Majeure 31. Agir Urbain

Qu’est-ce qu’un événement ou un lieu biopolitique dans la métropole ?

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Discussion avec Constantin Petcou, Doina Petrescu et Anne Querrien

Toni Negri : Je ne sais pas si vous avez des échos des luttes métropolitaines qui viennent de se passer. Je pense au Danemark, autour de ce « centre social » qui a été évacué par les forces de l’ordre, et pour lequel les gens ont continué à lutter pendant tout le mois d’août. Ou à cette chose formidable qui s’est passée à Rostock, en marge du G8, avec l’organisation de toute une série de luttes urbaines. Aujourd’hui, le mot d’ordre des mouvements autonomes en Europe est « reprendre la métropole, reprendre la ville, reprendre le centre », et il s’est vraiment généralisé : ces mouvements, qui partent de l’intérieur des villes, c’est, d’un point de vue politique, une chose extrêmement importante. Et puis il y a aussi cette mobilisation énorme en Italie, à Vicenza — vieux bastion catholique, mais aussi siège d’une grosse base de l’OTAN. Le gens se sont révoltés contre un projet d’expansion de la base et de redoublement de l’aéroport militaire, parce que les Allemands ont décidé que la grande base OTAN de Francfort allait être vidée, et du coup Vicenza devient la solution de repli. Les Américains transfèrent entre Vicenza et Udine tout le potentiel d’intervention militaire qui est en particulier destiné au Moyen-Orient. Et c’est ce que les gens — pas seulement le mouvement mais les habitants de la ville — refusent. La lutte s’est donc généralisée : mouvements no global, populations du coin, catholiques pacifistes, écologistes… C’est un nouvel activisme politique urbain, c’est une image de la ville différente. Les gens disent par exemple : on ne veut pas de guerre installée dans notre ville. Bien sûr, cela n’a rien à voir avec les « centres sociaux » tels qu’ils existent en Italie ou ailleurs, ou avec Christiania. Mais c’est passionnant. À Christiania aussi, c’est impressionnant : il y a, je crois, quelque chose comme cinq cents personnes en prison à Copenhague. Le mouvement a continué pendant tout l’été. C’est un modèle de résistance… Au départ, il n’y avait aucune volonté de provocation ou d’antagonisme direct, on les appelait les « pink ». Mais, parce qu’ils luttaient pour leur espace de liberté, ils sont devenus « noirs », « black » ! Le passage de l’idée de lieux de construction contre-culturelle à l’idée de résistance active, c’est fondamental.

Constantin Petcou : Est-ce que tu connais des expériences plus récentes que celle de Christiania ? Des expériences qui produisent des changements en douceur ?

Toni Negri : Ta « douceur », c’est comme si tu essayais de dire que la diagonale politique peut exister en dehors du diagramme biopolitique. Ou pour le dire de manière plus brutale et caricaturale, comme si l’affirmation d’autres modèles de vie pouvait oublier la réalité des rapports de pouvoir, comme si on pouvait être « en dehors » des rapports de pouvoir. Moi, je crois qu’on est toujours obligé de considérer la diagonale politique à l’intérieur du diagramme biopolitique. Tu ne peux pas croire qu’une action qui touche la vie dans tous ses aspects les plus concrets — dans le contexte biopolitique, dans le contexte de la ville — puisse être « séparée » : on est toujours dans des rapports. Dans l’analyse que tu fais, et dans tes choix, tu dois considérer toujours le rapport qui existe entre la diagonale politique et le diagramme biopolitique.

Constantin Petcou : Qu’est ce que c’est exactement, le diagramme biopolitique ?

