en-commun14 ».

T. I. : Cette phrase provient du titre d’un ouvrage d’Alphonso Lingis, mais l’idée est la même. Esposito explique que le terme de « communauté », ou « commun », vient du latin com-munus, qui signifie littéralement « donner ensemble ». Partant de là, nous pouvons postuler qu’il est nécessaire que tous les individus formant un groupe soient différents pour qu’ils puissent mener une vie en commun, c’est-à-dire une vie fondée sur ce qu’ils donnent ensemble au commun. S’ils sont tous les mêmes, alors ils n’auront rien à donner. En clair, l’argument propose de penser que la vie en commun est une forme par laquelle les individus peuvent se différencier ; c’est donc une forme de la différence, ou de la différenciation. En ceci qu’elle se construit à partir de la différence : elle est une forme ouverte, et non fermée. C’est pourquoi il nous faut un concept de la liberté, un concept de la démocratie et un concept de la personne qui s’appuient tous sur le postulat d’une ouverture, plutôt que d’une fermeture. Dans la démocratie contemporaine, ces concepts ont été réduits car rattachés à une conception néolibérale très étroite de l’individu comme unité définie par certains intérêts, certains désirs et certaines ressources. Ainsi « la communauté » en est venue à désigner une collection d’individus dotés d’intérêts en commun qu’ils seront déterminés à défendre contre tous les autres. S’ils constituent la majorité, alors ils gagnent, et tous les autres doivent perdre.

Il nous faut resituer ces réflexions dans le cadre d’une pensée de la liberté et de la communauté au sein de laquelle la liberté implique la nécessité, et n’est pas opposée à elle. C’était d’ailleurs le sens qu’avait le terme de « liberté » au Moyen Âge, comme le soutient Esposito, et c’est la raison pour laquelle je disais précédemment que nous devions y revenir, plutôt que l’inventer à nouveau. Quand on l’approche d’un point de vue étymologique, freedom (liberté) est lié à friend (ami) et friendship (amitié), liberty (liberté) est lié à love (amour), Liebe (amour) à life (vie). Tous ces termes sont liés étymologiquement. Ainsi, à l’origine, la liberté ne signifie pas le contraire de la nécessité. Elle ne signifie pas que l’on est libre de faire une chose parce que l’on n’a pas à en faire une autre, ou parce que d’autres sont forcés de la faire à notre place. La liberté n’est pas l’opposé de la contrainte, parce que sa « nécessité » vient du nexus, c’est-à-dire de ce qui est relié ensemble, dans l’amour ou l’amitié.

Ce que j’essaie ici de montrer, c’est que la fabrique du commun et la variation s’impliquent mutuellement comme le font la liberté et la nécessité. Pour développer le type de démocratie auquel nous devrions selon moi aspirer, il faut que notre conception de la démocratie soit empreinte de cette recherche d’une vie en commun qui associe, sans les opposer, les processus de fabrique du commun et de différenciation. Je pense qu’il s’agit là d’un point capital, mais nous l’avons aujourd’hui perdu en raison de l’appauvrissement du discours politique.

M. G. & J. R. : Diriez-vous que la démocratie est également une pratique attentionnelle ?

T. I. : Absolument, oui, parce que nous devons penser la citoyenneté et la liberté non pas comme des données, mais comme des choses auxquelles nous devons continuellement travailler. Cela signifie que la citoyenneté démocratique est quelque chose que l’on fait, quelque chose que l’on pratique, et non un droit ou une propriété qui nous appartiendrait a priori. Nous devons y travailler dans les relations que nous tissons avec les autres.

M. G. & J. R. : Ainsi, dans la mesure où elle nous invite à penser à la manière dont nous écoutons et co-composons notre environnement, votre pensée de l’habitation pourrait-elle être un moyen de penser la démocratie ?

