J’ai observé les images aériennes des rues de nos villes privées de leurs habitants, telles d’étranges maquettes d’architectes baignées par le soleil de printemps. La ville semble à l’arrêt, elle fait une pause, comme pour reprendre son souffle. Telle une coquille vide, débarrassée de ses voitures et de ses habitants, dés-encombrée, elle respire. Outre l’assignation à résidence qui a vidé les rues, les agglomérations se sont délestées d’une partie de leurs habitants permanents – 17 % à Paris – sortis confiner plus agréablement en campagne, alors que touristes et visiteurs accourus d’ailleurs, sont devenus persona non grata. Finis les pics de circulation automobile et les bouchons du matin et du soir. Exit la circulation, le bruit et une partie de la pollution. « La nature ayant horreur du vide », celui qui s’offre ici pour un temps, sert même de nouveau territoire à des animaux jusque-là rejetés aux frontières. « La nature reprend ses droits » et l’on nous sert le grand défilé télévisuel des canards, des renards et des alligators explorant les rues des grandes métropoles. Passés le choc et la sidération, le confinement est apparu comme la pause souvent rêvée et toujours reportée. Sauvés du burn-out, on « prendrait le temps », on lirait, on s’occuperait autrement. C’était sûr, on dé-saturerait.

Les premiers jours du confinement installèrent l’inédit d’une situation sans limites, une sorte de temps morne à l’horizon fuyant. Alors que jusque-là, toute notre vie était organisée en périodes et activités avec un début et une fin, l’étrange aventure apparaissait sans bornes, une sorte d’étrange suspension, une « confinitude ». Comme incarcérés dans cette capsule, nous étions obligés de changer de rythme, de penser à nous, aux proches devenus lointains, de s’alléger, d’aller à l’essentiel en se fixant d’autres priorités. De fait, dans le quotidien confiné, les journées ont pris un autre rythme. Une autre organisation s’est mise en place, avec de nouveaux rites et d’autres contraintes. Des spécialistes nous recommandèrent de nous organiser, de remplir ce temps « vide ».

Pas à pas, la saturation allait s’imposer dans nos infra-quotidiens de confinés. Il y eut d’abord la saturation par procuration des hôpitaux de Wuhan en Chine, à laquelle les autorités firent face en construisant – en un temps record – de nouvelles infrastructures d’accueil. Vint ensuite celle des morgues de Bergame en Italie, incapables d’accueillir les victimes de la pandémie. Puis le virus a franchi la frontière pour « envahir » la France. Cette fois, ce sont les tentes kaki de l’hôpital de campagne de l’armée française qui permirent de « désengorger » le CHU de Mulhouse dans le Grand-Est. Plus spectaculaires, hélicoptères et trains spéciaux permirent de répartir les malades dans toute la France et au-delà. Images choc encore : en région parisienne, les entrepôts de Rungis firent office de chambres funéraires. À New York c’est un paquebot qui fut amarré au quai pour suppléer les hôpitaux bondés. Ce fut le temps des « héros du quotidien », ces femmes et ces hommes luttant dans des conditions extrêmes, obligés de bricoler dans l’urgence, vivants mais en permanence débordés. Ces nouveaux « poilus » ont résisté. Un imaginaire de la saturation a fait place à l’image du vide et du calme extérieur.

Comment vivre 24h/24 à plusieurs dans quelques mètres carrés ? Comment supporter les rythmes, les bruits imposés en permanence par les autres ? Pour celles et ceux confinés à l’abri de leurs appartements, le télétravail s’est accompagné d’une foule d’exigences, d’une intensité de travail, d’une concentration qui nous ont laissés vidés, saturés, épuisés. Difficile également de s’improviser enseignant, tout en préparant le repas et en poursuivant son travail à distance. Malgré les promesses et les astuces empruntées à un vendeur de meubles suédois, il fut bien compliqué d’assurer tant d’activités sur un même espace limité. La modularité, l’hybridation, l’alternance ont des limites.

Pour beaucoup, la peur, l’inquiétude pour les proches et pour soi ont fini par occuper les « parts de cerveau » encore disponibles. Pendant des jours et des semaines nous nous sommes levés et couchés avec en tête l’image du virus. Saturation de l’attention sans beaucoup de place pour autre chose. La saturation informationnelle est allée jusqu’au dégoût. Dégoût éprouvé face aux courbes mortifères, aux pics, aux cloches ou aux plateaux infinis, toutes ces géographies imposées dans lesquelles se sont enkystés nos espoirs de décrue. Dégoût entraîné par le flot d’une information en continu et en boucle, par le défilé des pseudo-experts, finissant par brouiller les quelques repères.

Après le sentiment d’impuissance du confiné, réduit au rôle de commentateur de sa propre vie, il fallut ensuite résister au déferlement des analyses, les miennes et celles des autres. Face à l’isolement, c’est comme si toute la planète s’était mise à vouloir échanger, écrire, prendre des nouvelles, parler. C’est comme si tout le monde voulait commenter. La France compte désormais 66 millions d’épidémiologistes – occupés à discourir des vertus de tel ou tel traitement par rapport à un autre et des qualités de tel ou tel professeur de médecine – et autant de nouveaux philosophes ou adeptes du développement personnel.

Ensuite, ce fut l’épreuve du réel, le temps du monde d’après et la date du 11 mai, comme une délivrance. Les collectivités et les entreprises ont tenté d’anticiper. Si le confinement avait été « jacobin », le déconfinement serait « girondin », adapté à la situation locale, manière aussi d’étaler la charge et de diluer les responsabilités. Il faudrait vivre ensemble mais séparés. La distanciation entraînerait une diminution des seuils de saturation des équipements et des espaces publics. Il faudrait dédensifier avec une surface calculée pour chacun. On s’inquiéta de la saturation des transports en commun aux heures de pointe, des rues pas assez larges pour respecter ces distances. On se mit à imaginer des mesures de désaturation en développant par exemple des pistes cyclables temporaires, en invitant à une occupation alternée des lieux par les salariés et en cherchant à écrêter les heures de pointe en jouant sur les horaires de travail.

Des rêves plein la tête, sûre qu’il ne pouvait y avoir de retour en arrière, je suis retombée sur terre en découvrant les files de voitures à l’entrée des drive des chaînes de restauration rapide à peine ré-ouverts. Comme un nouveau présage, l’assurance de nouvelles saturations. À ce moment-là, j’ai repensé à Fellini qui prévoyait que la fin du monde débuterait par un embouteillage.

Ce qui a dé-saturé c’est finalement le non humain : l’espace public des villes, les réseaux physiques de transport, les espaces naturels, les plantes et les animaux qui ont pu prendre leurs aises, brins d’herbe entre les pavés de la Place Saint-Marc, nids d’oiseaux sur les plages abandonnées ou dauphins dans les calanques de Marseille. Tout aurait dû m’inviter à la dé-saturation mais je n’ai pas été capable d’échapper aux sollicitations et aux engagements multiples. La mise à distance, le sans contact n’ont pas suffi. C’est comme si la dé-saturation ne pouvait passer que par la liberté et la relation.

[voir Dés-œuvrement, Poulets décapités, Silence]