Toni Negri : Le diagramme biopolitique, c’est l’espace dans lequel les phénomènes de reproduction de la vie organisée (sociale, politique), dans toutes leurs dimensions, sont contrôlés, captés et exploités — cela touche la circulation de l’argent, la présence de la police, la normalisation des formes de vie, l’exploitation de la productivité, la répression, le bridage des subjectivités… Face à cela, il y a ce que j’appelle une « diagonale politique », c’est-à-dire le rapport que tu as avec ces rapports de pouvoir — et que tu ne peux pas ne pas avoir. Le problème, c’est savoir de quel côté tu es : du côté de la puissance de la vie qui résiste, ou du côté de son exploitation biopolitique. Et l’enjeu dans la ville, ça passe souvent par la lutte pour se réapproprier toute une série de fonctions essentielles à la vie (la question du logement, la distribution de l’eau, la distribution du gaz et de l’électricité, l’administration du téléphone, l’accès au savoir…)

Constantin Petcou : Il s’agit là de luttes politiques d’une certaine échelle, plutôt globale, qui nous intéressent tous mais qui intéressent moins certaines personnes qui vivent dans l’urgence du quotidien, qui se glissent dans un quotidien que d’autres leur imposent. Lorsque nous évoquons l’espace biopolitique, nous parlons plutôt d’un espace biopolitique à petite échelle, dans lequel les habitants « quelconques » se retrouvent et se re-forgent, un espace dont ils sont maîtres, dans la mesure du possible. Tous les exemples dont on a parlé jusqu’ici sont très importants mais il y a très peu de gens qui s’y intéressent, à part les activistes dans le sens fort du mot. Nous explorons un activisme d’intensité quotidienne, « doux » ou « faible », que tout le monde pourrait pratiquer, qui commence par la résistance au consumérisme, aux projets urbains locaux qui entraînent des changements indésirables, etc. et auxquels les activistes au sens fort, qui s’intéressent aux problèmes globaux, ne trouvent pas réellement d’intérêt. Il y a donc ce clivage entre deux échelles d’action, peut-être qu’il y a encore une autre diagonale entre les échelles biopolitiques globales et les autres.

Anne Querrien : Par rapport à l’exclusion, qui est un phénomène massif dans les grandes métropoles européennes, il y a des gens qui mènent de petites luttes ou de petites actions de résistance dans une problématique qui n’est pas celle de la représentation des exclus vis-à-vis de la société globale. Il y a une série d’expériences qui passent souvent par des occupations, pas nécessairement des squats, mais avec une négociation pour occuper des espaces, pour faire vivre des espaces qui ne soient pas dans cette logique d’exclusion mais de développement de micro-puissances locales. Par exemple, nous étions hier entre deux barres HLM dans le XXe, c’était un terrain où n’il y avait que des gravats auparavant. Maintenant, avec du fric qui vient des HLM, de la Délégation à la politique de la ville, de la Mairie, de la DRAC, de la préfecture, il y a une espèce de construction où tu peux tenir une réunion, il va y avoir une bibliothèque, il y a des parcelles de jardins, et les gens des HLM d’en face viennent là en disant « tiens, qu’est ce qui se passe ? »

Doina Petrescu : C’est à travers l’espace que peut se construire un rapport avec cette diagonale politique, où tu peux commencer à t’opposer, à formuler des contre-propositions, où une contre-puissance peut émerger. Ces espaces — Félix Guattari parlait de vacuoles — sont nécessaires pour former des interstices et préciser les rapports, et pour que ceux qui sont assujettis à ces rapports soient dans la position directe de les formuler, de s’y confronter, sinon ils seront toujours représentés par d’autres, ceux qui sont les plus politisés, les habitués de la lutte.

Toni Negri : Tout ce que vous racontez est un terrain d’expérimentation passionnant. Je pense aussi que l’interstice représente une dimension essentielle parce qu’il permet de pointer un espace qui est précisément un « entre-deux », qui exige donc qu’on affronte le problème des langages différents et de leur liaison, ou celui du rapport entre le pouvoir (l’exploitation biopolitique de la vie) et la puissance (la résistance qui s’exprime dans l’expérimentation d’un espace interstitiel). C’est un problème presque artistique. La question que je me pose toujours, et cela ne va pas à l’encontre de ce que vous dites, c’est finalement : « où l’exode habite-t-il ? ». Quel est l’espace pour ceux qui veulent « s’exoder » du pouvoir et de sa domination ? Selon moi, l’exode a aussi, parfois, besoin de force. Et c’est un exode qui, paradoxalement, ne cherche pas un « dehors » du pouvoir mais affirme le refus du pouvoir, la liberté face au pouvoir, à l’intérieur de ses mailles, dans le creux de ses mailles. La force… Vous parlez ici de multitudes faibles, douces… Et là, autour de ces adjectifs, il y a vraiment un problème pour moi. Dans le cas de cette production « faible » et édulcorée, quelle est la production de subjectivité spécifique ?… Quelle est la spécificité de cette production ? Où cela va-t-il ?