T. I. : Oui, en quelque sorte. Récemment, je lisais Démocratie et éducation de John Dewey, un ouvrage publié en 1916, il y a de cela cent ans. Il y étudie la signification de la démocratie et j’adhère en grande partie à ce qu’il propose. Pour lui, la démocratie est une forme de vie en commun, mais ce qui compte à ce propos c’est que le commun n’est pas donné a priori : il est une chose à laquelle on travaille continuellement. À mesure qu’ils cheminent ensemble, les individus doivent s’imaginer eux-mêmes vers l’avant, en un lieu où ils pourront commencer à produire ce que Dewey appelle une affinité d’esprits [like-mindedness]. Nous n’avons pas à revenir en arrière pour retrouver quelque chose que nous aurions eu en commun et à partir duquel nous pourrions commencer ; au contraire, il nous faut aller de l’avant pour trouver ensemble ce qu’aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer au commencement.

M. G. & J. R. : Faites-vous référence à ce qui se produit dans les courants nationalistes ?

T. I. : Oui, exactement. Or, la fabrique du commun ne consiste justement pas à dire : « Oh ! Nous sommes issus du même sang et nous avons foulé le même sol ! », mais bien plutôt à avancer en se demandant : « Pourrions-nous nous imaginer, toi et moi, dans un lieu où nous partagerions le même chemin ? » C’est un lieu qui ne pourrait être connu par aucun d’entre nous au commencement, mais qui serait au contraire une nouvelle découverte. Cette perspective offre une forme d’espoir, une possibilité pour chaque nouvelle génération de prendre un nouveau départ, et donc de ne pas simplement répéter ce qui a été fait auparavant. Vous connaissez cette horrible rhétorique qui consiste à parler de « faire l’histoire » [making history]. Nous parlons de «faire l’histoire», mais qui va devoir utiliser ce que nous avons fait ?

M. G. & J. R. : La notion d’anarchive15, proposée par Erin Manning lors de sa conférence, semble tout à fait éclairante à ce sujet.

T. I. : Nous en venons elle et moi aux mêmes conclusions. Il nous faut constamment réinventer : c’est le contraire de l’archive au sens d’un empilement du passé. J’ai été extrêmement influencé par les travaux d’Erin Manning, en particulier dans cet ouvrage que j’ai récemment écrit sur l’éducation, et dans lequel je m’appuie assez directement sur ses propos.

M. G. & J. R. : À ce sujet, il semble que vous soyez de plus en plus intéressé par les pratiques artistiques, comme nous avons pu le constater dans le projet KFI. Comment reliez-vous le champ artistique à vos recherches tant anthropologiques qu’épistémologiques sur l’écologie comme enjeu de perception ? Pensez-vous que les expérimentations artistiques puissent nourrir une sensibilité écologique dans un monde où nos sens sont si souvent formés par des expériences médialisées qui, au contraire, tendent à nous isoler de notre environnement ?

T. I. : Je pense que l’anthropologie peut parfaitement être une pratique de l’art, et que l’art peut être une pratique de l’anthropologie. Il y a un point à partir duquel on ne parvient même plus à les distinguer : celui où l’art comme l’anthropologie sont des pratiques d’enquête sur les possibilités et les conditions de la vie dans un environnement. Beaucoup d’artistes définissent leur pratique en ces termes-là, particulièrement ceux plus intéressés par des enjeux écologiques. Ils pourraient ainsi dire : « Mon travail n’est pas une étude sur le présent ; je suis davantage intéressé par ce que pourraient être les conditions et possibilités de la vie ». Je pense que c’est là également une excellente définition de l’anthropologie, parce que le travail de l’anthropologie ne consiste pas simplement à documenter la manière dont la vie est vécue par des populations en un lieu et à une certaine époque, mais plutôt – en se basant sur les expériences de terrain et d’ailleurs – à imaginer les possibilités de la vie.

