À chaud 52.

Représentations du politique et usages du religieux au Mali

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Les arguments qui s’affrontent dans les médias occidentaux depuis le déclenchement de l’intervention française au Mali concernent avant tout la pertinence de la position adoptée par le gouvernement socialiste – ce qui n’a rien de surprenant. Tout traitement « à chaud » de ce type d’événement privilégie les causes et la légitimité d’une intervention extérieure. Investi par des groupes terroristes étrangers et des réseaux religieux transnationaux ou soumis aux intérêts économiques et géopolitiques des puissances impérialistes, le Mali sera avant tout défini comme un pays miné par le « déficit démocratique » de ses institutions, le « délitement de l’État », et la « passivité » de sa population. Ces lacunes sont évaluées à l’aune des normes occidentales de la bonne gouvernance. Pourtant une configuration politique et religieuse complexe caractérise aujourd’hui le Mali.

Guerre juste contre le terrorisme et l’islamisme politique ou guerre impérialiste ?

Pour certains, le gouvernement socialiste s’est engagé dans une guerre éthiquement juste contre le terrorisme et contre l’islamisme politique. Il vise également à sécuriser le territoire national et la zone subsahélienne – des références plus ou moins explicites à la notion de « choc des civilisations » sous-tendent les argumentations. À l’autre extrémité de l’échiquier idéologique, l’intervention française est assimilée à une guerre impérialiste dont le but est de défendre les intérêts économiques de l’ancien colonisateur et de ses alliés. Certains experts, politologues et économistes remettent en cause la notion de « guerre contre le terrorisme ». Ainsi, dans une contribution récente, Samir Amin privilégie l’articulation des stratégies économiques et géopolitiques des États producteurs et consommateurs de ressources énergétiques. Les relations conflictuelles qui en découlent permettraient selon lui de rendre compte de la diversité des positionnements face aux « mouvements religieux islamistes » et des formes d’instrumentalisation ou de répression dont ils font l’objet.

De telles analyses mettent efficacement en lumière les tensions économiques globales qui viennent s’inscrire en différents lieux du continent africain. Toutefois, cette perspective sélectionne des chaînes de causalité qui semblent s’imposer de l’extérieur aux configurations sociales concernées, sans pouvoir déceler la multiplicité des stratégies économiques et politiques locales, des constructions symboliques et des mises en scène qui les argumentent et les légitiment. Elle peut conduire à englober dans la même analyse des situations très hétérogènes : la zone sahélienne sera ainsi fréquemment assimilée à l’Afghanistan, sans que soit prise en compte la spécificité des dynamiques sociales et de l’histoire des pays que l’on compare.

Une telle lacune laisse le champ libre à un ensemble de stéréotypes. Les populations sont constituées en ensembles « d’agents passifs » subissant des processus qui leur échappent, ou alors leurs formes de mobilisation sont envisagées à travers les thématiques du conflit interethnique (dans le cas malien, les « noirs » s’opposent aux « populations blanches » du Nord), de l’affrontement interreligieux. Victimes d’illusions identitaires, ces populations reproduiraient à l’infini l’affrontement de formes culturelles et d’ethnies figées.
Un certain nombre d’analyses diffusées par des spécialistes de la zone, politologues ou anthropologues, échappent à cette perspective globalisante. Gilles Holder propose ainsi une analyse des transformations d’un champ religieux malien conflictuel et du rôle d’intermédiaire entre l’État et la population que certains mouvements religieux occupent aujourd’hui, dans un contexte de délitement et de perte de légitimité de l’appareil étatique.

Cependant, les transformations des configurations sociales locales sont rarement abordées dans une perspective microsociale qui pourrait permettre de reconsidérer les liens couramment postulés entre le contexte de crise, la « défaillance » de l’État et le développement d’un l’islamisme politique au Mali.

Délégitimation de l’État
et revendication d’un « État fort »

La crise économique qui sévit depuis plusieurs années au Mali peut être liée en partie à une privatisation brutale des entreprises d’État (dont la plupart ont aujourd’hui été démantelées), aux mesures imposées par le FMI, aux stratégies d’investissement des entrepreneurs locaux et aux conséquences de la mondialisation économique. Cependant, les pratiques prédatrices des élites politiques et des agents de l’État constituent aujourd’hui des éléments de causalité largement privilégiés par une grande partie de la population malienne. Les nombreuses affaires de détournement de fonds publics et internationaux portées ces dernières années à la connaissance de la population, jointes à une expérience quotidienne de la prédation, à une transformation des réseaux de dépendance et de clientélisme, ont enclenché un processus de dévalorisation des structures étatiques et du personnel politique, de « la démocratie » perçue comme un principe imposé de l’extérieur à la société malienne – de « la politique ».