Constantin Petcou : Dans des espaces de ce type, il y a notamment des gens comme des chômeurs, des retraités ou des intermittents ; des gens qui ont beaucoup de temps et qui n’ont pas une subjectivité valorisée socialement dans le milieu social et professionnel capitaliste. Par leur implication et par la prise en charge d’une activité (cinéma, jardinage, musique, fêtes), ils produisent des positions, des rôles, des subjectivités qu’ils se construisent justement entre eux, par agrégation. Et ces subjectivités dépassent l’identité, car c’est par intersubjectivité qu’ils arrivent à cela, en créant des relations collectives. À la fin, c’est une production de projet mental et social aussi. Justement, ça arrive avec le temps, par des pratiques quotidiennes, par des durées longues, ce qui n’est pas spécifique aux luttes très visibles et frontales (d’ailleurs, Félix Guattari souligne l’importance des « territoires existentiels » qui ont une certaine durabilité dans la production de subjectivité et d’hétérogenèse). Tu ne peux pas avoir une production d’espaces existentiels dans le mouvement trop agité, donc tu dois regrouper des conditions d’hétérogenèse, ce que nous définissons comme une « alterologie ». Quand tu laisses l’autre se manifester et construire sa subjectivité, il y a moins d’agressivité, il y a plus d’écoute, plus de réciprocité. Et tu peux même arriver à des dimensions politiques sans qu’elles soient prévues au départ, comme cela c’est passé à ECObox : il y a eu des gens qui sont venus pour jardiner, après ils ont participé à des débats et, à la fin, ils étaient devant la Mairie avec une pancarte et certains parmi eux n’avaient même pas de papiers. Ils n’ont jamais imaginé qu’ils allaient arriver à ça ; et ça a été possible parce qu’il y avait un groupe et qu’ils n’étaient pas tout seuls. Il y avait une cohérence de leur projet et de leur action, l’évidence d’une « bonne cause ». Et c’est difficile, en fait d’être dans cette « alterologie », car d’habitude il y a une logique individualiste vers laquelle le capitalisme pousse beaucoup. Est-ce que tu vois des contradictions entre les échelles du biopolitique — abstraites, générales, symboliques —, et les échelles du quotidien, de l’ordinaire ?

Toni Negri : Il y a certaines conceptions du biopolitique qui le considèrent seulement comme un terrain où se joue en réalité l’expression du biopouvoir, comme l’extrême forme par laquelle la puissance rationnelle ou bureaucratique — et instrumentale — du pouvoir politique moderne arrive à s’organiser. Il est au contraire évident que le biopolitique est quelque chose qui joue à différents niveaux ; d’abord au niveau d’une micro-conflictualité, c’est-à-dire là où ni la répression ni le consensus ne sont généralisés mais où le conflit est continuellement reproposé. Puis, deuxième niveau : quand cette conflictualité est aussi productive — le moment de lutte est aussi celui d’une production de subjectivité. La lutte des classes en tant que lutte des classes, cela n’est pas passionnant. Ce qui est formidable, c’est la lutte des classes en tant que tissu conflictuel, quand les subjectivités se proposent, se construisent à travers la conflictualité. L’exploitation est au centre de ce processus, elle est au centre du biopolitique. L’intensité de l’exploitation est quelque chose qui arrive à l’âme — ne vous méprenez pas sur ce terme : elle traverse les corps et arrive aux manières de penser et aux imaginations, aux désirs et aux passions. Et c’est sur cela, sur cette intensité corporelle et sur cette singularité pleine, qu’il faut déterminer de la résistance.