Je pense néanmoins que les relations entre anthropologie et art peuvent se briser dès lors que l’on touche au débat opposant l’anthropologie à l’ethnographie – un débat au sein duquel j’ai largement pris part16. À l’opposé de beaucoup de mes collègues anthropologues, je défends l’idée que l’anthropologie et l’ethnographie sont des pratiques différentes. L’ethnographie cherche à fournir des descriptions détaillées et nuancées, des interprétations et des analyses de la vie telle qu’elle est vécue par des peuples quelque part et à une certaine époque – et c’est très bien. Mais l’anthropologie poursuit un but différent : elle est une enquête spéculative portant sur ce que les conditions et possibilités de la vie pourraient être. Si vous essayez de combiner l’art à l’ethnographie, alors vous obtiendrez un mauvais art et de la mauvaise ethnographie, et il existe déjà beaucoup de ces deux choses-là. Cela ne fonctionne tout simplement pas car, d’un côté, vous compromettez la précision et la fidélité de l’ethnographie, et de l’autre, vous perdez le caractère spéculatif et inventif de l’art.

Pour rapprocher l’art et l’anthropologie, il nous faut tout d’abord établir une séparation claire entre anthropologie et ethnographie. Il nous faut également insister sur la différence (laquelle se trouve derrière tout le projet KFI) entre une pensée de l’art comme une chose sur laquelle on peut faire une étude anthropologique, et une pensée de l’art comme une chose avec laquelle on peut faire de l’anthropologie – de manière à ce que l’on ne puisse même plus dire exactement s’il s’agit d’art ou d’anthropologie. La chose que nous ne voulons pas serait davantage d’analyses anthropologiques d’objet d’art, ou d’œuvres d’art. Nous sommes contre la transformation des pratiques artistiques en « œuvres » [workification], contre l’objectification de l’art. Nous ne voulons pas penser l’art comme fait d’œuvres, mais plutôt comme consistant en pratiques d’investigation, en arts de l’enquête. L’anthropologie elle aussi est un art de l’enquête, et c’est ainsi que nous pouvons relier ces deux disciplines.

M. G. & J. R. : Il semblerait qu’il existe une relation extrêmement étroite entre ce que vous avez dit précédemment au sujet du politique et de la démocratie (comme attention au commun à venir) et cette investigation des manières dont la vie pourrait être vécue ensemble. Vous avez tenu des propos presque similaires à propos des couples démocratie/attention et art/anthropologie : nous pourrions alors dire qu’ils partagent la même modalité d’enquête.

T. I. : C’est exact. Je crois que l’art et l’anthropologie peuvent entrer ensemble en correspondance avec un renouvellement de la pensée de la démocratie comme manière de mener la vie en commun par la différentiation et l’attention.

M. G. & J. R. : Et qu’en est-il du rôle des media techniques dans une telle enquête ?

T. I. : Lorsque l’on en vient à la question de la médiation technique, le problème qui émerge est celle de savoir si une telle médiation – la dépendance vis-à-vis des images par exemple – se met au travers de l’expérience ou non… Avant que l’on ne débute notre entretien, vous avez présenté votre recherche sur l’écologie du cinéma documentaire en postulant que, effectivement, il existe des formes de médiation technique qui peuvent enrichir l’expérience plus que l’appauvrir, et je suis certain que cela existe. Mais je suis tout aussi certain que, jusqu’à très récemment, les grands principes gouvernant la conception des nouvelles technologies ont œuvré dans une direction tout à fait opposée à celle-ci.

Prenons l’exemple de l’écriture à la main – l’un de ces sujets sur lequel j’ai beaucoup écrit, et auquel je suis très attaché. Je suis préoccupé par la perte de la pratique de l’écriture à la main et par la manière dont la dépendance vis-à-vis du clavier et de l’écran se mettent en travers du flux direct qui relie notre pensée au papier. Ces media interrompent un flux et nous coupent d’une relation non médiatisée avec ce sur quoi nous écrivons. C’est là un reproche que j’adresse à la technologie. Mais ensuite, il me faut également admettre que si l’on pouvait développer un stylo électroniquement augmenté – un stylo qui, quand vous l’utilisez, vous fait ressentir la surface du papier avec plus de subtilité encore qu’un stylo ordinaire – alors cette technologie pourrait grandement développer la puissance expressive de l’écriture à la main. Mais les faits historiques tendent à nous montrer que, jusqu’à très récemment, tous les designers travaillant sur les technologies digitales ont cherché à produire des produits toujours plus sophistiqués et fantaisistes dans un but commercial. Ils n’ont pas développé de stylo électroniquement augmenté.