En même temps, on peut observer une valorisation croissante de la forme étatique, ce qui n’est paradoxal qu’en apparence. Un « État fort » doit édicter des lois et les faire respecter en dépassant (en combattant) les intérêts particuliers et les solidarités locales. Le caractère universaliste des lois qui devraient régir les rapports sociaux constitue aujourd’hui un thème récurrent dans les débats nationaux. Qu’il s’agisse des lois du travail censées réguler les relations entre employeurs et salariés, des lois foncières qui devraient maîtriser les dérives de la spéculation, des règles régissant l’obtention et la valorisation des diplômes, une multiplicité de groupes sociaux, exclus des grands réseaux de clientélisme, conçoivent l’État comme un pouvoir impartial, protecteur, organisateur et redistributeur, garant de la justice sociale. Ces représentations de l’institution étatique sont bien entendu très diversifiées et se construisent dans le cadre des confrontations, des conflits qui opposent les individus et les collectifs aux structures administratives réelles.

Dans un contexte marqué par l’urbanisation, la monétarisation de l’économie, puis par l’accélération du processus de globalisation, les évaluations sociales des rapports familiaux, de la valeur des individus et des groupes, des conditions de l’activité économique, sont encore orientés par une référence aux liens de dépendance régissant les rapports entre aînés et cadets dans un mode de production villageois construit et constamment réinterprété par la mémoire collective. Le pouvoir des aînés se fondait sur l’organisation de la production, la redistribution des biens, l’organisation des alliances matrimoniales, la protection du territoire patrimonial. Le principe de la dette régissait les rapports entre les générations. Cette forme relationnelle et les valeurs qui la sous-tendent sont devenues largement obsolètes ; elles peuvent même constituer un obstacle aux stratégies d’autonomie individuelles et collectives. En cela consiste la situation de « désordre » vécue par les « cadets sociaux » qui n’ont pu intégrer les réseaux de clientélisme liés aux élites économiques et politiques.

L’État se voit alors assigner une position « d’aîné social collectif » organisateur et redistributeur, soumis aux règles d’un contrat social fondé sur le respect de la dette entre détenteurs du pouvoir et dépendants. Les devoirs liés à l’exercice du pouvoir attribué à la figure de l’aîné social comportent l’exercice de la violence lorsqu’il s’agit de défendre le territoire patrimonial. Toute défaillance à ce devoir constitue une humiliation aussi bien pour le détenteur du pouvoir que pour ses dépendants. Cette dernière dimension est essentielle pour la compréhension des réactions des populations du Sud au « putsch » militaire du 22 mars 2012, et sans aucun doute pour une partie importante des populations du Nord. Le capitaine Sanogo a pu au départ incarner ce principe de « l’État fort » face à des groupes armés désignés comme des envahisseurs étrangers, face à une classe politique délégitimée et accusée de complicité avec les trafiquants de drogue et les groupes armés installés au nord. Ces dernières années, Modibo Keita, premier président du Mali indépendant, était de plus en plus fréquemment invoqué, il symbolisait alors l’émergence d’un État centralisé fondé sur la prééminence du secteur public. D’autres personnages politiques ont été mobilisés par les populations les plus déshéritées de la population, mais également par des couches diplômées exclues des réseaux politiques et économiques : le burkinabé Thomas Sankara, le guinéen Dadis Camara, et même l’ancien président malien Moussa Traoré…

Cette situation rend bien incertaine l’application des remèdes (classiques à défaut d’avoir fait leurs preuves) préconisés par les institutions internationales lorsqu’elles envisagent la fin des opérations militaires et la stabilisation politique de la zone – reconstruction de l’État, réinstauration de la démocratie, développement économique.

Les « progrès de l’islamisme politique au Mali » : le religieux a-t-il investi la sphère politique ?

Dans une configuration sociale où la religion musulmane est largement dominante, où l’État se définit comme laïc, les mouvements religieux islamiques ont construit à travers leur utilisation des outils médiatiques un champ discursif dans lequel ils s’affrontent et se répondent, interpellent l’État. Ils peuvent également enclencher de larges mobilisations sociales, les manifestations d’opposition au nouveau Code de la Famille en 2010 ont bien démontré leur influence.