Doina Petrescu : Oui, mais comment ? C’est ça la question.

Toni Negri : À travers l’action, à travers le « faire », à travers l’opérationnalité. C’est la seule façon. Autrefois, on pouvait imaginer un monde dans lequel l’anticipation intellectuelle représentait une aide pour l’action et permettait d’atteindre un certain niveau d’universalité. Aujourd’hui, la production matérielle est nourrie par la production intellectuelle, l’une et l’autre sont enchevêtrées et font partie de ce contexte biopolitique. Sans production intellectuelle il n’y aurait pas le pouvoir énorme du capitalisme. Du même coup, il faut arriver à imaginer une résistance pleine dans laquelle l’élément corporel et l’élément intellectuel soient inséparables et qui, au lieu d’être le terrain sur lequel se consolide et se reformule la domination capitaliste, deviennent la matière même d’une nouvelle organisation de la résistance. Pour moi, le problème, c’est de construire une autre société dans laquelle il y ait de la liberté, de l’égalité, de la solidarité… et de la joie. Je ne suis pas pessimiste, je ne pense pas qu’on doive limiter la résistance à de petites unités, à des micro-unités. En plus, j’ai une conception de l’histoire qui est pleine de sauts, de discontinuités, de ruptures, d’une accumulation de ces choses « douces » dont vous parlez, mais qui, pour moi, n’excluent absolument pas qu’il puisse y avoir à partir de là l’émergence d’un seuil à partir duquel on puisse rompre durement pour créer de l’événement, du nouveau.

Doina Petrescu : Mais justement, pour arriver à ce seuil, il y a un temps d’accumulation.

Toni Negri : Il ne faut pas le théoriser. Toutes les trahisons se sont toujours passées à travers une conception du temps qui était plus importante que l’imagination de la rupture. Il est évident qu’il y a du temps — le temps de la ville, le temps du travail, le temps des déplacements, le temps entre la vie et la mort —, et c’est quelque chose qui est donné : c’est là. Mais pourquoi le théoriser ? Moi, je viens d’une génération qui a polémiqué sur tout : le réformisme, la trahison, et aussi le temps…

Constantin Petcou : Qui construit actuellement, d’après toi, des espaces biopolitiques ? Connais-tu aussi des exemples à petite échelle ?

Toni Negri : Je ne connais que ceux qui sont autour de moi. En Vénétie, par exemple, je connais des groupes de gens qui ont occupé leurs appartements, ils se sont mis ensemble, ils ont construit des espaces — de solidarité, de vie quotidienne, de lutte partagée, de production commune : ça peut prendre la forme de coopératives dans lesquelles ils travaillent ; ou d’associations d’entraide aux plus faibles, aux migrants, aux chômeurs, aux malades, aux vieux… Il y a, dans ce contexte, des situations de type syndical mais qui fonctionnent contre les syndicats officiels, et qui le font très bien : elles investissent un territoire extrêmement grand, extrêmement complexe, mais aussi extrêmement riche et contradictoire, elles mobilisent beaucoup d’hommes et de femmes et expérimentent d’autres modèles d’organisation et d’intervention politique, ou plus largement d’autres formes de vie… Sauf qu’il y a deux façons de le faire. Il y a la façon « ONG », d’une part, et la façon « mouvement », de l’autre. En Italie, la deuxième est de plus en plus puissante. Par exemple à Padoue, la Mairie a commencé à prendre toute une série de mesures contre le désordre et la mauvaise image que la ville pouvait avoir en accusant les prostituées de la dégradation. Mais les habitants de nombreux quartiers ont organisé une véritable « réaction à la réaction », contre le maire et, en solidarité avec les « demoiselles », ils ont fait des manifestations et sont allés jusqu’à murer la porte de la mairie avec des briques ! Au-delà de la question des prostituées, ils protestaient contre une normalisation répressive qui bridait plus largement leur vie. C’est un travesti brésilien, magnifique en plus, et avec un talent oratoire et une finesse politique incroyables, qui a géré toute la chose, qui l’a organisée et développée, et qui en a fait une lutte commune pour toutes les libertés. Alors : comment fait-on à partir d’une répression de la prostitution pour créer un « petit jardin pour tous » ?…

Constantin Petcou : Comment ces actions à petite échelle peuvent-elles parfois se mettre ensemble ? Comment s’organisent-elles pour passer à une échelle plus importante ?