M. G. & J. R. : Mais seriez-vous d’accord avec nous pour dire que les expériences artistiques peuvent nous montrer ce que nous pourrions faire d’autre avec la technologie, comment l’utiliser différemment ?

T. I. : Je suis d’accord. J’ai eu une discussion similaire à l’occasion d’un débat concernant l’usage très répandu des caméras dans la pratique du terrain en anthropologie. « Pourquoi ne dessinons-nous pas tout simplement ? », ai-je dit, « pourquoi devons-nous utiliser cette caméra ? ». Et les gens de me répondre : « Oh, mais ce que tu ne comprends pas au sujet des caméras, c’est que lorsqu’elles sont entre les mains de personnes qui savent ce qu’elles font, elles servent effectivement à dessiner. La caméra devient pareille à un stylo digitalement augmenté ». Alors j’ai répondu : « D’accord, mais si tel est réellement le cas, alors ne qualifions pas la caméra de technologie dédiée à la production d’images, parce que si vous utilisez le terme d’« image » [image], alors vous êtes à nouveau en train de découper et séparer les choses ». Mes interlocuteurs m’ont enfin répondu : « Tu devrais avoir une conception plus riche de la notion d’image. L’image n’a pas à être cet écran entre toi et le monde, elle peut être autre chose. » C’est alors que nous nous sommes perdus dans une discussion sur le sens des mots.

L’utilisation commerciale de la technologie a complètement détruit notre connexion avec le monde : elle nous a rendus moins sensibles à nos environnements. Mais nous ne devons pas blâmer la technologie elle-même à cause de ce que le capitalisme en a fait. Nous pouvons opter pour une approche expérimentale et trouver d’autres manières de l’utiliser, je suis d’accord sur ce point. Mais je n’en demeure pas moins inquiet à l’idée que, globalement, nous avons perdu une sensibilité immédiate à notre environnement – « nous » désignant ici les gens en général, ceux qui ne font plus attention à ce qui les entoure, comme nous devions et étions habitués à le faire auparavant. Chez beaucoup de personnes, la technologie a généré une forme d’immunisation, une sorte de corps-armure qui nous empêche d’avoir à négocier directement avec l’environnement. Et en même temps, nous avons peur de ce qui arrive à l’environnement (au sens écologique du terme). Nous proposons toutes sortes de chemins pour nous en sortir ou pour améliorer la situation, mais aucune ne fonctionnera tant que nous aurons cette insensibilité fondamentale. Il n’est pas possible d’utiliser une autre forme de technologie pour colmater les brèches que la première nous a permis de générer. Au contraire, il nous faut retrouver cette sensibilité, et découvrir des moyens pour le faire. Nous en revenons ainsi à la question de l’éducation, et à cette idée qu’il nous faut aujourd’hui développer une forme d’éducation basée sur l’attention et non sur l’intention. Cela nous ramène donc à votre question précédente, auquel mon dernier ouvrage est consacré.

M. G. & J. R. : Pour conclure, nous aimerions finir avec une dernière question au sujet des finalités de vos livres eux-mêmes. L’idée (développée dans Faire17) de co-composer avec les matériaux et de ne pas se focaliser sur les formes mentales, c’est-à-dire de passer d’une posture hylémorphique à une posture morphogénétique, pourrait tout à fait décrire une importante part du travail d’interprétation de certains danseurs. C’est là, pour eux, ce qui donne vie à la danse. Aussi, considérez-vous votre ouvrageFaire comme une proposition pour un tournant épistémologique (nous savons que vous n’appréciez pas ce terme), ou bien plutôt comme un guide à destination des praticiens ?