Depuis une décennie une prolifération de mouvements suscite un nombre important d’adhésions. Dans les quartiers populaires se sont implantés des groupes soufi, des associations religieuses fondamentalistes dont les adeptes exhibent aux yeux de la population un mode de vie conforme aux principes de la vraie religion. Depuis l’indépendance, le Wahhabisme n’a cessé de développer son influence, notamment dans les milieux commerçants. L’islamisme politique est-il pour autant en mesure de conquérir dans la société malienne une hégémonie religieuse et politique ?

Les messages religieux (très contradictoires) diffusés par de nombreux leaders charismatiques s’attachent à définir les causes des maux dont souffrirait la société malienne, ils proposent en même temps une rationalisation de la vie sociale, de la sphère privée, un ordre légitimé par une loi religieuse universelle (la charia). Qu’ils formulent des jugements explicites sur le fonctionnement de l’État ou s’en abstiennent, qu’ils admettent le caractère laïc de la constitution malienne ou le remettent en cause, les mouvements religieux se situent tous sur le registre politique lorsqu’ils débattent des normes et des valeurs morales qui devraient régir les rapports entre les individus (entre les hommes et les femmes, entre les classes d’âges, entre dominants et dépendants). Les règles de comportement prescrites impliquent toujours une évaluation en creux des pratiques de l’appareil d’État. Le rôle des associations religieuses tend à devenir d’autant plus important dans un contexte où les autres organisations de la société malienne (partis politiques, syndicats, associations citoyennes) s’expriment peu, ou se voient refuser toute légitimité par une partie croissante de la population. Les associations religieuses – malgré les conflits qui les traversent – tentent ainsi à s’imposer comme médiateurs privilégiés entre la population et l’appareil d’État.

L’observation des situations vécues par les individus dans le cadre de leurs activités économiques, de leur vie familiale, des relations de voisinage, de la confrontation quotidienne aux relations de dépendance, fait cependant apparaître la variété des usages dont les énoncés religieux font l’objet. À cette échelle, les évaluations de ces énoncés, les constructions pratiques et symboliques qui les intègrent sont particulièrement instables – comme le sont d’ailleurs les modalités d’adhésion aux mouvements religieux. Les formes de réflexivité et de critique sociale qui naissent de la confrontation des discours religieux, des regards portés sur le comportement social des leaders et de leurs disciples, invitent à reconsidérer l’influence des leaders charismatiques dans la structuration des opinions et la légitimité politique et religieuse qui leur est accordée.

Les individus lient toujours explicitement leur adhésion et leurs jugements aux relations sociales qui prévalent dans chaque collectif religieux, au statut social lié à l’appartenance. Les mouvements sont donc évalués à l’aune de l’existence sociale qu’ils garantissent, de la protection qu’ils assurent contre les contraintes de l’ordre économique et social. Selon les situations envisagées, un leader religieux peut-être perçu comme un aîné social efficace garantissant la réussite économique et sociale de ses dépendants (on insistera alors sur le fait qu’il suscite l’adhésion de personnages riches et influents) ou comme le porteur de valeurs sociales et religieuses qui remettent en cause un ordre injuste dont il convient de se détourner.

La diversité des sphères d’opinions observables et leur caractère fluctuant manifestent l’intensité des débats qui se développent au sein des groupes les plus dominés économiquement et symboliquement. Il s’agit bien ici de reconfigurer les relations sociales locales, d’élaborer une légitimation de ce nouvel ordre en articulant des principes (religieux ou non) qui transcendent le local et relèvent de l’universel.

Depuis quelques années, le traitement médiatique des relations entre la sphère étatique et les leaders religieux semble mettre de plus en plus l’accent sur ce qui semble les rapprocher du personnel politique (évaluation de leur réseau social, de leur capacité de mobilisation lors des meetings et des manifestations, des ressources économiques dont ils semblent disposer). Ces modes d’évaluation se reflètent dans les jugements sociaux qui circulent de plus en plus dans la population – « les religieux sont devenus des politiciens ».

Le développement potentiel de l’islamisme politique au Mali constitue un phénomène hautement imprévisible. Les usages observables des messages religieux invitent à s’abstenir de toute prédiction.