Toni Negri : Les niveaux sont extrêmement différents. Il y a un niveau de participation minimale : les gens, le soir, vont manger ou boire ensemble, ils habitent le même quartier, ils font, par exemple, une occupation de logements vides et s’organisent… Ils luttent pour conserver cette occupation. Aujourd’hui, c’est un phénomène en expansion — pas seulement parce que les gens en ont besoin, mais parce que c’est une nouvelle manière de vivre et de lutter, de créer et de s’organiser ensemble…Au début, c’était une chose complètement ouvrière : c’étaient des ouvriers qui s’aidaient dans une tradition extrêmement ancienne mais qui, chez nous, à cause de la récente industrialisation, s’est complètement réinventée. Ce sont des expériences associatives, au fond — alternatives au mouvement ouvrier, parce que le mouvement ouvrier a fini par se réduire à un certain nombre de mécanismes staliniens. Des expériences alternatives, donc, mais complètement ouvrières quand même. Par la suite, les ouvriers ont élargi leurs revendications : pas seulement un logement, mais aussi le paiement des heures de transport par exemple. Quand les patrons ne voulaient pas le leur donner, ils occupaient la maison à côté de l’usine pour être plus près. C’est cela, le processus, dès les années 1960, en Italie. Après, avec la crise des années 1970, il y a eu, d’un côté, la défense armée — avec, par exemple, des phénomènes de lutte armée dans les usines, et surtout de défense des privilèges ou des positions sociales de certains. La violence est entrée en scène, et je vous assure que les formes de solidarité « douces » ou « faibles » auxquelles vous pensez étaient souvent l’élément fondamental de la construction de la lutte armée parce que c’étaient des terrains sur lesquels la confiance était essentielle. Paradoxalement, la « douceur » a souvent généré une réelle violence — parce qu’on est dans la réaction affective, dans la complicité de proximité plus que dans la décision politique… Il faut faire attention à tout cela…

Par la suite, on a eu de terribles défaites — avec leurs conséquences : le reflux politique, la drogue, la débandade ; plus tard encore, la renaissance des « centres sociaux » — des lieux qui tentaient de mettre ensemble des expériences politiques nouvelles, à la fois de les relancer et d’inventer quelque chose d’autre… En réalité, en Italie, c’est au début des années 1990 que tout recommence, c’est aussi une nouvelle génération. Une nouvelle génération qui n’a plus la même histoire, qui redécouvre le politique. Pas la politique institutionnelle, plutôt un autre rapport au politique capable de ce que j’appelais tout à l’heure la « diagonale politique ».