T. I. : Je souhaitais le concevoir comme une sorte de manuel. Je cherchais à trouver un chemin qui transcenderait les divisions existantes entre le livre pratique de terrain et le livre théorique. J’imagine que le livre pratique par excellence est un recueil de recettes dans votre cuisine (et que vous utilisez pour préparer de la nourriture), et que le livre théorique typique est posé sur une étagère dans votre bureau, et que vous ne mélangeriez sans doute jamais les deux, ni n’essayeriez de cuisiner avec l’aide de l’Esquisse d’une théorie de la pratique de Bourdieu. Mais quelque part, avec Faire, j’ai essayé de voir ce qui adviendrait si l’on tentait de mêler les deux. Nous avons des livres qui n’ont aucune place dans le studio de la vie pratique, et des livres n’ayant aucune place dans le studio de la pensée. Je ne pense pas que cela soit un état satisfaisant des choses. Nous avons besoin d’un genre de livre qui pourrait réunir la théorie et la pratique, et il nous faut également penser à comment il devrait être écrit. Ce serait quelque chose comme un manuel, mais doté d’une dimension philosophique. Cela serait néanmoins une philosophie à lire dans le monde, et non dans un espace reclus où vous ne feriez rien d’autre que lire. J’ai donc cherché un moyen de faire cela. Je ne suis pas certain d’y être parvenu, mais ce que j’aimerais vraiment, ce que je recherche, c’est que des gens puissent s’emparer d’un livre comme Faire et le poser au sol alors qu’ils répètent une danse ou construisent un bâtiment. Ces personnes-là ne liraient pas l’ouvrage pour y trouver des instructions sur quoi faire ensuite, mais bien plutôt pour penser avec ce qu’ils sont en train de faire, méditer dessus et… je ne sais pas. Mais peu importe, voilà ce que j’essaie de faire.

1 Tim Ingold, The Life of Lines, Londres, Rutledge, 2015.

2 Il faisait à cette époque une température étrangement douce dans le nord-est de l’Écosse, l’anthropologue portait donc des sandales sans lacets…

3 Table ronde tenue le 25 mai 2017, intitulée « Experimentations with the Possible », réunissant Erin Manning, Nuno Sacramento et Tim Ingold.

4 Tim Ingold, Correspondences, Knowing from the inside, Aberdeen, Aberdeen University Press, 2017.

5 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes (2007), Bruxelles, Zones sensibles, 2011.

6 Tim Ingold, « From the Transmission of Representations to the Education of Attention », Laboratory of Comparative Human Cognition, 1999 [en ligne].

7 Tim Ingold, Anthropologie et éducation, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

8 Traduction proposée par Olivier Putois dans l’édition française de l’ouvrage L’approche écologique de la perception visuelle de James J. Gibson aux éditions du Dehors.

9 Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Paris, Payot et Rivages, 2015.

10 À la suite de ses développements proposant de distinguer la perspective « résidentielle » (traduction précaire de dwelling perspective) de la perspective constructiviste, Tim Ingold a élaboré une opposition construite sur les termes d’inhabitation et d’exhabitation. Les préfixes in– et ex– en anglais permettent de jouer sur les différences de modalité d’engagement d’un organisme dans le processus de l’habiter. Pour éviter tout contresens, nous traduirons ici le terme d’in-habitation par habitation tout court, et non pas inhabitation, et nous l’opposerons au terme d’ex-habitation.

11 Anna L. Tsing, The Mushroom at the End of the World. On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton University Press, 2015; traduction française : Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2017.

12 Voir à ce sujet la conférence TEDx donnée par Tim Ingold à l’occasion du Ita Yati Traditional Knowledge Festival en septembre 2014, dans laquelle l’anthropologue développe un argumentaire sur la manière dont le capitalisme soutient des formes de production et de médiation du savoir scientifique favorisant un sentiment d’ex-habitation du monde.

13 Voir, par exemple, Roberto Esposito, Communitas: origine et destins de la communauté, (1998), Paris, PUF, 2000.

14 Propos tenus le 25 mai 2017 lors de la table ronde « Experimentations with the Possible ».

15 Au sujet de la notion de l’anarchive et de la pratique de l’anarchiving,voir le site du Sense Lab dirigé par Erin Manning : http://senselab.ca/wp2/immediations/anarchiving/

16 Tim Ingold, « That’s Enough about Ethnography! », HAU: Journal of Ethnographic Theory, vol. 4, no1, 2014.

17 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, Archéologie, Art, Architecture, Paris, Éditions Dehors, 2017.