C’est la création du parti écologiste, ce sont eux qui l’ont construit, en partie de manière instrumentale, pour avoir une structure pouvant bénéficier d’aides des différentes mairies, en partie aussi parce que la préoccupation pour l’état de la planète commençait à émerger comme terrain de luttes communes… Il y a en Italie tant de ces expériences là… Tout cela, ce sont des dynamiques de mouvement. On en arrive ainsi à ce qui est votre « modèle », parce qu’on peut l’appeler comme cela, dorénavant : un modèle intensif, presque intériorisé, et dans lequel le passage vers la formation d’une « conscience », d’une « prise de conscience » commune — même si ces expressions sont horribles, je ne devrais pas dire cela comme ça — est essentielle. C’est un training formidable, à la fois absolument réel et en même temps utopique, où chacun ne cesse de s’inventer avec les autres… Je ne considère pas que le qualificatif d’« utopique » soit un élément négatif en soi, mais j’aime mieux éviter qu’on s’en serve pour sortir de la matérialité des rapports de pouvoir, de la réalité — parce que c’est là-dedans qu’il s’agit d’intervenir, pas dans une dimension de rêverie irréelle… Alors, je sais exactement la réponse que vous allez me donner : « nous, nous sommes en train de nous transformer à chaque moment… » Oui, mais moi, dans la réalité elle-même, j’ai aussi besoin aussi de quelque chose qui ne dépend pas de la représentation du déjà-là. Un saut dans lequel on commence à parler non plus seulement de solidarité mais aussi de démocratie, par exemple. Il y a un moment où il faut effectuer ce saut, ce passage, poser le vrai gros problème qu’il y a derrière toutes ces micro-pratiques dont on parle, et réfléchir à la manière d’y répondre…

Constantin Petcou : En fait, on en parle, on n’en parle pas directement mais on agit beaucoup autour de ces problématiques. Le fait qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre les types d’activités parce que, je reviens aux exemples basiques, il y a des gens qui sont venus pour le jardinage, et ils sont passés à des débats culturels ou politiques, mais jamais l’inverse ! On essaie de créer des transversalités dans différents sens, si possible dans tous les sens et ça parle beaucoup de démocratie, d’égalité de conditions, d’accès au savoir.

Toni Negri : Quand je définis un contexte biopolitique, à quoi est-ce que je pense ? Par exemple, à la quantité de monnaie que les institutions étatiques ou les institutions capitalistes, quel que soient leur contexte spécifique, mettent en jeu. Mais aussi, de manière mélangée, à la vie des gens. Il n’y a pas un contexte « pur », totalement politique — ou a-politique —, ou encore, sur un autre registre, un contexte de misère totale, ou de stérilité totale, ou un espace où les rapports de pouvoir seraient saturés, ou au contraire, un espace de libération totale par rapport à ces mêmes rapports de pouvoir… C’est cela, selon moi, l’intérêt des interstices : témoigner de la complexité, et en faire une arme au lieu de la subir comme une « impureté » ou une faiblesse… Donc, pour moi, un passage d’une thématique de la solidarité et de la militance « faible » à une militance plus forte ou à une réflexion plus générale sur la démocratie, cela signifie par exemple prendre en compte toutes ces choses.

Constantin Petcou : Prendre en compte quoi, exactement?

Toni Negri : Tous ces flux qui s’entrecroisent sont des flux réels.

Doina Petrescu : Dès que tu isoles un espace, tout y est représenté : tous les conflits sociaux, les flux, et toutes les questions se posent, que ce soit celle de la disponibilité, du temps, du partage ou de l’appropriation.

Toni Negri : Avec l’ouvrier-masse, il y a trente ans, il était impossible de tenter ou même d’imaginer des formes d’« associations » de ce genre. La chose était réduite immédiatement à la famille, aux formes de reproduction sociale, à un certain type d’agrégation — au mieux à la coopérative, en général à partir de la cellule du parti. Je suis tout à fait convaincu que les nouvelles formes de production, de communication, de circulation des langages et des savoirs, aident énormément à faire fonctionner les éléments affectifs qui sont centraux dans les nouvelles « associations ». Aujourd’hui, on est dans un contexte biopolitique de travail immatériel — avec une composante intellectuelle et affective — : un contexte où ce qu’on considérait comme un « individu » est repensé comme « singularité » dans un flux de singularités plurielles et différentes qui construisent des relations et des partages, composent ce qu’elles sont et créent du « commun » nouveau. Ce n’est pas la vieille superstructure, c’est une base matérielle dans laquelle chacun est à la fois inséré et ouvert à la possibilité de construire de l’être nouveau, des langages nouveaux, des rapports et des formes de vie nouveaux, de la valeur nouvelle… Et je suis convaincu que nulle part ailleurs que dans la dimension métropolitaine la chose n’est plus perceptible et puissante. Quelque chose s’est déplacé et s’est organisé dans la métropole — on l’a bien vu avec les banlieues —, c’est une chose fondamentale.

On pourrait citer des tas d’autres exemples. Rostock, cet été, c’est la première fois qu’en Allemagne les mouvements sont sortis de ce qui était la limite ouvrière et syndicale traditionnelle. C’est un saut important. Mais avant Rostock, il y avait eu en Europe d’autres expériences nouvelles. L’organisation des précaires, la réappropriation des espaces de production métropolitaine, des espaces de la ville… Du point de vue de la configuration sociale, c’est extrêmement nouveau. Il y a beaucoup d’immigrés dans certains secteurs du travail immatériel, il y a une immigration intellectuelle et qualifiée, et de manière plus générale une intelligence sociale partout, même chez des migrants économiques qui étaient par le passé peu qualifiés… Le rapport aux savoirs et à la coopération a déplacé complètement la différence matériel / immatériel et la question de la qualification, y compris dans l’illégalité, dans la précarité la plus absolue…

Doina Petrescu : Je pense que ces espaces dont on parle permettent justement cela… Ça passe par une multiplicité de types d’occupation. Certaines sont des occupations illégales, d’autres peuvent être des occupations négociées mais je dirais que le fait d’avoir un espace est extrêmement important. Ce que j’ai compris de votre séminaire sur la métropole, c’est en effet que la métropole, maintenant, comme espace de production biopolitique, est l’équivalent de l’usine, quelque part, et qu’il faut la penser comme un espace de résistance et de lutte. C’est dans la métropole qu’il faut créer ces espaces de rencontre qui peuvent prendre différentes formes, de différentes manières. Même l’espace d’un café peut être important… Pour que ce soit cumulatif, il faut qu’il y ait une récurrence, une répétition, une continuité et des temporalités sociales longues. C’est bien d’avoir Rostock mais c’est bien que Rostock se passe après Edimbourg, qu’il y ait une récurrence, une continuité.

Constantin Petcou : La dimension politique n’est pas naturelle. C’est plutôt une dimension sociale. Déjà, le social, ça s’apprend, ça s’éduque, il y a différents types de cultures et de sociabilités. Le politique, c’est encore plus que cela, c’est de la citoyenneté, de la démocratie, de l’égalité. Pour moi, la subjectivité, le pré-individuel, c’est une sorte de condition pré-politique. Pour pouvoir agir politiquement, il faut déjà être quelque part, et nous, à travers ce que nous faisons, nous essayons d’accueillir l’émergence des subjectivités et d’aller plus loin après, si c’est possible. Mais je ne crois pas que tout le monde puisse, comme ça, tout d’un coup, agir à grande échelle politique et se connecter à des réseaux activistes. Avant, les luttes politiques passaient beaucoup par le travail, l’ouvrier… et c’est de moins en moins le cas. Nous définissons parfois les espaces que nous mettons en œuvre avec des habitants comme des syndicats d’habitants parce que, comme le travail n’est plus une entrée vers le politique, l’habitant, même l’immigré, offre une entrée vers une autre façon de faire de la politique.

Toni Negri : J’ai même proposé au secrétaire général du syndicat des métallos italien de transformer les bourses du travail en « centres sociaux » métropolitains… Si la métropole est le lieu dans lequel la valorisation se produit, il est évident que nous devons transformer les bourses du travail en des lieux qui ne soient plus réservés aux seuls « opérateurs » du secteur mais ouverts à la totalité des hommes et des femmes qui permettent la production… Il faudrait des syndicats des citoyens, avec une attention fondamentale à ceux qui sont les plus fragiles et exploités : les migrants, les femmes, les jeunes, les vieux… Le secrétaire général n’était pas contre, il était même assez fasciné par l’idée…

Doina Petrescu : Je voulais poser une autre question, celle de l’invention et de la créativité, car, comme tu le dis, tu forces quelque part ce personnage politique à faire quelque chose de nouveau, un peu inattendu : regarder le même espace d’une autre manière, pour le transformer de bourse de travail en « centre social ». C’est selon moi un acte créatif.

Toni Negri : Je pense qu’en réalité, un lieu biopolitique comme la ville est un espace de croisements, de rencontres et surtout d’expression intellectuelle, politique et éthique qui devient de plus en plus important. Il faut imaginer cela exactement comme on a toujours considéré le langage, ou la construction de richesse : comme des accumulations. Mais comme des accumulations qui sont plus qu’une simple addition de parties. La création, ce n’est pas un acte de génie et, surtout, ce n’est pas quelque chose d’individuel, ou qui appartiendrait aux seules avant-gardes. C’est pour cela que le copyright par exemple est toujours profondément arbitraire et presque criminel : c’est un acte d’appropriation aux dépens d’une réalité multitudinaire, commune. Et la politique, cette politique dont nous sommes en train de parler, a affaire avec l’organisation, la structuration, l’institutionnalisation du biopolitique comme subjectivation commune et résistante. Le biopolitique est plein d’institutions possibles. L’institution est aussi un excédent du réel. L’État est plus vieux et plus pauvre que les mouvements. Depuis que j’ai compris cela, j’ai commencé à penser que l’institution devait devenir une réalité continuellement ouverte, dans laquelle le pouvoir constituant serait non pas exclu mais intégré. Une institution en devenir permanent. En général, on considère que le pouvoir constituant sert à fonder un système, et c’est tout. Dans le système des sources du droit, le pouvoir constituant n’existe pas en tant que tel, c’est un élément pré-juridique ! Il doit céder la place au pouvoir constitué qui, seul, peut créer des institutions. C’est là qu’il faut rompre. Le pouvoir constituant peut être un élément juridique, c’est-à-dire une institution qui doit continuellement produire d’autres institutions. On a alors besoin d’un lieu pour cela. Ce lieu, je crois que c’est aujourd’hui la métropole.

Constantin Petcou : Et comment garder ce pouvoir constituant presque permanent qui ne s’institutionnalise pas ?

Toni Negri : Un pouvoir constituant produit des sujets, mais ces sujets doivent se mettre ensemble. La production de subjectivité, ce n’est pas un acte d’innovation ou un moment de génie, c’est une accumulation, une sédimentation pourtant toujours en mouvement, c’est construire du commun en constituant des collectivités. Il y a beaucoup de mouvements qui ne laissent pas d’accumulation véritable. D’autres, oui. Pensez aux banlieues : il y a eu cette révolte formidable. La prochaine fois, la chose partira à un niveau beaucoup plus haut, politiquement. Il y a des seuils d’accumulation irréversibles. Et pensez à Rostock : je ne veux pas dire que cela a représenté un nouveau 1905 révolutionnaire, le début d’un nouveau cycle de révolutions. Je dis juste que c’est la première fois qu’en Allemagne, depuis la lutte contre les missiles au milieu des années 1980, il y a eu une véritable mobilisation nationale pour laquelle les éléments construits par la base, les formes de coopération et d’articulation, les discussions et les points de consensus entre les gens — ceux qui font des expériences comme la vôtre, ceux qui en font d’autres, ceux qui viennent de revenir vers la politique en se rendant compte qu’ici, c’est de la vie qu’il s’agit… — bref, toutes ces expériences de médiation avec la diagonale politique sont devenues fondamentales. Toute une créativité sociale et politique s’est accumulée et a trouvé une occasion pour s’exprimer et prendre corps, et tenter de s’organiser. Et ça n’a pas été une insurrection sauvage, désorganisée, spontanée. La dimension métropolitaine est fondamentale, la question du précariat l’est tout autant. Il faut donc repenser la construction et l’organisation du politique par le bas. Le problème de la démocratie n’est pas seulement celui de l’antifascisme : c’est la construction d’objectifs, de dimensions conflictuelles et projectuelles partagées, c’est mettre ensemble, c’est créer du commun à travers les différences… C’est une capacité à fonctionner ensemble.

36 Paris, le 17 septembre 2007